Le livre d’André Gide, sur lequel je ne m’étendrais pas autre mesure vu son manque d’objectivité, a ceci de particulier qu’il a tenté d’aborder le problème de la sexualité par le côté naturaliste en essayant de démontrer la fragilité de l’instinct sexuel, l’absence d’intentions reproductrices des êtres, et leurs besoins de soulagement sexuels plus ou moins voluptueux amenant ultérieurement, sans aucune intention finaliste, la fécondation de la femelle. Partant de cette constatation que la femelle n’est fécondable, et ne supporte le mâle, qu’à certaines époques alors que celui-ci est toujours apte à l’acte sexuel (ce qui n’est pas très exact) l’auteur en déduit qu’il faut bien que les mâles se satisfassent entre eux. La pédérastie est donc l’acte naturel par excellence d’après lui. D’autre part l’acte sexuel étant quelque peu hasardeux et incertain, puisque André Gide soutient que l’instinct sexuel n’existe pas, il faudrait, pour assurer la perpétuation des espèces, que le nombre des mâles soit en proportion d’autant plus grande que la précision de cet instinct est d’autant plus réduit. Autrement dit, le nombre des mâles croît en proportion de l’incertitude de l’instinct sexuel. Les espèces chez lesquelles cet instinct est précis n’ont pas besoin d’un grand nombre de mâles, puisqu’il y a fécondation certaine. Celles chez lesquelles cet instinct est peu prononcé ne peuvent survivre que par un nombre considérable de mâles parvenant, tant bien que mal, à féconder les femelles. Il en résulte alors un choix des femelles sélectionnant les beaux mâles, alors que ceux-ci se contentent indifféremment de n’importe quelle femelle. Comme déjà chez les mâles, la puissance vitale, ne se dépense point en procréation mais en production superflue (beauté, intelligence, et) cette sélection accentue encore les différences entre les mâles et les femelles. L’auteur nous dit encore que chez l’espèce humaine le choix s’effectue par l’homme qui, choisissant les plus belles femmes, transmet à ses fils et filles la beauté de la mère.
André Gide termine en montrant les plus belles périodes intellectuelles de l’histoire liées aux manifestations homosexuelles et conclut en montrant les avantages sociaux de la pédérastie, assurant la paix dans tous les mariages par le respect de toutes les femmes, uniquement considérées comme reproductrices.
Parmi les multiples contradictions de l’auteur nous pouvons retenir les suivantes :
Il dit par exemple quelque part que l’amour chez les animaux n’existe pas, que c’est une invention humaine et que la pédérastie pure peut aboutir à la chasteté, alors que toute la première partie de son livre s’évertue à démontrer les besoins sexuels des mâles. Il est bien évident que si les exemples des animaux n’étaient point applicables à l’homme, il serait inutile d’en faire une aussi longue citation. Il en est de même de son affirmation concernant le choix des mâles par les femelles et l’indifférence des attraits de celles-ci pour ceux-là. Outre que cette affirmation, est totalement fausse pour des animaux tels que les chevaux, les singes, les chiens qui ont des attirances, des répulsions et des préférences, tout comme les humains, il est évident que l’exemple animal ne saurait rien valoir pour l’humanité, puisque l’auteur sépare son espèce des autres. Il faudrait ensuite qu’il explique comment le choix est passé dans le sexe opposé chez l’homme. De même affirmant que la femme n’est point belle et ne doit son charme apparent qu’à sa parure (comment peut-elle alors transmettre de la beauté!) il cite quelques exemples d’hommes très beaux qui furent totalement pris pour des femmes. Ce qui est, certainement, le meilleur hommage que l’on puisse rendre à la beauté féminine. Comment aussi expliquer que la mère puisse transmettre sa beauté à son fils, et que le père ne puisse transmettre son intelligence à sa fille !
Enfin ce petit choix arbitraire de quelques menus faits (plutôt malheureux), pris dans l’immensité des faits relatifs à la vie des êtres, est par trop tendancieux. Pour dégager une véritable loi biologique, ou une évidence sociale il faut autre chose que des affirmations basées sur de rares observations.
Pour faire défendre un effet d’une cause il faut que partout et toujours, dans toutes les circonstances les mêmes antécédences, les mêmes successions ou coexistences de faits se manifestent dans un ordre tel que l’absence ou la présence d’une chose indique, indubitablement, l’absence ou l’apparition d’une autre. Si nous constatons, au contraire, que cette chose coexiste avec quantité d’autres choses variables, changeantes, et nullement nécessaires à son apparition, nous devrons chercher ailleurs d’autres causes explicatives. C’est ainsi qu’il faudrait démontrer qu’aucune puissante manifestation humaine ne peut se réaliser en dehors de la pédérastie et que la sûreté de l’instinct sexuel est toujours liée à la réduction des mâles. La première affirmation exige qu’à travers le temps et l’espace, en tous temps et en tous lieux, dans toutes les races, dans toutes les civilisations ; des débuts même des temps préhistoriques à nos jours, l’intelligence, la force, le courage, l’audace, l’invention, l’observation, le génie aient été tributaires de la pédérastie et ne se soient jamais manifestés hors de son influence. Une telle affirmation dépasse, singulièrement, l’œuvre superficielle de l’auteur.
