La Presse Anarchiste

Les dessous financiers de la Guerre au Maroc

Depuis que Me Briand, avo­cat répu­té, a si vigou­reu­se­ment défen­du devant les tri­bu­naux, les thèses « incen­diaires » de l’her­véisme, on dis­cute beau­coup dans les milieux popu­laires le pro­blème de la guerre. Les uns estiment que, du moment que le dra­peau est enga­gé, il faut le défendre sans dis­cu­ter. Les autres, pen­sant que la Patrie est une idée sur­an­née, réservent leur dévoue­ment à l’ « huma­ni­té » et leurs éner­gies pour la « guerre sociale ».

Mais très peu savent par quels moyens d’in­gé­nieux finan­ciers et d’as­tu­cieux poli­ti­ciens amènent des cen­taines de mille hommes à ris­quer leur vie pour des inté­rêts qu’ils ignorent et qui d’ailleurs ne les regardent pas.

À ce point de vue, l’ex­pé­di­tion que font actuel­le­ment les Espa­gnols au Maroc est très ins­truc­tive, et je vais essayer d’en dévoi­ler ici très sim­ple­ment les causes finan­cières et secrètes.

Il y a quelques années, des explo­ra­teurs fran­çais par­cou­rant les régions maro­caines à l’ouest de la fron­tière algé­rienne décou­vraient le long de la côte une vaste lagune longue de 25 kilo­mètres, fort pro­fonde, bien abri­tée, et qui pour­rait deve­nir une des meilleures rades de la Méditerranée.

Tout près de là, dans les mon­tagnes du Gou­rou­gou, ils met­taient à jour des gise­ments de fer et de plomb fort riches ; ces gise­ments étaient faci­le­ment exploi­tables ; ils se trou­vaient à peu de dis­tance du port espa­gnol de Melil­la ; un petit che­min de fer de quelques lieues suf­fi­rait pour y ame­ner les mine­rais, que l’on ven­drait ensuite fort cher aux métal­lur­gistes alle­mands et anglais.

Une Socié­té se for­ma bien­tôt pour exploi­ter l’af­faire. Une banque s’y inté­res­sa : de gros capi­ta­listes comme le prince de Wagram y appor­tèrent leur argent et leur nom, et un poli­ti­cien répu­té, « mana­ger » dési­gné de toutes les entre­prises colo­niales, M. Etienne, la prit sous son patronage.

À cela, il n’y a rien à dire ; il s’a­gis­sait d’une entre­prise pure­ment pri­vée, et certes, des par­ti­cu­liers sont bien libres de ris­quer leurs capi­taux comme il leur plaît.

Mais voi­ci que la poli­tique inter­vient. Un syn­di­cat finan­cier fran­çais avait déci­dé de mettre la main sur les richesses du Maroc ; mais un syn­di­cat espa­gnol avait déci­dé exac­te­ment la même chose, et un syn­di­cat anglais aus­si. Or, quand des syn­di­cats de ce genre sont en lutte les uns contre les autres en pays étran­ger, ils ont l’ha­bi­tude de recou­rir à la diplomatie.

Quant ils lancent leurs entre­prises, ils n’ont point cou­tume de deman­der l’a­vis des pou­voirs publics. Il est bien évident par exemple que le syn­di­cat de la rue Le Pele­tier, quand il déci­da de mettre la main sur les mines du Riff, ne son­gea jamais à deman­der au préa­lable l’au­to­ri­sa­tion du gou­ver­ne­ment et de la Chambre. Mais du moment où leur affaire tourne mal ou ren­contre des obs­tacles, aus­si­tôt ils s’empressent d’exi­ger que le gou­ver­ne­ment les sou­tienne. Et il se trouve tou­jours quelque poli­ti­cien plus ou moins dés­in­té­res­sé pour prendre en main leur cause au nom de « l’hon­neur natio­nal et des inté­rêts supé­rieurs de la Patrie ». C’est là pré­ci­sé­ment l’u­ti­li­té de ces « cour­tiers par­le­men­taires », dépu­tés ou séna­teurs, anciens ou futurs ministres que l’on trouve dans les Conseils d’Ad­mi­nis­tra­tion de toutes ces Socié­tés financières.

Donc, on s’a­dres­sa à notre diplo­ma­tie, et M. Del­cas­sé négo­cia avec les cabi­nets de Londres et de Madrid un savant marchandage.

Afin de pou­voir à leur aise exploi­ter le Maroc, nos hommes d’É­tat aban­don­nèrent aux Anglais le contrôle qu’ils exer­çaient sur les finances de l’Égypte.

