La Presse Anarchiste

La Huerta de Valence (1)

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Les eaux du Turia, cap­tées par huit grandes déri­va­tions, donnent la vie à envi­ron 10.000 hec­tares de terre : à gauche, le canal ou Ace­quia de Monea­da, les canaux de Tor­mos, de Mes­tal­la et de Ras­ca­na ; sur la rive droite, les canaux de Cuarte, de Mis­la­ta, de Fava­ra et de Rove­lia. L’A­ce­quia de Cuarte se déverse dans le lac d’Al­bu­fe­ra ; les autres canaux, embran­chés l’un sur l’autre, reviennent au fleuve, en aval de Valence, ou vont direc­te­ment à la mer. À ces artères maî­tresses puisent une infi­ni­té de veines dont le lacis inex­tri­cable sillonne la plaine et va por­ter jus­qu’au moindre champ l’eau bien­fai­sante, sans laquelle il serait voué à la sté­ri­li­té du désert. L’hec­tare de terre irri­guée vaut envi­ron 5.000 pese­tas ; la même super­fi­cie, non irri­guée, en vaut à peine 1.000. Toute la richesse vient de l’eau ; la terre ne peut se vendre sans elle. Mais l’u­sage de l’eau est gra­tuit : c’est un droit, impres­crip­tible de la com­mu­nau­té des ter­riens de la Huer­ta, pro­prié­taires ou usa­gers. Aus­si a‑t-on réglé avec une extrême minu­tie la dis­tri­bu­tion du pré­cieux liquide. 

Ce ne fut pas tou­jours chose facile. « Une des dif­fi­cul­tés se trou­vait dans la néces­si­té d’ob­ser­ver par­tout une telle gra­dua­tion de niveau que tous ter­rains, sans excep­tion, pussent jouir à leur tour, des bien­faits de l’ir­ri­ga­tion. Or, la plaine, bien qu’as­sez égale, ne pré­sen­tait pas cepen­dant ce nivel­le­ment. par­fait et géo­mé­trique. On y a sup­pléé par de petits canaux et des ponts-aque­ducs. En se pro­me­nant dans la plaine, on voit, à chaque ins­tant, de petits canaux, qui passent sur les grands, et je ne sais com­bien d’a­que­ducs en minia­ture, construits les uns sur les autres, pour por­ter à quelques perches de terre un volume d’eau trois fois gros comme la cuisse. Ailleurs, vous voyez, au milieu d’un ter­rain tout plat, le che­min s’é­le­ver tout à coup de quatre pieds et vous obli­ger de sus­pendre pen­dant douze pas le trot de votre che­val. C’est un aque­duc sou­ter­rain qui passe par là. Tout ce tra­vail est peu appa­rent ; la plu­part du temps, il se cache sous terre, mais il est plein de détails et de prévoyance. » 

Une autre dif­fi­cul­té consis­tait à répar­tir les eaux équi­ta­ble­ment, de façon que cha­cun pût en jouir à son tour, car, pour faire mon­ter les eaux d’une ace­quia, il faut presque mettre les autres à sec. À cha­cune des sept branches mères cor­res­pond un jour de la semaine ; ce jour-là, elle emprunte l’eau de ses voi­sines pour éle­ver la sienne au niveau vou­lu, le tout, bien enten­du, à charge de revanche. Ce jour-là, tous les petits filets qui s’a­li­mentent des eaux de la grosse artère sont éga­le­ment ouverts, mais comme leur nombre est immense et qu’en venant, la sucer tous la fois, les eaux ne pour­raient se main­te­nir à la hau­teur néces­saire et se pré­ci­pi­te­raient tout à coup vers les fonds infé­rieurs qui seraient noyés, tan­dis que les champs supé­rieurs joui­raient à peine du bien­fait de l’ir­ri­ga­tion, on com­mence par ouvrir ceux dont le niveau est le plus éle­vé : « Cha­cun d’eux a son heure dans la jour­née, comme la branche mère a son jour dans la semaine. Quand cette heure arrive, un des colons inté­res­sés défait en trois coups de pioche la digue de gazon qui ferme sa rigole ; l’eau monte et, à mesure qu’elle vient à pas­ser devant chaque pièce de terre, le colon qui l’at­tend, la pioche à la main, lui donne accès par le même pro­cé­dé ; alors la terre est sub­mer­gée et cou­verte de plu­sieurs pouces d’eau, pen­dant un temps déter­mi­né. Le len­de­main, les choses se passent de la même manière dans les autres par­ties de la Huer­ta, et, au bout de la semaine, toute la cam­pagne a été impré­gnée à son tour de ces eaux fécon­dantes. » (A. Geroult, dans la val­lée.) Telle est la règle géné­rale : il y a bien des exceptions. 

