La Presse Anarchiste

La famille n’existe pas

« La Famille », « La Famille Française»…

Il est ain­si un tas de mots-cli­chés, de locu­tions toutes faites, et qui servent aux bonnes gens lors­qu’ils éprouvent le besoin d’é­tayer leur esprit de quelque sou­tien bien solide…

« La Famille» ; « La Patrie» ; « Morale» ; autant de beaux man­ne­quins bien dra­pés dans leur solen­nel vête­ment de pré­ju­gés, d’i­gno­rance, d’o­pi­nions toutes faites…

C’est le man­ne­quin « Famille » que je vou­drais désha­biller un peu de ses ori­peaux, aujourd’hui…

Encore que l’i­dée de famille se soit pro­fon­dé­ment modi­fiée dans les temps modernes, l’en­semble de concep­tions hypo­crites qui demeure autour d’elle donne encore pas­sa­ble­ment à rêver.

« La Famille, dit on, est le fon­de­ment de la Socié­té. » Il se peut.

Et c’est encore peut-être parce que la socié­té a un mau­vais fon­de­ment, qu’elle se déve­loppe si mal !

Cepen­dant, on n’a jus­qu’i­ci rien trou­vé de mieux pour l’asseoir.

Sans doute sont-ce ces consi­dé­ra­tions d’ordre public qui laissent sub­sis­ter autour de cette fameuse ins­ti­tu­tion un res­pect qua­si mystique.

Mais, ce res­pect, si on l’a­na­lyse, qu’en reste-t-il, qu’en peut-il rester ?

J’ai eu pen­dant quelque temps la curio­si­té de recueillir, dans la presse d’in­for­ma­tion, les faits-divers rela­tifs à ce que lon appelle cou­ram­ment des « his­toires de famille ».

La laide, la dou­lou­reuse énumération !

Qu’on se souvienne…

Hier, c’é­tait une jeune fille de bonne famille, qui, simu­lant une agres­sion, volait les bijoux de sa maman pour les offrir à son amant.

La veille, la Cour dAssises du Cher condam­nait à 5 ans de réclu­sion un indi­vi­du qui, après avoir vio­lé sa belle-fille, une enfant de qua­torze ans, avait contraint sa femme à par­ta­ger leurs tristes ébats.

À One­court, un fils ivre bles­sait griè­ve­ment son père dun coup de fusil ; un mari nan­céen tuait sa femme d’un coup de cou­teau, et près de Péri­gueux, un père voyait sa grange et sa récolte incen­diées par son rejeton.

Le 19 octobre, à Mont­pel­lier, une femme divor­cée et déchue de ses droits mater­nels obte­nait la per­mis­sion de voir son enfant, un bam­bin de neuf ans, que le père avait pla­cé dans un préventorium.

Elle l’emmena pro­me­ner, le jeta à terre et le pié­ti­na sauvagement…

Cepen­dant on jugeait à Bor­deaux un infor­tu­né déser­teur, qui avait si bien dis­pa­ru que son nom figu­rait sur le monu­ment aux morts. Le pauvre diable don­na comme rai­son de sa dis­pa­ri­tion la ter­reur que lui ins­pi­rait… sa femme, et sut la jus­ti­fier de si convain­cante façon que les juges, émus, lui infli­gèrent une peine dérisoire.

Le même jour encore, la Chambre des Mises en Accu­sa­tion limou­sine ren­dait un non-lieu en faveur d’un fils qui, avec la com­pli­ci­té de sa mère, avait tru­ci­dé son père.

Le 18, le tri­bu­nal cor­rec­tion­nel de Bor­deaux condam­nait un couple de culti­va­teurs qui lais­saient sans soins et sans nour­ri­ture leurs enfants, âgés de cinq, sept, deux ans et six mois.

Tou­jours ce même 18, un jour­na­lier de Saint-Denis fen­dait à coups de hache la tête de sa femme endormie.

Un jour ou deux aupa­ra­vant, la Cour d’As­sises de la Cha­rente-Infé­rieure condam­nait à cinq ans de réclu­sion une lai­tière qui avait noyé son petit enfant en le main­te­nant sous l’eau, au bord de la rivière — parce que son mari lui avait repro­ché de lui avoir valu un pro­cès en ven­dant du lait fal­si­fié ! Une femme frap­pait son mari à coups de hachette ; un alcoo­lique bles­sait son épouse à coups de revol­ver parce que, malade, elle refu­sait de se lever, puis il se fai­sait sau­ter la cer­velle. Un Ita­lien de 19 ans se jetait sous un train, après avoir, au cours d’une que­relle d’in­té­rêt, bles­sé griè­ve­ment sa sœur et tué son beau-frère, un excellent ouvrier, père de trois enfants en bas-âge.