De même la précision de l’instinct sexuel devrait toujours dans toutes les espèces animales coïncider avec la rareté des mâles. A. Gide croit pouvoir le démontrer en citant la mante religieuse dont l’instinct sexuel du mâle est assez précis pour permettre à l’espèce de se perpétuer malgré la rareté des époux dévorés par les femelles. Comme de l’aveu de l’auteur certaines femelles dévorent jusqu’à sept mâles il faut inévitablement que ceux-ci soient bien plus nombreux que les femelles ; ce qui détruit nettement la thèse invoquée. Il en est de même d’ailleurs chez les abeilles, où la remarquable précision de l’instinct des faux-bourdons poursuivant la reine pour la féconder n’empêche point leur nombre d’être très élevé par rapport à cette unique femelle.
Chez les mammifères les combats violents de mâles entre eux faussent la proportion initiale des mâles et des femelles, mais si l’on tient compte qui l’imitation joue un très grand rôle dans ces espèces supérieures et que, soit par instinct sexuel, soit par éducation, les fécondations s’effectuent aussi sûrement que chez les insectes (voir les pullulements de rats, de lapins, de chiens, de sangliers, etc.), la naissance des mâles équilibre sensiblement celle des femelles. Ainsi en est-il dans l’espèce humaine où la procréation n’est, certes, nullement hasardeuse. D’ailleurs, à moins d’interprétation ultra-finalise des faits, il serait difficile d’expliquer comment les cellules sexuelles pourraient donner naissance, soit à des mâles, soit à des femelles, uniquement parce que l’espèce a plus besoin des uns que des autres. Les insectes qui obtiennent ce résultat n’y parviennent qu’en modifiant ultérieurement, les conditions de développement de leurs œufs. On a essayé, également, d’expliquer le rapport des sexes pour les mammifères et pour l’homme, en faisant jouer l’abondance et la rareté des rapports sexuels laissant l’ovule mûrir plus au moins avant la fécondation mais cet empirisme nous laisse loin de toute expérience précise et de démonstration irréfutables. Le plus sage est de penser que les espèces actuelles sont le résultat d’ancêtres ayant présenté la particularité, dans leurs croisements répétés, d’équilibrer les sexes, et que cette particularité n’a point été nuisible à leur conservation.
La plupart de ceux qui invoquent la sélection oublient que celle-ci explique très bien la survivance des plus aptes mais nullement la formation des aptitudes susceptibles de favoriser ceux qui en sont le plus doués. C’est là le point faible de la théorie de Darwin alors que Lamark a essayé d’expliquer le mécanisme même de l’adaptation. La sélection supprime, elle ne crée point.
Il ne reste donc pas grand chose de cette thèse fantaisiste en faveur de la nécessité et de la supériorité de la pédérastie sur l’hétérosexualité. L’excès des spermatozoïdes ne démontre nullement le côté luxueux des mâles, il démontre plus simplement, tout comme les 40 000 œufs inutilisables chez la femme, que l’adaptation finaliste n’existe pas, que la vie est un ensemble de mouvements plus ou moins bien coordonnés variants considérablement et en équilibre instable avec le milieu.
Mais si André Gide n’a pas su examiner le problème dans toute son ampleur il n’est pas moins vrai que le déterministe peut se poser la question et se demander comment les êtres, en dehors de toute connaissance des conséquences finales de l’acte sexuel, en dehors peut-être même de toute connaissance voluptueuse pouvant les déterminer, copulent entre eux en se fécondant.
La question paraît d’autant plus énigmatique que de nombreuses expériences effectuées sur des mammifères par Steinach en Autriche et sur des oiseaux par Pézard en France et Zavadovsky en Russie ont démontré que la transplantation des glandes sexuelles femelles à des mâles castrés développait chez ceux-ci tous les caractères physiologiques des femelles et le psychologie du mâle ainsi femellisé est, au point de vue érotique, nettement femelle. Inversement la transplantation des glandes sexuelles mâles à des femelles, après ablation des ovaires, développe à l’excès les caractères masculins et la femelle masculinisée se conduit, à l’égard des autres femelles, comme un véritable mâle. Les poules se muent en coq avec crête et plumage et acquièrent leur agressivité sexuelle.