Les sept canaux (celui de Mon­ca­da mis à part) sont régis par un per­son­nel spé­cial que nomment les inté­res­sés. Tous ceux qui puisent au même canal nomment une assem­blée repré­sen­ta­tive de leurs inté­rêts, la Jun­ta gene­ral, dont les réunions ont lieu tous les deux ans. Cette assem­blée délègue, à son tour, pour l’ad­mi­nis­tra­tion des eaux, une com­mis­sion exé­cu­tive pré­si­dée par un syn­dic. Les pou­voirs du syn­dic sont très éten­dus. D’a­bord les sept syn­dics réunis forment le Tri­bu­nal des Eaux, char­gé de régler les contes­ta­tions entre voi­sins et les man­que­ments au règle­ment. Man­da­taire de la com­mu­nau­té, délé­gué à l’ad­mi­nis­tra­tion du canal qu’il dirige, le syn­dic veille à l’en­tre­tien des voies d’eau, fait exé­cu­ter les tra­vaux néces­saires avec les fonds mis à sa dis­po­si­tion par la Junte. Une infime coti­sa­tion est récla­mée aux inté­res­sés pour cet objet. Ne pou­vant être par­tout à la fois, le syn­dic choi­sit à son tour, un cer­tain nombre de subor­don­nés, qui veillent pour lui, sur les cana­li­sa­tions secon­daires. Ces délé­gués du syn­dic, ou atan­ta­dores, détiennent une part du pou­voir exé­cu­tif impar­ti à leur chef. L’A­tan­ta­dor fixe, la plu­part du temps, les heures d’ar­ro­sage ; il peut, s’il juge un ter­rain suf­fi­sam­ment arro­sé, faire pas­ser l’eau sur un autre qui en a plus besoin. 

Toutes cultures, en effet, n’ont pas le même besoin d’eau, et celles de la Huer­ta sont, extrê­me­ment variées : chanvre, blé, maïs, légumes et melons, fruits ; cha­cun cultive son bien au mieux de ses inté­rêts. L’o­ran­ger, le gre­na­dier, le poi­rier forment des ver­gers ; la vigne, l’o­li­vier, le carou­bier, sont réser­vés aux ver­sants plus secs que n’at­teint pas l’eau. Pour ne pas épui­ser la terre, on sème : le chanvre, en mars, et on le récolte à la mi-juillet ; les hari­cots, en juillet, et l’on cueille à la fin d’oc­tobre. Avec le blé semé en novembre et récol­té à la mi-juin, l’on sème le maïs en juin, pour récol­ter à la fin d’oc­tobre. Il y a ain­si deux récoltes prin­ci­pales chaque année. Mais des végé­taux aux tem­pé­ra­ments si divers exigent un trai­te­ment appro­prié, ce qui com­plique encore les dif­fi­cul­tés de l’ar­ro­sage. Le chanvre est mis au pre­mier rang par­mi les cultures pri­vi­lé­giées : en temps de séche­resse, on sacri­fie­ra le reste pour le sau­ver. Le syn­dic en est le maître ; il ouvre et ferme les écluses à son gré ; toute pro­tes­ta­tion est punie d’une forte amende, ou, dans les cas graves, de la pri­va­tion d’eau pour un temps déterminé. 

