La Presse Anarchiste

L’idéal pacifiste et le drame kropotkinien

I. —  Une impression de Congrès

Je me sou­viens qu’un jour, dans un congrès de paci­fistes qui se disaient volon­tiers « inté­graux », les orga­ni­sa­teurs avaient invi­té un parlementaire.

Celui-ci, avec la sou­plesse qui carac­té­rise ces gens-là, écou­ta sans sour­ciller les décla­ra­tions, pro­cla­ma­tions et appels, tous plus anti­mi­li­ta­ristes les uns que les autres ; puis, la parole lui étant accor­dée pour clore les débats, il abon­da dans le sens des congressistes.

Ensuite, dans le pri­vé, il évo­qua la situa­tion et révé­la qu’il savait, de bonne source, que Hit­ler se dis­po­sait à atta­quer la Tché­co­slo­va­quie. Les évé­ne­ments ulté­rieurs prou­vèrent qu’il était bien ren­sei­gné ; or, à cette époque-là, l’en­ga­ge­ment de Hit­ler de lais­ser les Tchèques tran­quilles était tel­le­ment for­mel que l’an­nonce d’un tel renie­ment sus­ci­ta une légi­time indignation.

Mais ce qui me jeta dans la plus grande per­plexi­té, ce fut d’en­tendre les chefs du congrès décla­rer que si Hit­ler fai­sait une chose pareille, cette fois la mesure serait comble, et le moment venu de « mon­trer de la fer­me­té ».

Ces mots : « mon­trer de la fer­me­té », pro­non­cés par ces paci­fistes qui venaient de récla­mer le désar­me­ment, m’ont pro­cu­ré un malaise que, depuis dix ans, je n’ai pu oublier. « Mon­trer de la fer­me­té » cela ne signi­fie rien, sinon mena­cer de faire la guerre ; et avec quoi ? avec une armée et des canons, évi­dem­ment. C’est-à-dire que ces paci­fistes auraient pu dire tout aus­si clairement :

« En ce moment, nous lut­tons contre l’ar­mée et nous la sup­pri­me­rions s’il était en notre pou­voir de le faire ; mais, si telle ou telle cir­cons­tance nous y oblige, nous serons par­ti­sans de mena­cer de faire la guerre demain au moyen d’une armée que nous com­bat­tons actuel­le­ment, avec des arme­ments que nous vou­drions détruire aujourd’hui. »

Lan­gage inepte, atten­du qu’une armée ne s’im­pro­vise pas en vingt-quatre heures ; et que si l’on pense se déci­der à faire la guerre au Jour de l’An, ce n’est pas à par­tir de Noël qu’il convient de s’y pré­pa­rer. Toute guerre se pré­pare en temps de paix.

Quand on s’est ména­gé les moyens de faire la guerre, cela ne signi­fie pas obli­ga­toi­re­ment qu’on la fera, encore que la ten­ta­tion l’emporte sou­vent sur la pru­dence ; mais quand on envi­sage de la faire peut-être, il faut la pré­pa­rer sûre­ment. Rien, donc, n’est plus ridi­cule que de se résoudre à la « fer­me­té » (pos­sible seule­ment si l’on en a les moyens), après avoir déman­te­lé tout moral guer­rier et boy­cot­té toute pré­pa­ra­tion phy­sique, propres à répondre à cette éventualité.

Certes, ces paci­fistes étaient sin­cères ; ils vou­laient la paix et s’op­po­saient à ce qui la met­tait en péril dans leur propre pays ; mais du moment qu’ils admet­taient l’o­bli­ga­tion de lut­ter par les armes, seuls ins­tru­ments connus de fer­me­té inter­na­tio­nale, contre les bel­li­cistes étran­gers, leurs pro­cla­ma­tions contre les-dites armes deve­naient autant d’inconséquences.

Si l’on se refuse à avoir une armée, et ils avaient affir­mé ce refus tout au long de leur congrès, il faut renon­cer à s’en ser­vir ; si l’on accepte d’u­ti­li­ser son armée in extre­mis, comme un pis-aller regret­table, mais néces­saire, la pre­mière condi­tion est d’en avoir une. Il est donc stu­pide de récla­mer l’a­bo­li­tion du ser­vice mili­taire, ce qu’ils avaient fait en public, si l’on consent à faire la guerre dans six mois, ou même de mena­cer de la faire, cette menace n’ayant quelque chance d’être prise au sérieux qu’au­tant qu’elle cor­res­pond à un mini­mum de réa­li­té, et l’on sait qu’un pays sans armée ne peut pas faire la guerre.

« Désar­mons tota­le­ment, mais si l’on attaque nos alliés, défen­dons-les de toutes nos forces » Voi­là un mot d’ordre qui ferait bien rire. C’est pour­tant ce que parais­saient s’é­crier les chefs de ce congrès paci­fiste, après la révé­la­tion du parlementaire.

Mot d’ordre qui n’est pas même un renie­ment, et pas seule­ment un non-sens : c’est une mal­hon­nê­te­té. Il est mal­hon­nête d’ac­cep­ter que soient envoyés à la guerre des gens qu’on a préa­la­ble­ment désar­més, à qui l’on a ins­pi­ré l’hor­reur des fusils et des champs de bataille. Je pré­fère un ins­truc­teur de recrues, qui n’en­voie les jeunes gens à la bou­che­rie qu’a­près leur avoir appris à se défendre et les avoir les­tés de car­touches et de chau­vi­nisme, à un tri­bun paci­fiste qui admet que l’on soit ferme devant le pro­vo­ca­teur étran­ger, même s’il ne l’ad­met que dans un cas sur mille, et qui, au préa­lable, a vitu­pé­ré contre les cré­dits mili­taires et adres­sé des mes­sages de sym­pa­thie aux objec­teurs de conscience.