Mais les Anglais qui ne se sou­ciaient pas de voir la France s’é­ta­blir en face de Gibral­tar exi­gèrent que l’on fît une part aux Espa­gnols, et cette part, ce fut pré­ci­sé­ment la région du Riff où l’on se bat aujourd’hui.

Il fut déci­dé que toute la côte qui va de Tan­ger à la fron­tière algé­rienne et tout le pays mon­ta­gneux qui se trouve der­rière, seraient réser­vés aux hommes d’af­faires de Madrid. (Conven­tion fran­co-espa­gnole du 6 octobre 1904 approu­vée par le gou­ver­ne­ment anglais.)

C’est ain­si que le Riff ― tout en res­tant maro­cain en théo­rie — pas­sait comme on dit « sous le contrôle » de l’Es­pagne. Quant aux Maro­cains, natu­rel­le­ment, on ne leur avait pas deman­dé leur avis…

Cepen­dant cet accord était pour le groupe Étienne et consorts une mau­vaise affaire. Main­te­nant que les gise­ments convoi­tés pas­saient sous le contrôle de l’Es­pagne, allait-on se retirer ?

C’est ici qu’il faut admi­rer la mer­veilleuse sou­plesse de notre orga­nisme finan­cier. Le groupe se fit, si j’ose dire, « natu­ra­li­ser » espa­gnol. Ce ne fut pas difficile.

On loua un bureau dans une des plus belles rues de Madrid ; on pas­sa un acte de consti­tu­tion de socié­té par devant un notaire de la même ville. On mit à la tête un señor cabal­le­ro quel­conque avec le titre de Pré­sident du Conseil d’ad­mi­nis­tra­tion. Mais comme les capi­ta­listes fran­çais déte­naient la majo­ri­té des actions, c’est eux qui nom­maient ce Conseil et étaient par consé­quent les vrais maîtres de l’en­tre­prise. Ain­si fut créée la Com­pa­gnie « espa­gnole » (?) Norte-Afri­ca.

On se mit bien­tôt à l’œuvre : il se trou­va que le gise­ment de fer était beau­coup plus riche qu’on ne pen­sait ; il n’é­tait pas loin de la mer, donc facile à exploi­ter. On éta­blit un che­min de fer de la mine au port de Melil­la, et les capi­ta­listes fran­çais purent bien­tôt espé­rer de bons dividendes.

Ce que voyant, les Espa­gnols se piquèrent au jeu. N’é­tait-il pas hon­teux pour eux de lais­ser des étran­gers tirer seuls par­ti des richesses d’un sol qui leur appar­te­nait en ver­tu des trai­tés. On décou­vrit dans le voi­si­nage, sur le ter­ri­toire des Beni-Ifrour, un gise­ment de plomb. Un grand sei­gneur très riche, le duc de Roma­nones, dépu­té, ancien ministre des affaires étran­gères, asso­cié à son frère le duc de Tovar et à plu­sieurs autres influents per­son­nages fon­da un groupe et consti­tua une autre Socié­té, vrai­ment espa­gnole, celle-là…

Cepen­dant les Maro­cains ne voyaient pas d’un bon œil l’ins­tal­la­tion de tous ces étran­gers sur leur ter­ri­toire. Ils savent, par l’ex­pé­rience de l’Al­gé­rie, que tous ces Rou­mis qui se pré­sentent d’a­bord modes­te­ment comme des mar­chands ou des ingé­nieurs, acca­parent bien­tôt toutes les bonnes terres, prennent ce qui est à leur conve­nance, traitent l’in­di­gène avec mépris, et, à la moindre rébel­lion, font inter­ve­nir le canon.

Pour pou­voir exploi­ter sa mine, le syn­di­cat Étienne avait dû trai­ter avec le grand chef qui domi­nait alors le pays, le fameux Rogui ; et il en avait obte­nu, moyen­nant une forte somme d’argent, un acte de conces­sion qui lui per­mit de tra­vailler en paix pen­dant quelque temps.

Mais bien­tôt le Rogui des­cen­dit vers le Sud, afin d’al­ler ren­ver­ser le sul­tan de Fez dont il se pré­ten­dait le frère aîné. Les tri­bus Rifaines qu’il contrai­gnait à lui obéir retrou­vèrent leur indé­pen­dance ; aus­si­tôt elles se mon­trèrent hos­tiles à l’ex­ploi­ta­tion des mines ; et l’on dut inter­rompre les travaux.

On ten­ta de les reprendre en juin der­nier. Mais alors les indi­gènes se fâchèrent. Un groupe d’ou­vriers se ren­dant à leur tra­vail tom­bèrent dans une embus­cade ; trois ou quatre furent tués. Grave évé­ne­ment ! Aus­si­tôt la gar­ni­son de Melil­la se mobilisa.