Si la séche­resse est extrême, les syn­dics sus­pendent les règle­ments ordi­naires, réservent l’eau, tan­tôt pour une culture, et, tan­tôt pour une autre ; dis­tri­buent l’eau alter­na­ti­ve­ment d’une rive à l’autre. Ils peuvent même, en cas excep­tion­nels, requé­rir l’al­cade de Valences et, gagnant avec lui les vil­lages de la mon­tagne, exi­ger, en ver­tu du pri­vi­lège concé­dé par Jacques le Conqué­rant, la fer­me­ture de leurs prises d’eau pen­dant quatre jours et quatre nuits consé­cu­tifs. Toute l’eau dis­po­nible des­cend alors aux sept canaux et sauve ain­si bien sou­vent la prin­ci­pale récolte. En cas de résis­tance, les syn­dics font appel au gou­ver­neur de la pro­vince, qui doit inter­ve­nir. Le règle­ment fon­da­men­tal qui régit la Huer­ta remonte à 1239. Jacques Ier d’A­ra­gon venait de conqué­rir Valence. Il don­na, sans aucune com­pen­sa­tion ni ser­vi­tude, aux Valen­ciens, l’u­sage des irri­ga­tions qu’il trou­vait en acti­vi­té. Pour­tant, la Cou­ronne se réser­va la pro­prié­té du canal de Mon­ca­da. Mais, en 1268, moins de trente ans plus tard, ce canal revint, comme les autres, au syn­di­cat des pro­prié­taires de la région, moyen­nant une rede­vance de 5.000 suel­dos. Ce retour ne chan­gea rien au régime déjà consti­tué des sept canaux ; pour le canal de Mon­ca­da, il fut tou­jours depuis admi­nis­tré à part. 

« De quelle époque datent les irri­ga­tions de la plaine de Valence ? Les Arabes ont-ils été vrai­ment les créa­teurs de la Huer­ta, ou bien se sont-ils trou­vés en pré­sence d’es­sais anté­rieurs et impar­faits qu’ils se sont conten­tés de déve­lop­per et de per­fec­tion­ner ? Je suis convain­cu que les Arabes n’ont pas été là, plus qu’ailleurs, des créa­teurs. » (J. Burnhes, Irri­ga­tion dans la Pénin­sule Ibé­rique et dans l’A­frique du Nord.) Une étude plus atten­tive des mer­veilleux tra­vaux exé­cu­tés par les Romains, en Afrique et en Tuni­sie donne à pen­ser que ces maîtres de l’hy­drau­lique qui construi­saient des kilo­mètres d’a­que­ducs pour tirer l’eau des mon­tagnes ne négli­gèrent pas, sans doute, en Espagne non plus, les ser­vices qu’en pou­vait attendre l’agriculture. 

Telle est l’exu­bé­rance de la Huer­ta de Valence, que son aspect varie presque chaque mois. Cette immense plaine est une ruche. de tra­vail, et jamais l’homme n’a mieux asser­vi la nature à ses inté­rêts. Mais aus­si lui-même fait, pour ain­si dire, comme l’eau, par­tie inté­grante du sol ; la terre nour­ri­cière lui com­mu­nique sa sève, modèle sa phy­sio­no­mie, lui donne ses manières, un esprit, des mœurs à part : « Bonnes gens au fond, les habi­tants de la Huer­ta, mais d’une écorce un peu rude », dit quel­qu’un qui les connaît bien.

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Or, les gens de la Huer­ta ont la ven­det­ta facile. Il ne fait pas bon cou­rir la plaine, le soir, quand on y a des enne­mis : la nava­ja, une balle, sont si vite par­ties ! Les gen­darmes (gardes civils), les juges, le bagne même ne sont rien quand il s’a­git de satis­faire un res­sen­ti­ment. Les affaires que l’on a entre soi doivent se régler de même. Il y a, pour cette popu­la­tion, une sorte d’im­mu­ni­té tra­di­tion­nelle dont elle est fière et jalouse comme d’un patri­moine. Heu­reu­se­ment, le Tri­bu­nal des Eaux est là pour régler la plu­part des conflits, et, avec ces juges-là, per­sonne ne bronche, car leur sen­tence est sans appel et la vie en dépend. 