Le confu­sion­nisme ora­toire et dia­lec­tique appar­tient à ce royaume vague et flou des idées abs­traites que Stir­ner veut voir se bri­ser sur son indi­vi­du comme une folle houle sur un brise-lames de granit.

II. — Des pacifistes guerriers aux guerriers pacifistes

Le sou­ve­nir de ce petit fait m’a pour­sui­vi pen­dant dix ans, et bien sou­vent je l’ai évo­qué, médi­té, revé­cu. J’en suis arri­vé à pen­ser qu’il est impos­sible de conci­lier des prin­cipes abs­traits abso­lus avec des évé­ne­ments cir­cons­tan­ciels et rela­tifs. C’est en vain que vous essaye­rez d’a­dap­ter ces prin­cipes à ces évé­ne­ments, ou ces évé­ne­ments à ces prin­cipes : ten­tez-le, et le moindre vent, le moindre séisme, jet­te­ra bas votre labo­rieuse démonstration.

Il faut avoir le cou­rage d’en conve­nir, de ne pas dire tou­jours : « Mes idées sont excel­lentes, j’ai rai­son pour hier, pour aujourd’­hui et pour demain, ici et là-bas, sans cesse et par­tout, et les faits cor­ro­borent l’ex­cel­lence de mes idées, et mes idées s’ap­pliquent uni­ver­sel­le­ment aux faits. » Il faut avoir le cou­rage de ne pas dire cela, car cela n’est pas vrai.

Les hommes qui ont fabri­qué la bombe d’Hi­ro­shi­ma se consi­dèrent comme des paci­fistes. Par une exter­mi­na­tion inouïe, en détrui­sant une ville énorme avec toute sa popu­la­tion, ils ont fait finir ins­tan­ta­né­ment une guerre qui, sans ce coup de ton­nerre, se fût peut-être pro­lon­gée encore deux ans et eût tué deux fois plus de monde. Le géné­ral alle­mand qui pré­co­ni­sa cette « guerre totale » que Hit­ler, plus tard, éri­gea en sys­tème stra­té­gique, se consi­dé­rait comme un paci­fiste ; car il posait en prin­cipe qu’une guerre mol­le­ment conduite, empê­trée d’hu­ma­ni­ta­risme, dure­rait inuti­le­ment cinq ans et ferait mou­rir dix mil­lions d’hommes, alors qu’une guerre fou­droyante, qui hor­ri­fie et ter­ri­fie, une guerre sans mer­ci, ayant le mas­sacre pour but et l’é­pou­vante pour loi, ne dure­rait que six mois et ne tue­rait que quelques cen­taines de mil­liers d’hommes, les popu­la­tions criant grâce devant un déchaî­ne­ment aus­si apocalyptique.

Ce qui fait que les par­ti­sans alle­mands de la « guerre totale », et les par­ti­sans amé­ri­cains de la bombe d’Hi­ro­shi­ma, exci­pant du béné­fice en vies humaines par lequel se solde leur recours à la vio­lence extrême, se donnent à la fois pour des par­ti­sans de la fer­me­té (certes, ils le sont!) et… pour des amis de la paix.

En 1940, les Alle­mands disaient aux Fran­çais : « Nous avons fait pen­dant six semaines une guerre inexo­rable, et main­te­nant c’est fini ; sans la guerre inexo­rable, la guerre dure­rait encore. »  En 1946, les Amé­ri­cains ont dit aux Japo­nais : « Nous avons tué cent-cin­quante mille hommes avec une bombe ato­mique, et la paix a été signée tout de suite ; sans la bombe ato­mique, nous nous bat­trions encore. » Forts de cette éco­no­mie de gens mas­sa­crés, les guer­riers inflexibles se croient sin­cè­re­ment des pacifistes.

« Je fais la guerre », disait Cle­men­ceau ; et beau­coup de Fran­çais ont applau­di à sa « fer­me­té », qui, en ren­dant la guerre plus ter­rible, sem­blait devoir la rac­cour­cir. « Plus on en tue, et plus la fin de la guerre se rap­proche », disaient les net­toyeurs de tran­chées ; et ces gens attri­buaient par là une ver­tu paci­fiste à leur fer­me­té guerrière.

C’é­tait la même fer­me­té dont par­laient les chefs paci­fistes que j’é­vo­quais en com­men­çant. En puis­sance, elle avait la même vertu.

En ce moment même, en 1949, il y a des gens assoif­fés de paix qui sou­hai­te­raient que la guerre écla­tât tout de suite, parce que, pensent-ils, l’un des deux blocs est actuel­le­ment dans un état de supé­rio­ri­té incom­pa­rable par rap­port à l’autre, de sorte que six mois de guerre en 1949 nous en évi­te­raient peut-être cin­quante dans quelques années d’i­ci, le temps qui passe ayant ten­dance à équi­li­brer les avan­tages. Ces par­ti­sans de la fer­me­té croient fer­me­ment – qu’en sacri­fiant la paix aujourd’­hui pour six mois on lui ren­drait un grand ser­vice futur, car un tel sacri­fice la garan­ti­rait pour l’a­ve­nir. Dès qu’on envi­sage l’é­ven­tua­li­té d’être ferme sur le plan inter­na­tio­nal, c’est à ces situa­tions, c’est à ces para­doxes qu’on abou­tit. L’homme qui se sui­cide à trente ans en usant de toute sa fer­me­té est assu­ré de ne pas souf­frir à soixante ans d’une lente vieillesse et d’une incu­rable agonie.