Il est curieux de consta­ter com­bien la peau des tra­vailleurs dont on fait si bon mar­ché dans la mère-patrie, gagne à être expor­tée. En France comme en Espagne on n’y attache pas grand prix ; on fait tuer quo­ti­dien­ne­ment des cen­taines d’ou­vriers dans des grèves ou dans des entre­prises dan­ge­reuses ; on en assas­sine chaque jour quelques-uns sur les divers points du globe, sans que cela donne lieu à des inci­dents diplomatiques.

Mais quand la peau des pro­lé­taires recouvre quelque grosse com­bi­nai­son finan­cière, alors elle devient pour les gou­ver­ne­ments un objet infi­ni­ment précieux.

Pour quelques Mal­tais tués à Casa­blan­ca au ser­vice de la Com­pa­gnie Schnei­der, la France a envoyé huit cui­ras­sés, débar­qué dans la Chaouia 14 000 hommes et dépen­sé plu­sieurs cen­taines de millions.

Dans le cas actuel, c’é­tait à l’Es­pagne de marcher.

La Com­pa­gnie de M. Étienne se tour­na vers le gou­ver­ne­ment de Madrid, et le som­ma de la pro­té­ger : n’é­tait-elle pas Espa­gnole ? M. de Roma­nones, dépu­té, ancien ministre des affaires étran­gères, dont les mines de plomb se trou­vaient aus­si mena­cées, inter­vint dans le même sens. L’am­bas­sa­deur de France, M. Revoil, l’homme d’Al­gé­si­ras, mena­çait, si l’Es­pagne n’a­gis­sait pas, de débar­quer des troupes fran­çaises, ce qui annu­le­rait du coup le trai­té pla­çant le Riff sous la domi­na­tion espagnole.

Il fal­lait agir. Le géné­ral Mari­na reçut l’ordre de châ­tier les tri­bus rebelles. Au petit bon­heur, il raz­zia quelques vil­lages ; les Maures répon­dirent en cou­rant aux armes. Bien­tôt toute la région fut en bataille. Une colonne pro­me­nant fiè­re­ment le dra­peau à tra­vers le pays essuya des coups de fusil.

Dès lors le « dra­peau était enga­gé », « l’hon­neur natio­nal » était en jeu. Et tous les Espa­gnols étaient tenus de se faire hacher au besoin jus­qu’au der­nier pour conser­ver leurs mines à M. Étienne et au mar­quis de Roma­nones. Le géné­ral Mari­na deman­da 25 000, puis 40 000 hommes. C’é­tait la guerre.

Il est curieux de remar­quer avec quelle faci­li­té les gou­ver­ne­ments engagent « l’hon­neur national ».

Un syn­di­cat de finan­ciers fonde une entre­prise en pays étran­ger ; il ne demande pas pour cela l’au­to­ri­sa­tion de son gou­ver­ne­ment. Il y va de son plein gré et avec le seul but d’y gagner de l’argent. Il se peut que son entre­prise n’ait aucune uti­li­té pour ses nationaux.

Dans le cas qui nous occupe, les mines du Riff pré­sen­taient-elles pour l’Es­pagne un inté­rêt vital ? Nul­le­ment. L’Es­pagne pos­sède les plus riches gise­ments de fer du monde, après la Suède ; elle ne les exploite même pas. Faute de capi­taux, et aus­si d’ac­ti­vi­té, elle les a lais­sé tom­ber aux mains des étran­gers, Anglais, Alle­mands et Fran­çais qui pos­sèdent la plu­part des mines de la région de Bil­bao et San­tan­der. Elle n’a même pas de grandes usines métal­lur­giques et ses mine­rais s’en vont vers les hauts four­neaux de Bir­min­gham ou d’Essen.

On ne voit donc pas de quelle uti­li­té pou­vaient être pour l’en­semble du peuple Espa­gnol les mines de fer de M. Étienne et du mar­quis de Roma­nones. Et certes si l’on deman­dait à l’en­semble des citoyens s’ils sont déci­dés à ver­ser leur sang pour sau­ve­gar­der des mines loin­taines et inutiles, leur réponse serait assu­ré­ment négative.

Aus­si n’est-ce pas comme cela qu’on leur a pré­sen­té la chose. On ne leur a point par­lé des mines ; on leur a par­lé du drapeau.

Et c’est ici qu’ap­pa­raît la puis­sance redou­table des tra­di­tions et des symboles.