Cétait à peu près au moment du pro­cès de Mar­cel Lob­jois, ce pauvre petit orphe­lin, qui tua la brute épou­sée par la sœur qui l’a­vait éle­vé ten­dre­ment, et qu’il ado­rait. On se sou­vient que Lob­jois fut acquitté.

Le jour pré­cé­dent, on arrê­tait à Per­pi­gnan des parents qui cachaient chez eux le cadavre sque­let­tique d’un bébé de six mois, mort de faim.

À Paris même, un jeune homme de vingt-sept ans se tuait en se jetant par la fenêtre, déses­pé­ré par la mort de son fils cadet. Il n’a­vait jamais pu obte­nir de sa jeune femme qu’elle ces­sât de cou­rir les maga­sins pour s’oc­cu­per de leurs deux enfants : et il empor­tait dans le néant la déchi­rante cer­ti­tude que si le petit, malade, était mort, c’é­tait parce que sa mère navait pas vou­lu se don­ner la peine de le soigner.

Pour cou­ron­ner le tout, voi­ci l’his­toire quun de nos confrères a conté :

Une jeune fille de 18 ans, « séduite », eut deux enfants.

Le « séduc­teur », d’ailleurs, ne deman­dait qu’à entou­rer sa com­pagne et ses petits de toutes les garan­ties que leur offre le code civil : il était prêt à l’épouser.

Et cepen­dant, le mariage ne put se faire, la jeune fille demeu­ra désho­no­rée, les bâtards res­tèrent bâtards… 

Pour­quoi ?

Parce que le père de la pauvre fille refu­sait obs­ti­né­ment son consen­te­ment. Or, ce père, alcoo­lique invé­té­ré, pur­geait une peine dempri­son­ne­ment pour avoir vio­lé une autre de ses filles…

On avait négli­gé, ou jugé inutile, de pro­non­cer contre lui la déchéance paternelle.

En une dizaine de jours, tant de sang, tant de larmes, sur la robe de cette belle figure sym­bo­lique, la Famille !

Et jai volon­tai­re­ment pas­sé sous silence tous les crimes « pas­sion­nels », tous les drames de la jalou­sie, toutes les fusillades entre époux, fian­cés, amants…

Cette flo­rai­son de meurtres, quel obs­cur grouille­ment de haines et de dou­leurs elle laisse sup­po­ser dans d’in­nom­brables familles où les choses ne vont pas tout à fait jus­qu’au crime !

Les ménages dés­unis ; les frères enne­mis ; les enfants mora­le­ment ou maté­riel­le­ment tor­tu­rés ; les parents vic­times de fils et de filles ingrats et déna­tu­rés ; tout cela, hélas, nest-ce point mon­naie cou­rante, depuis que la légende hel­lé­nique fit des Atrides le type effrayant de la Famille ?

La Famille ! Mais elle n’existe pas encore, elle ne peut pas exis­ter encore…

Toutes les asso­cia­tions fami­liales ne sont évi­dem­ment pas pareilles à celles que nous font entre­voir les chro­niques des tri­bu­naux : et le hasard, qui pré­side aux unions comme aux nais­sances, crée par­fois de char­mants et par­faits ménages…

Mais pour­quoi faut-il, pour une si large part, s’en remettre au hasard ?

La Famille, la vraie famille, digne dêtre res­pec­tée et d’être enviée, ne sera que quand l’homme et la femme seront assez évo­lués, exis­te­ront assez, pour conclure un pacte hon­nête et réflé­chi où l’a­mi­tié et l’es­time auront autant de part que lamour, d’où les consi­dé­ra­tions d’in­té­rêt et de caste seront chas­sées. Point ne sera besoin de lois, alors : on rive les for­çats l’un à lautre, on n’en­chaîne pas des amis.

Quand un couple ain­si for­mé aura — volon­tai­re­ment — don­né le jour à un enfant dautant plus ché­ri qu’il aura été atten­du, ils for­me­ront une famille, et quand ces couples seront nom­breux, la Socié­té aura quelque chance de prendre forme.

Mais, dici là, pour une famille, que de laids accou­de­ments, que de mes­quines com­pro­mis­sions ! Essayons, au moins, de détruire l’hy­po­cri­sie qui veut noue les faire prendre pour la belle et noble réa­li­té. Et sachons, aujourdhui, regar­der en face la tris­tesse et la bas­sesse, pour que demain soit plus beau…

Maxi­mi­lienne


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