Cette argu­men­ta­tion est très en faveur. De nom­breuses per­sonnes de bonne foi ne disent-elles pas : « On a eu tort de signer la paix à Munich en 1938 ; si, à ce moment-là, au lieu de tem­po­ri­ser aux applau­dis­se­ments des paci­fistes, on avait sau­té à la gorge de Hit­ler, celui-ci aurait été écra­sé en quelques semaines, et une guerre de six années eût été épar­gnée au monde. Lors­qu’on admet l’é­ven­tua­li­té de se mon­trer ferme, c’est-à-dire d’a­voir recours à la force, il faut pro­fi­ter, pour le faire, du moment où l’on est le plus fort, et non choi­sir celui où l’on est le plus faible. »

Si vous accep­tez de dis­cu­ter de l’op­por­tu­ni­té diplo­ma­tique, his­to­rique, mili­taire. et d’y asso­cier vos prin­cipes paci­fistes, je vous défie de sor­tir avec hon­neur d’un tel débat. Vous ne pas­se­rez jamais de plain-pied du domaine des idées à celui des faits, et vous aurez l’im­pres­sion de quit­ter la terre ferme pour les sables mouvants.

Nous en repar­le­rons tout à l’heure.

III. — Le pacifisme de guerre froide

Je fais une dif­fé­rence entre les naï­ve­tés incons­cientes d’un cer­tain paci­fisme nébu­leux, mais dés­in­té­res­sé, et les pièges inten­tion­nels d’une cer­taine exploi­ta­tion du paci­fisme poli­ti­sé. Je ne confonds pas le paci­fisme indé­pen­dant, sin­cère, qui est l’ex­pres­sion spon­ta­née, sub­ver­sive, liber­taire de ceux qui sont rebelles au fait de la guerre comme à l’i­dée de la guerre, avec le paci­fisme, oppo­si­tion­nel aux yeux des uns, offi­ciel aux yeux des autres, qui n’est en réa­li­té qu’un aspect, une phase, un épi­sode de la guerre froide, donc un pré­lude à la guerre elle-même. Non, je ne fais pas cette confu­sion, je fais cette différence.

Il n’en reste pas moins que voi­ci une nou­velle varié­té de paci­fistes, ceux qui, esti­mant par avance que la menace gît d’un seul côté, dési­gnent par avance l’a­gres­seur, par avance la vic­time, et pro­clament d’a­vance, après avoir mau­dit la guerre et juré de mettre tout en l’œuvre pour l’empêcher, que, si elle éclate mal­gré tout, ils se ran­ge­ront du côté du bloc seul inof­fen­sif selon eux, et le défen­dront par les armes, et feront la guerre avec lui.

De ces prises de posi­tion résulte une phra­séo­lo­gie par­ti­cu­lière. On assiste à des mee­tings paci­fistes à cent pour cent où des ora­teurs chantent les louanges guer­rières d’un géné­ral « ami du peuple » et font accla­mer par des salles déli­rantes ses vic­toires mili­taires et ses ver­tus de grand capi­taine. On entend pro­fé­rer des condam­na­tions sans appel contre la guerre, édic­tées dans l’en­thou­siasme d’un paci­fisme ora­toire par des dépu­tés qui, demain, s’ils deviennent des hommes de gou­ver­ne­ment, nous embri­ga­de­ront comme sol­dats. La plu­part de ces tri­buns donnent pour base à leur paci­fisme, pour preuve et pour garan­tie de leur amour sans borne de la paix, le rôle vaillant qu’ils ont joué et la part glo­rieuse qu’ils ont prise dans les guerres pas­sées, dont ils sont fiers immo­dé­ré­ment. Au cours de mani­fes­ta­tions paci­fistes gran­dioses, des­ti­nées, assurent-ils, à faire recu­ler la guerre, et ponc­tuées de leurs dis­cours où la guerre est dénon­cée comme une hor­reur et comme une canaille­rie, ils arborent les déco­ra­tions qu’ils ont gagnées dans celle d’hier, et défilent der­rière les dra­peaux qu’ils nous som­me­ront de défendre demain.

Le monde est divi­sé en deux camps, l’un qui se flatte d’a­voir, en ins­tau­rant une socié­té nou­velle, décou­vert le secret de la paix et affirme que l’autre veut lui faire la guerre ; l’autre qui se targue, en ver­tu de sa vieille et véné­rable civi­li­sa­tion, d’a­voir accor­dé aux hommes la liber­té et accuse le pre­mier de vou­loir leur réim­po­ser l’es­cla­vage. Il y a du vrai de part et d’autre, et qui­conque est de bonne foi ne peut le nier. Or, de part et d’autre. il y a des hommes prêts à cou­rir aux armes pour le salut de cette véné­rable civi­li­sa­tion et pour celui de cette socié­té nou­velle, et ces hommes crient tous qu’ils veulent la paix, peut-être tous la sou­haitent-ils en effet, mais ni d’un côté ni de l’autre ils ne sont dis­po­sés à lais­ser les fusils au râte­lier, les canons dans les arse­naux, les uni­formes au maga­sin, et, n’ac­cep­tant de renier aucune des satis­fac­tions qu’ils tirent de leurs prouesses pas­sées, ils sont prêts, sur un ordre — ou sur un mot d’ordre — à peindre de leur sang sur le mur de l’His­toire la fresque épique de leurs exploits futurs. Ils soufflent la guerre et la paix en bons zéla­teurs de Janus bi-front.