Au temps jadis, lorsque les peuples igno­raient la grande indus­trie et n’é­taient encore que des agglo­mé­ra­tions de pay­sans, la guerre avait pour but de s’emparer des champs du voi­sin, de le réduire en ser­vi­tude, d’en­le­ver sa femme ou ses filles, ou tout au moins de lui impo­ser des contri­bu­tions de guerre ou des impôts qui entre­tien­draient à ses dépens le faste des vainqueurs.

La Patrie fut conçue comme une sorte de Syn­di­cat pour la défense com­mune contre l’in­va­sion. Et le Dra­peau, son sym­bole, repré­sen­ta « le sol sacré » du pays, la « liber­té » de ses habi­tants ; et l’ « hon­neur » des familles. Une insulte au dra­peau était une menace d’in­va­sion, de ruine et de ser­vi­tude ; et voi­là pour­quoi les citoyens aus­si­tôt mobilisaient.

Mais depuis un demi-siècle, tout est chan­gé. Ce ne sont plus des pro­prié­taires fon­ciers qui gou­vernent les grandes nations de l’Eu­rope occi­den­tale, ce sont des indus­triels et des finan­ciers. Ceux-là ne se sou­cient point de pillage ou de conquêtes, et la guerre de 1870 – 71 sera pro­ba­ble­ment la der­nière en Europe qui se soit ter­mi­née par une annexion.

Ils se pré­oc­cupent avant tout de gise­ments indus­triels et de débou­chés com­mer­ciaux en pays nou­veaux ; et cela n’a — en appa­rence du moins — rien de belliqueux.

Mais il peut se faire que des indi­gènes répugnent à se lais­ser péné­trer même « pacifiquement ».

Il faut alors faire appel aux sol­dats ; et pour cela il n’y a qu’un moyen : « enga­ger le drapeau ».

Certes, théo­ri­que­ment cela peut paraître assez dif­fi­cile : il n’y a évi­dem­ment aucun rap­port entre une expé­di­tion dans le Riff et les idées ou les inté­rêts tra­di­tion­nels que le dra­peau repré­sente. Il est clair que les Kabyles du Gou­rou­gou, les Beni-Sicar et les Beni-bou-Ifrour n’ont jamais son­gé à enva­hir le « sol sacré » de l’Es­pagne, qu’ils n’ont point ten­té de ravir la « liber­té » des fiers Cas­tillans, et qu’ils sont tout à fait hors d’é­tat de venir

Jusque dans leurs bras
Égor­ger leurs fils et leurs compagnes.

Mais la foule n’y regarde pas de si près. Elle confond volon­tiers une idée avec son sym­bole. Elle est habi­tuée à asso­cier l’i­mage du dra­peau avec l’i­dée de sa sécu­ri­té. Or le dra­peau est aux mains des géné­raux, les­quels obéissent aux ministres, les­quels sont dociles aux puis­sances d’argent. Un Étienne homme d’af­faires, dépu­té, chef de groupe, ancien ministre, est puis­sant sur la diplo­ma­tie fran­çaise. Un mar­quis de Roma­nones, pré­sident du Conseil d’ad­mi­nis­tra­tion de diverses socié­tés, capi­ta­liste mul­ti­mil­lion­naire, ancien ministre des affaires étran­gères, une des têtes du par­ti libé­ral en Espagne, est un homme avec qui le gou­ver­ne­ment de Madrid doit comp­ter. Il s’en­tend avec M. Mau­ra, pré­sident du Conseil ; sur l’ordre de celui-ci, un géné­ral, empres­sé à conqué­rir des galons, pro­mène inso­lem­ment le dra­peau espa­gnol à tra­vers le ter­ri­toire étran­ger ; les Kabyles natu­rel­le­ment tirent dessus.

Aus­si­tôt le minis­tère déclare que l’ « hon­neur natio­nal » est enga­gé ; en l’ab­sence des Chambres, on expé­die à Mélil­la 40 000 hommes. Et le tour est joué.

Voi­là com­ment un groupe de finan­ciers et de poli­ti­ciens, sous le cou­vert d’une fic­tion patrio­tique, engagent la vie de leurs com­pa­triotes pour la défense. d’in­té­rêts qui ne sont pas même espagnols.

On raconte qu’au soir de la bataille de Ros­bach le roi de Prusse Fré­dé­ric II tra­ver­sant la plaine où gisaient 30 000 morts, dit en sou­riant à son entourage :

« Mes­sieurs, voi­là trente mille hommes qui se sont fait mas­sa­crer pour une affaire qui ne les regar­dait pas. »

Cet exemple n’est pas unique : on en trou­ve­rait de sem­blables dans l’his­toire de la France en ces der­nières années. Il doit nous inci­ter à réfléchir.

Cama­rades, tâchons de voir clair dans nos affaires, et DÉFIONS-NOUS DES SYMBOLES.

Cra­tès


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