Nous savons bien que l’atrophie ou l’hypertrophie de certaines glandes entraîne des conséquences physiologiques considérables. Que par exemple l’atrophie de la glande thyroïde engendre l’inintelligence et l’idiotie ; que son hypertrophie détermine des troubles nerveux ; que la glande pituitaire hypertrophiée dans son lobe antérieur provoque pendant la croissance des jeunes êtres des crises de gigantisme, alors que son insuffisance de sécrétion détermine une sorte de vanisme et de féminisation. La présence ou l’absence de certaines glandes sexuelles pourrait donc très bien expliquer l’apparition des modifications extérieures mais nullement les changements psychiques ; car si à la rigueur les sécrétions glandulaires activant les autres sécrétions, peuvent développer de la graisse, des poils, des plumes, des os, de l’activité nerveuse même, on ne saurait soutenir que ces sécrétions créent des représentations mentales motrices, créent des psychologies mâles ou femelles, en un mot créent des idées.
Il faut donc que ces déterminants psychologiques tantôt mâles, et tantôt femelles, coexistent chez le même animal et que seule l’activité particulière des glandes mâles ou femelles, greffées tour à tour, excite les déterminants psychiques sexuels correspondant tout en isolant et obnubilant les autres. Cette explication n’est nullement en désaccord avec les données fournies par la pathologie mentale nous montrant le moi total formé par des quantités de moi fragmentaires, plus ou moins dissociés dans les altérations, les pertes de personnalité, les pertes de mémoire partielles ou progressives, les dédoublements lucides et les dédoublements somnambuliques, etc. La partie consciente et connue de notre cerveau nous apparaît infiniment plus réduite que sa partie inconsciente et nous ignorons beaucoup de choses de notre propre personnalité. La conscience est un résultat synthétique de sensations et d’association de sensations dans le temps présent et non dans l’espace ; c’est-à-dire que toutes nos images sensuelles emmagasinées dans notre cerveau, et par conséquent dans l’espace, ne sont pas conscientes simultanément — ce qui serait effroyablement compliqué — mais successivement et par conséquent dans le temps et selon les relations du monde extérieur avec notre activité propre. Nous pourrions donc posséder en nous des images motrices féminines et masculines, formées par l’éducation, nous déterminant à des comportements féminins ou masculins selon la nature de nos glandes sexuelles. Comme la sexualité du fœtus ne se détermine que vers le deuxième mois et que les ébauches des autres organes sexuels persistent également, bien que plus ou moins atrophiés, le développement plus ou moins accusé de ces organes expliquerait toutes les variations normales et anormales des manifestations sexuelles.
Seulement cela ne nous renseigne point sur l’origine de l’attraction sexuelle. Si l’homme sait actuellement que l’acte sexuel crée la fécondation et l’enfantement, ses ancêtres n’en savaient probablement rien et les autres animaux non plus. On ne peut même pas dire que l’animal recherche la volupté car il faudrait pour cela qu’il sache, la première fois, que cet acte va lui donner du plaisir, ce qui est une connaissance intuitive inadmissible et une explication finaliste par trop commode et simpliste. D’ailleurs certaines fécondations s’effectuent dans des conditions tellement étranges et compliquées et tellement cruelles et automatiques qu’il faut trouver d’autres causes que le plaisir ou l’imitation.
Chez les animaux inférieurs et chez les plantes il ne saurait être question de volonté et de représentation psychique d’un acte aussi compliqué. La grande quantité des éléments sexuels assure mécaniquement la reproduction. Celle-ci au premier stade de la vie, chez les protozoaires formés d’une seule cellule, s’effectue par division cellulaire en dehors de toute sexualité. Chacun de ces êtres nouveaux peut d’ailleurs rester soudé aux autres et former des sortes de colonies très nombreuses. Il ne faut pas perdre de vue que la cause même de cette division est l’assimilation, qui est le caractère essentiel de la vie, par lequel chaque cellule conquiert et transforme les substances assimilables remontrées et ingérées, en substance identique à la sienne.
Cette augmentation de matière ne peut, pour des causes encore mal connues, dépasser une certaine dimension au-delà de laquelle il y a déséquilibre et division, et ainsi de suite. Nous voyons qu’ici il n’y a pas d’attirance sexuelle mais chez certains infusoires, l’insuffisance du milieu affaiblit cette division, amène une sorte de sénescence suivie de mort, qui peut être évitée par la conjugaison de deux infusoires entre eux, mêlant par moitié leurs éléments et se redivisant ensuite normalement, après régénération. Cette conjugaison est à rapprocher de celle du spermatozoïde et de l’ovule, lesquels se fusionnent, non par calculs finalistes, mais sans l’influence des tropismes physico-chimiques orientant leur activité. Les éléments sexuels mûrs, ovules et spermatozoïdes, sont des éléments vitaux incomplets (rejetés par l’être vivant) issus d’une cellule dédoublée deux fois et se régénérant par la conjugaison sexuelle.