Sim­pli­ci­té, d’ailleurs, que de croire qu’on ne puisse faire la guerre au nom de la paix ; tout pré­texte est bon pour faire la guerre, même le culte de l’I­dole Paix. Vingt siècles ont été ensan­glan­tés par des armées qui se pré­ten­daient des légions du Christ, le sym­bole même de la concorde et de la fra­ter­ni­té. À peine déli­vrée des Anglais, l’Inde sanc­ti­fie Gand­hi assas­si­né et les Hin­dous s’entre-exter­minent au nom de l’a­pôtre qui les a libé­rés, et qui fut l’in­car­na­tion même du paci­fisme. L’homme est un être si para­doxal et si com­pli­qué qu’il est capable de par­tir en guerre au nom du prin­cipe qu’il com­bat. Le por­trait de Sta­line trône par­tout là où Tito parle, et pour­tant Tito a tra­hi Sta­line, et Sta­line a excom­mu­nié Tito, et si demain la guerre dresse Bel­grade contre Mos­cou, c’est au nom du sta­li­nisme et en invo­quant Sta­line qu’on se bat­tra des deux côtés (Satan, peut-être, invo­quait Dieu quand il se leva contre Lui); et les sol­dats de cent guerres en Europe se bat­taient au nom du même Dieu ; rien ne s’op­pose à ce que les sol­dats d’une guerre moderne se battent les uns contre les autres au nom du même homme, puisque ce sont des hommes de chair que l’on sacre dieux de nos jours, en ce siècle trop pro­fane pour croire à des Imma­té­riels. Ils peuvent se battre, aus­si, épris du même prin­cipe : la Liber­té, la Révo­lu­tion, la Civi­li­sa­tion, la Démo­cra­tie, la Paix…

Et c’est pour­quoi, bran­dis­sant les tro­phées des luttes vécues, por­tant crâ­ne­ment leurs brisques et traî­nant glo­rieu­se­ment leurs muti­la­tions, ils reven­diquent la paix en des mani­fes­ta­tions monstres, jurant sur l’au­tel de la Paix de com­battre pour elle jus­qu’à leur der­nière goutte de sang, de lui sacri­fier leur vie, leur for­tune, leurs enfants, de la pro­té­ger, les armes à la main, contre ses enne­mis éter­nels, eux, ses amis et ses défen­seurs de tou­jours ! Et c’est pour­quoi ils entonnent des hymnes à la paix, en mar­chant au pas caden­cé der­rière des dra­peaux qui sont les emblèmes de la guerre, et prêts à accueillir, aux accents de marches mar­tiales, les troupes de choc moto­ri­sées de l’ar­mée de leur choix ! Et c’est pour­quoi ils s’a­charnent à vou­loir paci­fier la terre sans abju­rer aucune des erreurs morales qui ont été la cause de sa désolation !

IV. — Comment procède l’angoisse kropotkinienne

Qui de nous, j’en­tends de ceux qui sont le plus fer­me­ment et le plus ancien­ne­ment convain­cus, n’a jamais été le jouet d’une médi­ta­tion de ce genre :

« Je n’é­prouve aucune ten­dresse pour des démo­cra­ties de droite ou de gauche où l’in­jus­tice crie, où la cor­rup­tion pue, où le scan­dale éclate quo­ti­dien­ne­ment au grand jour, et aucune admi­ra­tion pour des dic­ta­tures de gauche ou de droite, où l’in­jus­tice se tait, où la cor­rup­tion est inodore, où le scan­dale n’a pas besoin d’exis­ter à l’é­tat dis­tinct, puisque la dic­ta­ture en elle-même consti­tue un scan­dale per­ma­nent. Donc, aucun-choix entre elles, aucun par­ti à prendre dans leur que­relle. Pour­tant, s’il me fal­lait abso­lu­ment choi­sir mon milieu sans que je puisse opter en faveur d’un tiers sys­tème, il va sans dire que je me pro­non­ce­rais pour vivre dans la démo­cra­tie plu­tôt que sous la dic­ta­ture, atten­du que si toutes les deux m’ins­pirent des griefs égaux, la pre­mière m’au­to­rise à les expri­mer dans une cer­taine mesure, tan­dis que la seconde me contraint à les étouf­fer tota­le­ment ; or, à souf­france égale, un patient bâillon­né est plus misé­rable qu’un patient qui peut se lamen­ter. Cette médiocre pré­fé­rence me fera néces­sai­re­ment dési­rer que, dans une guerre entre une démo­cra­tie et une dic­ta­ture, ce soit la démo­cra­tie qui l’emporte. Mais si je sou­haite la vic­toire d’un par­ti, est-il hon­nête de ne pas prendre ma part de celle-ci, et si je sou­haite la décon­fi­ture du par­ti adverse, ne serai-je pas un lâche en n’ai­dant pas à sa défaite et en lais­sant à d’autres le soin d’y tra­vailler et le risque d’y concourir ? »

Lequel d’entre nous n’a point été par­fois occu­pé en son esprit par cette dis­pute intel­lec­tuelle ? On condamne trop légè­re­ment, d’un côté comme de l’autre, ceux qui l’ont réso­lue dans les faits, en pre­nant une atti­tude, ou en adop­tant telle autre atti­tude oppo­sée. Ce doute, trop de « purs » répugnent à le confes­ser. Ils ont tort, car il faut tout dire. Ce doute, après tout, c’est le doute de Kro­pot­kine. Il l’a fina­le­ment dis­si­pé en signant le « Mani­feste des Seize ». Il s’est écrié : « Eh bien ! oui, j’aime mieux la démo­cra­tie fran­çaise que le cen­tra­lisme prus­sien, et puis­qu’ils se font la guerre, je prends par­ti pour la France. »