Si l’on songe que l’eau est, pour les usa­gers de la terre, une ques­tion de vie ou de mort, il est facile de com­prendre que, mal­gré les dis­po­si­tions les plus minu­tieuses et une sur­veillance inces­sante, les fraudes ne sont pas rares. Ou bien, il s’a­git d’un délin­quant à punir parce qu’il a enfreint les règle­ments et les ins­truc­tions de l’a­tan­ta­dor sur­veillant de son canal ; ou bien, c’est un usa­ger qui accuse son voi­sin de lui avoir cau­sé pré­ju­dice. Toute contes­ta­tion est jugée immé­dia­te­ment. Le syn­dic du canal en cause inter­roge les plai­deurs : il expose l’af­faire à ses col­lègues, on déli­bère, la sen­tence est ren­due aus­si­tôt en dia­lecte valen­cien. Le syn­dic inté­res­sé est exclu du vote qui fixe la sen­tence. Les amendes sont payées sur-le-champ : aucun recours n’est pos­sible. La loi confirme au Tri­bu­nal des Eaux le droit de requé­rir l’as­sis­tance des tri­bu­naux ordi­naires et, au besoin, l’ap­pui de la force publique. C’est donc un tri­bu­nal com­plet, armé d’un pou­voir dis­cré­tion­naire que limitent seule­ment, en temps ordi­naire, les règle­ments et l’usage. 

On ne peut quit­ter Valence sans avoir vu sié­ger, une fois au moins, le Tri­bu­nal des Eaux. Blas­co Iba­nez l’a mer­veilleu­se­ment décrit. 

« C’é­tait un jeu­di, et, à Valence, selon une cou­tume vieille de cinq siècles, le Tri­bu­nal des Eaux allait se réunir sous le por­tail de la cathé­drale appe­lé le por­tail des Apôtres. 

L’hor­loge du Migue­lete mar­quait un peu plus de dix heures et les habi­tants de la Huer­ta se ras­sem­blaient en groupes ou s’as­seyaient sur le rebord de la fon­taine sans eau qui orne et place, for­mant autour de la vasque une guir­lande ani­mée de mantes bleues et blanches, de fou­lards rouges et jaunes, de jupes d’in­dienne aux cou­leurs claires. 

Ils arri­vaient, les uns tirant par la bride leurs petits che­vaux dont le baste était char­gé de fumier, contents de la récolte faite dans les rues, les autres sur leur char­rette vide, essayant d’at­ten­drir les gardes muni­ci­paux afin qu’on leur per­mît de res­ter là ; et, tan­dis que les vieux cau­saient avec les femmes, les jeunes entraient à l’es­ta­mi­net voi­sin pour tuer le temps devant un verre d’eau de vie, en mâchon­nant un cigare de trois centimes. 

Tous les culti­va­teurs qui avaient des griefs à ven­ger se trou­vaient sur la place, ges­ti­cu­lants et sombres, par­lant de leurs droits, impa­tients d’ex­po­ser aux syn­dics ou juges des sept canaux l’in­ter­mi­nable kyrielle de leurs plaintes. 

L’al­gua­zil du tri­bu­nal, qui, depuis cin­quante ans et plus, sou­te­nait une lutte heb­do­ma­daire contré cette foule inso­lente et agres­sive, pré­pa­rait, à l’ombre du por­tail ogi­val, un large sofa en vieux damas, puis dres­sait une bar­rière basse pour clore la par­tie du trot­toir des­ti­née à ser­vir d’audience.


(À suivre.)
(L’Es­pagne et le Por­tu­gal illus­trés, par P. Jous­set, pages 155 – 161. — Col­lec­tion Larousse.)


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