D’autres infusoires, comme les Verticelles vivant en colonies, se divisent un certain nombre de fois selon leur axe longitudinal puis, coup sur coup, se divisent encore en deux fois et chacune des quatre parties va se fixer sur un autre individu, se fusionne par moitié et se résorbe ensuite en lui pour ne former qu’un seul individu qui se développe, se détache, flotte et va fonder une autre colonie. Certains hydraterais bien nourris se reproduisent par bourgeonnement et forment des colonies, mais ces métazores ont également des éléments mâles et femelles lesquels en cas d’insuffisance alimentaire se détachent, fusionnent entre eux et se reproduisent ailleurs. Enfin si certains hydroïdes ont également les œufs et les spermatozoïdes sur les mêmes individus formant colonies, d’autres n’ont qu’une seule sexualité et se reproduisent selon les normes hétérosexuelles habituelles.
Il serait trop long de passer en revue toutes les modalités reproductrices des êtres mais en partant de ces faits primitifs et de quelques autres observations biologiques élémentaires on peut déduire aisément que le phénomène primitif et le plus important de la vie c’est l’assimilation, que celle-ci engendre la division, la conjugaison et le fusionnement sexuel actuel qui restent une des formes de l’assimilation ou de régénération assimilatrice. La vie même, qui paraît être un mouvement conquérant bipolaire, s’effectue en dehors de la sexualité proprement dite et celle-ci paraît être une perte de polarité caractérisée précisément par cette dégénérescence de l’ovule ou du spermatozoïde, incapable d’assimilation, et rejetés par l’être vivant. Le fusionnement de ces deux éléments ayant par hasard favorisé leur évolution, par l’apport des variations de la fécondation croisée, celle-ci s’est donc prolongée jusqu’à nos jours mais uniquement parce que l’expulsion de gamètes sexuelles (ovules et spermatozoïdes) coïncide précisément avec d’autres fonctions vitales nécessitant un voisinage favorable à la vie des porteurs d’organes sexuels différents. L’évolution des êtres, la spécialisation des organes et surtout le développement du système nerveux, créant des associations de représentations sensuelles et motrices, ont rendu solidaires et dépendant des actes apparemment sans liaisons entre eux. De telle sorte que l’évacuation des éléments sexuels parasitaires, simple fonctionnement physiologique, s’est lentement compliqué de multitudes d’autres actes vitaux auxquels il s’est associé et qui le déterminent à leur tour. Nous voyons qu’il n’y a dans tout cela aucune trace d’intention sexuelle finaliste mais que nous pouvons expliquer le rapprochement des sexes et leur adaptation organique comme nous pouvons expliquer la lente formation de l’œil ou de tout autre organe adopté à son usage. C’est parce que d’innombrables causes et nécessités vitales et assimilatrices ont facilité — involontairement — le fusionnement des gamètes sexuelles que la plupart des espèces animales se sont reproduites jusqu’à nos jours et s’il nous était possible de suivre l’évolution spécifique du crapaud accoucheur, nous verrions des milliers de petites nécessités objectives liées à ses besoins physiologiques de telle sorte que l’enroulement du chapelet d’œuf autour des pâtes des mâles jusqu’à leur éclosion s’expliquerait bien mieux par des associations de représentations psychiques, s’enchaînant les unes les autres, jusqu’à la réalisation ultime de cet acte, que par toute autre explication finaliste se basant sur ce qu’il faut précisément démontrer.
Nous pouvons conclure que, de même qu’un œuf ne contient pas un adulte, ni tous les organes d’un être adulte mais que par ses réactions successives il réagit selon sa formule chimique et construit des millions d’autres cellules, formant par leurs réactions entre elles et avec le milieu un être complet, de même la psychologie d’un être adulte n’existe point toute formée dans l’œuf primitif mais qu’elle se forme par accumulation de nombreuses et successives impressions et perceptions sensuelles liées au fonctionnement physiologique total de l’être créant une coordination générale de l’activité nerveuse que nous appelons adaptation et qui nous apparaît, sans réflexions, merveilleusement organisée pour atteindre une fin.
Et cela parce que nous ignorons dans son mécanisme même la double construction physiologique et psychologique (pleine d’ailleurs d’incohérences, d’échecs, d’incertitudes et d’inadaptation) de l’être vivant.
Ixigrec