Dès lors, son choix était fait, toute per­plexi­té lui était épar­gnée, il avait conju­ré en s’y aban­don­nant le tour­ment intime du scru­pule et de la contra­dic­tion. Liber­taire, il n’ad­met­tait que la créa­tion libre, indé­pen­dante de l’État ; dans la démo­cra­tie, il dis­cer­nait des acti­vi­tés spon­ta­nées et natu­relles, tan­dis que sous la dic­ta­ture il voyait la tota­li­té de l’i­ni­tia­tive humaine subor­don­née au pou­voir ; donc, la démo­cra­tie, si éloi­gnée fût-elle de son idéal, lui parais­sait plus proche de celui-ci que la dic­ta­ture : par­ti­san momen­ta­né du moindre mal, il pen­sait ser­vir la cause de l’af­fran­chis­se­ment défi­ni­tif et de l’é­man­ci­pa­tion com­plète en se ran­geant du côté des gou­ver­ne­ments le moins des­po­tique contre le groupe d’États le plus cen­tra­li­sés. Encore qu’on pût lui faire obser­ver que, par­mi les gou­ver­ne­ments dont il pre­nait ain­si le par­ti, deux au moins, le russe et le fran­çais, l’a­vaient long­temps empri­son­né et à jamais exi­lé, il avait l’im­pres­sion de ser­vir la liber­té totale qui n’exis­tait nulle part en sou­te­nant, dans le conflit qui les oppo­sait, un régime où il aper­ce­vait une lueur de liber­té contre un autre qui n’en lais­se­rait, croyait-il, sub­sis­ter aucune trace après son triomphe. À ces consi­dé­ra­tions s’a­jou­tait pour lui cette convic­tion, que les Alle­mands com­pro­met­taient la liber­té par leur doci­li­té à la tyran­nie (dont certes, ils ont don­né trop de preuves), tan­dis que les Fran­çais avaient témoi­gné de leur apti­tude à vivre libres par une incli­na­tion réité­rée à la révolte contre l’in­jus­tice (incli­na­tion qui s’est, depuis long­temps, émous­sée jus­qu’à disparaître).

Puis­qu’un apôtre de la fra­ter­ni­sa­tion inter­na­tio­nale, de la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne, de la liber­té uni­ver­selle, aus­si éclai­ré, aus­si pers­pi­cace que Kro­pot­kine, mon­trant une telle assu­rance de prin­cipes, pra­ti­quant un huma­nisme aus­si culti­vé et aus­si large, a pu, pla­cé devant les faits, se décla­rer par­ti­san de la « fer­me­té » contre Guillaume II en faveur des « démo­cra­ties » alliées, il est bien natu­rel que des mili­tants obs­curs qui, sans avoir les mêmes lumières, étaient sol­li­ci­tés par les mêmes mirages, aient pu dou­ter, et lou­voyer, et chan­ce­ler quel­que­fois, pauvres consciences en détresse bal­lot­tées par la vague et enle­vées par le tourbillon.

Et pour­tant, où cela menait-il ? Impos­sible de faire la guerre sans conscrip­tion et sans armée, d’a­voir une armée sans chefs, des chefs sans le com­man­de­ment suprême de l’État. C’é­tait la ruine du sys­tème même de Kro­pot­kine. À la révo­lu­tion russe, celui-ci s’é­ton­nait que, le sachant anar­chiste, on lui eût offert un siège dans le gou­ver­ne­ment. Mais à sup­po­ser que c’eût été un État bour­geois qui lui eût fait la même offre en 1914, sa sous­crip­tion au « Mani­feste des Seize » lui eût fait un devoir d’ac­cep­ter. Kro­pot­kine à Paris ministre de la guerre en 1914, c’eût été Clemenceau.

Mais le citoyen obs­cur ne se voit pas offrir de siège au gou­ver­ne­ment pour y diri­ger la stra­té­gie d’une guerre démo­cra­tique contre le pou­voir abso­lu ; il se voit impo­ser sous peine de mort un uni­forme de sol­dat de deuxième classe, un fas­ci­cule de mobi­li­sa­tion, un matri­cule et une feuille de route. Il n’a pas le choix de signer ou non un mani­feste pour ou contre la guerre. On lui a certes incul­qué par la pro­pa­gande la notion de l’exis­tence des dic­ta­tures, des menaces qu’elles font peser sur lui et du devoir impé­rieux qu’il a de défendre contre elles des régimes qui, quelque impar­faits qu’ils soient, s’at­tri­buent tout de même, par rap­port à elles, des mérites supé­rieurs. Quand on juge qu’il est assez per­sua­dé par tous les argu­ments, en avant ! Tous, alors, sont d’ac­cord pour lui remettre un fusil afin qu’il se montre « ferme », aus­si bien ceux qui l’y ont encou­ra­gé tou­jours que ceux qui, tou­jours, se sont effor­cés de l’en dis­sua­der, et l’on est conster­né de voir Kro­pot­kine du même avis que Poincaré.

La crise de conscience dont souffrent les paci­fistes, toutes les per­plexi­tés de leur carac­tère inquiet, sont résu­mées et conte­nues dans le scru­pule kro­pot­ki­nien qui pour­rait s’ex­pri­mer ain­si : « Je lutte pour un état de choses qui gué­risse le monde de la guerre et de l’op­pres­sion, mais si la guerre éclate néan­moins, ne devrai-je pas m’as­so­cier à celui des bel­li­gé­rants dont le triomphe nous rap­pro­che­ra de cet état de choses et me lais­se­ra le plus de liber­té pour en hâter l’a­vè­ne­ment ? — et, ces deux bel­li­gé­rants futurs m’é­tant d’ores et déjà connus, pour lequel dois-je éven­tuel­le­ment opter en consé­quence de ces consi­dé­ra­tions et en ver­tu de ce choix ? — lequel me donne le plus de garan­ties, le plus d’espoir ? »

En dépit de la pro­pa­gande et de la contrainte, beau­coup sentent au fond d’eux-mêmes que, s’ils ont médi­té le grand doute de Kro­pot­kine, il n’est pas réso­lu pour autant ; beau­coup éprouvent que consen­tir à une guerre, c’est les accep­ter toutes, que c’est accep­ter avec elles toutes les suites cri­mi­nelles qui en découlent et l’a­néan­tis­se­ment de l’in­di­vi­du, qui, citoyen, n’est pas grand’­chosc, mais qui, sol­dat n’est plus rien du tout. Le sol­dat de la démo­cra­tie n’a pas un seul droit, pas un seul avan­tage de plus, qu’un sol­dat de la dic­ta­ture, et si l’on consi­dère l’his­toire, on constate qu’il en est conscient, puisque celle-ci témoigne que le sol­dat répu­bli­cain ne se bat pas mieux que le sol­dat tota­li­taire, quand d’a­ven­ture il ne se bat pas plus mal.

L’homme qui est conduit de force à la guerre ne contre­signe pas de pro­cla­ma­tion jus­ti­fiant la tue­rie ; nul ne pense à le lui deman­der ; c’est là une atti­tude que, seuls, peuvent son­ger à prendre ceux qui n’ont pas d’ordre de départ. Il se contente, s’il se laisse conduire, de se taire — ou, tout au plus, de gro­gner de façon inof­fen­sive, —  et s’il essaye de s’y sous­traire, en géné­ral il ne le crie pas sur les toits. Mais en aucun cas il ne paraphe un quel­conque « Mani­feste des Seize », qui équi­vaut, dans son cas tra­gique, à mou­rir pour Dantzig !

V. — Revendication du droit de refuser notre concours aux événements qui nous dépassent

Faut-il donc ne voir que les faits et s’in­ter­dire d’en déga­ger une idée, atti­tude à la por­tée de n’im­porte quelle brute, ou ne vivre que dans les idées sans s’in­té­res­ser aux faits, ce qui est le propre du rêveur et du schi­zo­phrène ? Faut-il pla­ner sur l’empyrée ou se col­le­ter dans l’arène ?

Autant vau­drait deman­der si l’homme doit vivre en socié­té ou dans la retraite. Ce serait une ques­tion stu­pide. S’il veut trem­per son carac­tère, équi­li­brer son tem­pé­ra­ment, for­ger sa per­son­na­li­té, l’homme doit tour à tour se plon­ger dans la foule pour y acqué­rir l’ex­pé­rience et se reti­rer dans la soli­tude pour y médi­ter. Il est donc natu­rel qu’il ne soit étran­ger, ni aux idées, ni aux faits. Avec toute l’hu­mi­li­té dont il est bon que s’im­prègne une créa­ture faillible, il doit seule­ment renon­cer à faire adhé­rer étroi­te­ment par tous les points de leur sur­face des plans qui ne sont jamais par­fai­te­ment parallèles.

Pour l’homme de la base, de la masse, de l’obs­cu­ri­té, de l’a­no­ny­mat, pour le pion humain, pour l’homme inno­cent, irres­pon­sable mais conscient, connaître les faits, les faits qu’on lui annonce et qui sont des faits accom­plis sans sa par­ti­ci­pa­tion et sans son aveu, c’est connaître les pièges, et les connaître est essen­tiel à qui veut les évi­ter. Sin­gu­lière morale indi­vi­duelle, diront cer­tains. Et la morale inter­na­tio­nale, donc, quelle est-elle ? Pour­quoi celle de l’in­di­vi­du serait-elle meilleure, ou du moins pour­quoi celle-ci ne serait-elle pas en fonc­tion de celle-là ? Pour­quoi vou­loir asso­cier l’homme inno­cent à des crimes aux­quels il est étran­ger, que ce soit pour les com­mettre ou pour les châ­tier ? Pour­quoi exi­ger qu’il ne soit jamais absent du dérou­le­ment de faits dont on pré­tend qu’ils le dépassent ?

Quelle que soit la réa­li­té de cer­tains faits, quelle que-soit la logique avec laquelle on en dis­cute, quelque res­pect que m’ins­pirent les hési­ta­tions de ceux qui flé­chissent devant cette logique et ces faits, quelque com­pré­hen­sion que je mani­feste à l’é­gard de ceux dont les prin­cipes de paix s’ef­fondrent devant l’ap­pa­rence de rai­son d’une alti­tude de fer­me­té, c’est à ceux qui ne se laissent pas enfer­mer dans le dilemme, à ceux qui res­tent sourds, imper­méables, inchan­geables, incor­rup­tibles, que je garde mon appro­ba­tion devant le pro­blème de la guerre, parce qu’ils ont choi­si un com­por­te­ment de valeur éter­nelle, parce que si l’homme de guerre retire de la fier­té de faire la guerre par­fois, l’homme de paix met son point d’hon­neur à être en paix tou­jours. Pour­quoi donc, dans l’a­rène uni­ver­selle, veut-on contraindre cha­cun à être gladiateur ?

VI. — Le blé qu’on ne mange pas cette année fera lever celui de l’an prochain

Conce­vez-vous com­bien moins ingrate aurait été ma tâche si, au lieu de mettre l’ac­cent sur les anti­no­mies des atti­tudes abso­lues et des cir­cons­tances déter­mi­nées, de l’i­déal et du for­tuit, j’a­vais entre­pris de rédi­ger un ardent plai­doyer contre la guerre infâme et pour la liber­té du genre humain ? J’ai choi­si, au contraire, ce sujet dif­fi­cile, parce que je me sou­cie peu, ne fai­sant plus de pro­pa­gande, de réité­rer des affir­ma­tions, même utiles, qui seront réité­rées ailleurs plus élo­quem­ment que par moi.

J’aime à lou­voyer sur la mer des Doutes, entre la côte des Mirages et le lit­to­ral des Lumières, afin d’en cher­cher les issues et d’y signa­ler les écueils. Mais je ne pous­se­rai pas plus loin l’i­mage, quelque lyrique que puisse être l’en­vo­lée sur laquelle elle me per­met­trait de conclure. Que dési­rons-nous ? fuir les mirages, accos­ter aux lumières, évi­ter les obs­tacles sur quoi tré­buchent notre logique et nos sen­ti­ments, et les erreurs mul­tiples, toutes bap­ti­sées véri­tés, aux­quelles conduisent, la rai­son parce qu’elle est faillible, la foi parce qu’elle est aveugle ; et cepen­dant, la rai­son est néces­saire pour dis­cu­ter, et la foi est indis­pen­sable pour agir. Pro­hi­be­ra-t-on la dis­cus­sion parce qu’elle divise les hommes tan­dis que l’ac­tion les récon­ci­lie ? Condam­ne­rait-on l’ac­tion parce que la base sur laquelle elle est entre­prise n’est pas inté­gra­le­ment ration­nelle ? Non, certes.

Sans railler, donc, ni mépri­ser, aucune action sin­cère, aucune dis­cus­sion loyale, je dirai que ceux d’entre mes contem­po­rains dont je me sens le plus proche, devant le pro­blème de la paix, sont ceux qui ont renon­cé à par­ti­ci­per à la guerre et se sont pro­mis de rendre leur enrô­le­ment dans un conflit aus­si impro­bable qu’il leur sera possible.

Ceci, d’a­bord, parce que l’ef­fort de l’in­di­vi­du pour échap­per et pour sur­vivre aux cata­clysmes sociaux, a quelque chose de sym­pa­thique et de méri­toire quand ces cata­clysmes ont ten­dance à fau­cher de plus en plus de vic­times. Le salut de l’in­di­vi­du est un article de foi, et son auto-défense un sur­saut d’éner­gie de l’es­pèce. S’il est un cas où le contrat social appa­raît comme un mythe, et le modus viven­di de l’homme avec ses sem­blables comme une impro­vi­sa­tion, c’est bien en cas de guerre. L’is­sue, ici, n’est pas un pas­sage col­lec­tif, qui ne serait ouvert que sur des hori­zons san­glants, mais un chas d’ai­guille indi­vi­duel où il faut se faufiler.

Ensuite, si l’on vou­lait éle­ver cette atti­tude à une valeur d’exemple, ou contes­ter qu’elle en ait une, il suf­fi­rait de rap­pe­ler que ceux qui ont vain­cu à un contre mille, leur cause fût-elle mau­vaise, ont tou­jours séduit et pro­vo­qué l’ad­mi­ra­tion, mais moins encore que ceux qui ont vain­cu sans armes. Les pion­niers et les mis­sion­naires qui sont des­cen­dus les mains nues sur les rivages bar­bares et inhos­pi­ta­liers, et qui ont sou­vent péné­tré là où les sol­dats n’en­traient pas, ont tou­jours émer­veillé ceux même qui dis­cu­taient et qui répu­diaient leur foi. Que cette atti­tude soit inef­fi­cace devant cer­tains fana­tismes et cer­taines haines, cela est pro­bable. Mais dans le cas du machia­vé­lisme indi­vi­duel qui peut mener au salut, comme dans le cas de l’a­pos­to­lat indi­vi­duel qui peut mener au mar­tyre, dans le pre­mier cas qui est clan­des­tin comme dans le second qui est exem­plaire, dans l’un comme dans l’autre se situe et se réfu­gie le véri­table paci­fisme, consi­dé­ré, non comme une éven­tua­li­té flot­tante subor­don­née aux cir­cons­tances, mais comme une valeur stable de civilisation.

Qui­conque n’est pas homme d’État et n’a charge de gou­ver­ner per­sonne, autre que soi-même ; qui­conque n’est pas sol­li­ci­té de se pro­non­cer sur l’u­ti­li­té d’être « ferme » ou de ne pas l’être, n’a pas à four­nir une opi­nion qu’on ne lui demande pas. Ce qu’il reçoit, lorsque la guerre éclate, ce n’est pas une prière de don­ner son avis, c’est un ordre de don­ner son sang ! Un ordre ne se dis­cute pas ; par consé­quente je com­prends mal que ceux qui, le jour venu, sont sim­ple­ment tenus d’o­béir, fassent des dis­tinc­tions sur les opportunités.

Seul a de la valeur, ce jour-là, le com­por­te­ment de celui qui ne se trouve pas entraî­né dans le cou­rant, ou ne s’y laisse pas noyer. S’il pré­tend tenir la vio­lence en échec par son abs­ten­tion, il a choi­si un apos­to­lat, et je m’in­cline. Mais s’il pré­tend seule­ment s’y sous­traire par son oppor­tu­nisme, je ne lui sais pas mau­vais gré de ce que son atti­tude est moins héroïque ; il a peut-être plus de chances d’être imi­té, et davan­tage encore d’être vain­queur. Je ne més­es­time pas cette vic­toire, bien au contraire.

L’homme qui veut se défendre et qui mérite qu’on le défende est celui qui, ayant com­pris l’i­na­ni­té des que­relles inter­na­tio­nales, a déci­dé d’en être indé­pen­dant, de s’en exemp­ter, de s’abs­te­nir d’y prendre part ; héroïque ou obs­cur, du moment qu’il s’est réso­lu à rompre avec l’u­sage de la guerre, comme avec une cou­tume aban­don­née au pas­sé et relé­guée par lui au même rang que la traite des esclaves ou que les holo­caustes païens (et l’on dira un jour : au même rang que les fours cré­ma­toires), il appar­tient déjà, du fait de cette rup­ture, à une huma­ni­té nou­velle, celle qui ne connaî­tra que la paix. Prendre une telle déci­sion, c’est le seul moyen de sor­tir du doute où nous encer­cle­ront tou­jours les prê­cheurs de désar­me­ment et de fer­me­té tour à tour, assez démo­crates pour consen­tir à nous impo­ser la dic­ta­ture de la guerre afin de lut­ter contre celle de la politique.

Ces abs­ten­tion­nistes conscients, qu’ils soient décla­rés ou clan­des­tins, ces annon­cia­teurs d’une huma­ni­té nou­velle ces grains de blé qui pré­tendent n’être pas man­gés cette année, mais se réser­ver pour la semence de l’an pro­chain, ne sont encore, direz-vous, que quelques uni­tés ? C’est pos­sible. Mais quand une muta­tion se pro­duit dans une espèce, ce ne sont, au début, que quelques indi­vi­dus qui en donnent le signal. Quand l’hu­ma­ni­té simiesque est deve­nue l’hu­ma­ni­té humaine, croyez-vous qu’en un seul jour tous les mufles de pithé­can­thropes se soient trans­for­més en visages ? Est-ce ins­tan­ta­né­ment que le nou­vel être créé a su se ser­vir de la parole, qu’il a décou­vert la pro­fon­deur de sa pen­sée, qu’il a inven­té l’é­cri­ture ? N’a-t-il pas fal­lu des mil­lé­naires à son génie pro­gres­si­ve­ment exer­cé pour inven­to­rier les mer­veilles qui l’en­tourent, per­cer les mys­tères qui le dominent, per­fec­tion­ner sa connais­sance, son tra­vail et son confort, médi­ter sur ses sen­ti­ments et ses pas­sions ? Une mul­ti­tude d’é­tapes n’a-t-elle pas été nécessaire ?

L’hu­ma­ni­té sans guerre, la civi­li­sa­tion sans vio­lence, sera une nou­velle étape de cette inté­res­sante espèce ; elle ne s’an­nonce que par quelques spé­ci­mens impar­faits ; ceux-ci connaî­tront long­temps encore les doutes et les répro­ba­tions fami­liers aux apôtres quand les apôtres sont en trop petit nombre ; mais le malaise que durent res­sen­tir les pre­miers simiens en qui soient appa­rus les carac­tères de l’homme, et la raille­rie scan­da­li­sée de leurs congé­nères, n’en­lèvent rien à l’hon­neur que leur fit la nature. Ils furent les pre­miers dans la tran­si­tion for­mi­dable de la faune bes­tiale au genre humain. Il faut éga­le­ment qu’il y ait des pre­miers dans la lente sub­sti­tu­tion d’une huma­ni­té paci­fique à l’hu­ma­ni­té bar­bare, dans le lent pas­sage de l’u­ni­vers concen­tra­tion­naire à l’u­ni­vers libéré.

VII.     Les fermes résolutions

On m’ob­jec­te­ra sans doute que cette évo­lu­tion n’est pas cer­taine ; — qu’a­ven­tu­ré en un domaine conjec­tu­ral je me laisse entraî­ner à des affir­ma­tions gra­tuites ; — que, pour les besoins de ma cause, je recrée à mon gré la Genèse, une Genèse aus­si peu prou­vée et aus­si nébu­leuse que celles qui figurent dans des livres sacrés dont les esprits laïcs dénoncent à bon droit l’as­cen­dant dog­ma­tique et le tort qu’ils font à la science ; — et que, sur le faciès du « kapo » et du garde-chiourme, dans la mâchoire déje­tée du tueur, dans le pro­fil infer­nal des gang­sters à l’œil torve, et dans tous les ric­tus du sadisme contem­po­rain, trans­pa­raît constam­ment la bes­tia­li­té ances­trale sous le léger ver­nis de l’hu­ma­ni­té civilisée.

Sans capi­tu­ler tout à fait devant ces objec­tions, je m’in­cli­ne­rai devant ce qu’elles peuvent conte­nir de per­ti­nent et de judi­cieux. Si nous n’al­lons pas vers la paix, si nous ne pro­gres­sons pas vers un ave­nir qui répu­die­ra la vio­lence et pour lequel la guerre sera comme un grand cau­che­mar dis­si­pé par les lueurs d’une aube sereine et la musi­cale eupho­rie d’un réveil res­plen­dis­sant, alors, nous retom­bons dans le doute ; et après ?

Ne sommes-nous pas accou­tu­més à vivre dans l’in­cer­ti­tude de bien plus de choses qu’il n’y en a de scien­ti­fi­que­ment explo­rées ? N’a-t-on pas expé­ri­men­té l’élec­tri­ci­té et l’éner­gie de l’a­tome sans être sûrs qu’elles exis­taient, ou sans connaître leur nature ? Chris­tophe Colomb ne s’est-il pas élan­cé vers l’el­do­ra­do d’outre-mer, avant qu’il lui fût prou­vé que l’o­céan n’é­tait pas sans limites ? Ne devons-nous pas tous adop­ter une atti­tude de croyant ou d’a­thée, bien que nul d’entre nous ne puisse démon­trer que Dieu est, ou n’est point ? Ne nous heur­tons-nous pas de toutes parts à la bru­meuse muraille du doute, de l’in­cer­tain et de l’inconnu ?

Écou­tez Roger Mar­tin-du-Gard quand il dit : « Ne pas trop redou­ter les contra­dic­tions. Elles sont incon­for­tables, mais salubres. C’est tou­jours aux ins­tants où mon esprit s’est vu pri­son­nier de contra­dic­tions inex­tri­cables que je me suis en même temps sen­ti le plus proche de cette Véri­té avec majus­cule, qui se dérobe tou­jours. Si je devais « revivre », je vou­drais que ce soit sous le signe du doute.»

Et c’est pro­fon­dé­ment exact. Les plus fermes réso­lu­tions sortent des plus pro­fonds débats. Fi de ceux qui affirment sans cesse, qui n’ont jamais connu qu’une route toute droite sans bifur­ca­tions, ni car­re­fours ! Fi de ceux qui pré­tendent qu’ayant un guide moral ou intel­lec­tuel infaillible, ils ne se sont jamais trom­pés, ni n’ont été ten­tés de le faire ! Fi de ceux qui ont trou­vé et ramas­sé sur leurs pas la véri­té toute faite, la pana­cée, la pierre phi­lo­so­phale, et n’ayant jamais été trou­blés par les vastes tem­pêtes, n’ont pas été ras­sé­ré­nés par les grands apaisements !

Pierre-Valen­tin Berthier


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste