La Presse Anarchiste

Répudiation unilatérale d’un devoir et d’un droit

I

quand on réflé­chit que les deux der­nières guerres ont coû­té la vie à une cin­quan­taine de mil­lions d’êtres humains et lais­sé der­rière elles des deuils innom­brables, des ruines à perte de vue et des haines inex­tin­guibles ; quand on se remé­more les camps d’extermination, les wagons plom­bés iso­lés sur les voies de garage d’où s’exhalait la puan­teur des cadavres d’asphyxiés, la fumée des fours cré­ma­toires inci­né­rant des hommes, les char­niers pleins de fusillés, les gibets arbo­rant leurs grappes de pen­dus, Coven­try pul­vé­ri­sée, Ora­dour exter­mi­née, les grandes villes alle­mandes détruites par le fer et le feu, la terre brû­lée de l’Ukraine et le feu d’artifice plu­to­nien d’Hiroshima, la guerre doit appa­raître comme quelque chose de si funeste dans son infer­nal génie, et de si gran­diose en son insur­pas­sable hor­reur que toute créa­ture sen­sée en conçoive obli­ga­toi­re­ment l’épouvante et l’exécration.

Aus­si, lorsque sonnent ses vingt ans – le bel âge ! – et qu’il est appe­lé à faire son appren­tis­sage en vue de la guerre à venir, le jeune homme devrait se sen­tir en proie à la crainte la plus légi­time et à l’effroi le plus excusable.

Encore que cet effroi et cette crainte ne consti­tuent pas la règle, et qu’en géné­ral les jeunes gens acceptent la conscrip­tion avec beau­coup d’insouciance, il en est un cer­tain nombre que n’aveuglent pas les impé­ra­tifs sonores ; et j’en ai connu per­son­nel­le­ment au moins un qui s’est juré, à l’âge de vingt ans, de ne point par­ti­ci­per à ce que la guerre atten­dait de lui. Ce que, plus tard, il a vu de la guerre ne le lui a pas fait regretter.

Près de vingt autres années se sont écou­lées depuis lors, et le jeune homme de ce temps-là n’est plus aujourd’hui que ce qu’on est conve­nu d’appeler gen­ti­ment « un homme jeune encore ».

Je ne retra­ce­rai point ici sa lutte contre l’autorité mili­taire et civile, la bataille qu’il eut à livrer, tant exté­rieu­re­ment à lui entre sa per­sonne et la socié­té, qu’intérieurement entre sa fai­blesse et sa déter­mi­na­tion ; il refu­sa d’accomplir son ser­vice mili­taire ; tant qu’il fut libre, le sou­tien de ses amis et de sa famille lui appor­ta le récon­fort et l’exaltation sans les­quels de tels défis ne sau­raient per­sis­ter ; ensuite, la dif­fi­cul­té com­men­ça ; il y eut l’arrestation, l’isolement, la bri­made, la pri­son ; et dans l’impossibilité de reve­nir sur le ser­ment qu’il s’était fait, aus­si bien que de se nour­rir de l’énergie d’un contact sym­pa­thique au milieu du monde enne­mi qui s’apprêtait à le juger, il ne vit plus devant lui que la solu­tion qui est la pana­cée de tous les maux et le dénoue­ment de toutes les tra­gé­dies : la mort.

Com­ment il en réchap­pa et com­ment il sur­vé­cut, c’est une longue his­toire ; elle n’a point sa place ici. Tou­jours est-il qu’il a défi­ni­ti­ve­ment réus­si à s’exempter de ce devoir : le ser­vice militaire.

II

Dans l’idéal de sa théo­rie, ou dans la sim­pli­ci­té de ses ori­gines, le ser­vice mili­taire peut appa­raître comme un devoir légi­time et natu­rel. Voi­ci une cité. Des hommes se sont unis pour l’édifier. Elle n’est pas par­faite et l’organisation sociale divise ses citoyens en classes inéga­le­ment béné­fi­ciaires des biens qui la com­posent, et ils se syn­di­que­ront en grou­pe­ments sou­vent oppo­sés pour confron­ter les droits des uns et les pri­vi­lèges des autres dont la contra­dic­tion ouvre un éter­nel débat inté­rieur ; cela n’empêche qu’à côté de leurs inté­rêts diver­gents, ils ont des inté­rêts com­muns. Riches et pauvres ont un égal inté­rêt, en marge de leur que­relle civile, à ce que leur cité ne soit pas détruite, soit par le feu ou les inon­da­tions, soit par les incur­sions de voi­sins mal­in­ten­tion­nés ; d’où l’intérêt mutuel qui est le leur de s’unir pour créer un corps de pom­piers contre les menaces natu­relles ; et pour for­mer une armée contre les menaces humaines. Ain­si se pose la ques­tion dans l’idéal de la théo­rie, et sans doute aus­si dans la sim­pli­ci­té des origines.

Sui­vant les lois de l’évolution, élar­gis­sez la cité jusqu’à ce qu’elle devienne la nation, et la logique de la pro­po­si­tion ci-des­sus demeure ; de même que le citoyen d’un fau­bourg doit aide et assis­tance à celui d’un autre fau­bourg, de même le res­sor­tis­sant d’une pro­vince ne peut refu­ser son concours à celui d’une autre pro­vince, dans la même cité et dans la même nation sous peine de rompre la soli­da­ri­té qui joue tour à tour en faveur des uns et des autres, et de mettre en péril la sécu­ri­té de la nation ou de la cité. Tous, fussent-ils sépa­rés quant à d’autres inté­rêts, se trou­vant d’accord sur l’intérêt qu’ils ont d’assurer cette pro­tec­tion, il appa­raît, par consé­quent, que le devoir de cha­cun est d’y par­ti­ci­per et que qui­conque s’y sous­trait se retire à lui-même le droit de cité, puisqu’il com­pro­met la défense de tous en s’en désintéressant.

Ain­si expri­mé dans l’absolu, le devoir mili­taire se dresse comme un prin­cipe inat­ta­quable. Il en va tout autre­ment dans la réalité.

Il s’est en effet pro­duit ce phé­no­mène qu’aussitôt créées, ces armées sont deve­nues, aux mains de ceux qui les com­man­daient, des ins­tru­ments à deux tran­chants ; consti­tuées pour défendre la cité ou la nation, elles l’ont défen­due en atta­quant les cités ou les nations voi­sines, et celles-ci, pro­vo­quées, se sont à leur tour « défen­dues » de la même façon. La défense ne fut qu’un fal­la­cieux pré­texte pour atta­quer, et dans neuf cas sur dix, chaque armée ne ser­vit plus qu’à l’agression. À la néces­si­té de pro­té­ger une com­mu­nau­té se sub­sti­tua l’opportunité de détruire les com­mu­nau­tés étran­gères, soit qu’elles fussent qua­li­fiées rivales, répu­tées héré­tiques ou pré­su­mées hos­tiles. Puis il s’y sub­sti­tua une notion d’honneur mili­taire pur, qui tire gloire de tous les coups don­nés ou reçus sans égard pour le motif, bon ou mau­vais ni pour l’adversaire, inculte ou génial, dans son droit ou dans son tort.

Un coup d’œil sur l’histoire de l’humanité nous peut convaincre de cette évi­dence. Qu’il s’agisse des com­bats de tri­bus à tri­bus qui ensan­glan­taient l’Afrique et l’Amérique avant leur conquête par la race blanche, qu’il s’agisse des légions romaines ou car­tha­gi­noises, ou des villes grecques, qu’il s’agisse des armées napo­léo­niennes ou de celles de l’Allemagne, les unes et les autres se sont peu défen­dues et ont énor­mé­ment atta­qué ; com­bien d’armées n’ont pas fran­chi la fron­tière de leur pays ? Depuis les guerres puniques jusqu’à la capi­tu­la­tion de Ber­lin, la défense de la cité, la défense de la nation n’a été qu’un mythe au nom duquel on a fait la guerre au voisin.

Dès lors, si le rôle de l’armée ne se can­tonne pas à la défense de la com­mu­nau­té, c’est-à-dire à la défense du groupe de citoyens dont elle émane, de leurs biens et de leurs œuvres, cha­cun de ces citoyens est par­fai­te­ment fon­dé à ne plus s’identifier à elle et l’adhésion, l’enrôlement, le ser­vice qu’elle exige de lui cessent d’être un devoir.

Que, dans cer­tains cas, devant cer­taines inva­sions tor­ren­tielles qui pre­naient le carac­tère d’un cata­clysme total, la riposte défen­sive ait été spon­ta­née au point de res­sor­tir à l’instinct de conser­va­tion, nous n’abjurerons pas nos prin­cipes et ne démen­ti­rons point nos conclu­sions en le recon­nais­sant ; des raz-de-marée humains comme l’invasion des Huns d’Attila, comme celle des Arabes après l’Hégire, comme celle des Turcs après, et même avant la chute de Constan­ti­nople, acqué­raient une telle enver­gure de catas­trophe qu’un endi­gue­ment mili­taire de ces énormes ruées deve­nait, à son tour, fatal, parce qu’il n’est, ni dans la nature des choses, ni dans les vœux de l’esprit, qu’un seul peuple, une seule culture, une seule civi­li­sa­tion, domine et absorbe tous les autres en défer­lant jusqu’aux bornes du monde.

Les rares pays dont l’armée n’ait jamais joué un rôle agres­sif sont, nous l’admettons, en posi­tion beau­coup meilleure que les autres pour nous per­sua­der que nous avons tort de nier la légi­ti­mi­té du devoir mili­taire ; eux, du moins, peuvent nous dire (ils sont en droit de le faire) que, n’ayant jamais usé de leur force que pour se défendre, ils ont prou­vé que les gou­ver­ne­ments n’utilisaient pas néces­sai­re­ment ce moyen défen­sif comme, ins­tru­ment d’attaque, et que, par consé­quent, leurs res­sor­tis­sants ne sau­raient invo­quer d’excuse à refu­ser de por­ter les armes, et ne sau­raient s’en dis­pen­ser sans s’exclure de la cité com­mune. Encore que, pour d’autres rai­sons, nous soyons d’un avis dif­fé­rent, nous recon­naî­trons volon­tiers que ces pays donnent un exemple sus­cep­tible d’atténuer nos griefs. Mais com­bien sont-ils, ces pays-là, et quelle place tiennent-ils dans l’échelle des forces inter­na­tio­nales ? Leur modé­ra­tion n’est-elle pas de la pru­dence ? Ne doit-on pas leur rôle pure­ment défen­sif à leur fai­blesse ? S’ils étaient puis­sants et consi­dé­rables, qui nous prouve que leur armée ne serait pas, elle aus­si, un moyen déter­mi­nant, soit d’attaque, soit de menace et de pres­sion, comme la plu­part des armées que déploient les grands États, les unes essai­mées d’un bout de l’univers à l’autre sur les cinq conti­nents, les autres mas­sées sur leur ter­ri­toire d’origine, à l’affût du pre­mier signal qui leur ordon­ne­ra de par­tir à l’assaut ?

Donc, dans le pas­sé déjà, et dès le plus loin­tain pas­sé, les armées ont tra­hi la cité en ne se conten­tant pas de la pro­té­ger contre les agres­sions éven­tuelles et en atti­rant sur elle les repré­sailles inévi­tables qu’expliquaient leurs exac­tions à l’extérieur. Elles ont même ren­du en quelque sorte fatales des menaces et des attaques contre la cité, car, les com­mu­nau­tés étran­gères étant inquié­tées par leurs pré­pa­ra­tifs, elles ont ren­du fatales des expé­di­tions pré­ven­tives ; la sécu­ri­té de Rome exi­geait la des­truc­tion de Car­thage, la sécu­ri­té de l’Angleterre exi­geait le coup de Tra­fal­gar, et celle du Japon celui de Pearl Har­bour, et ain­si de suite ! On a rai­son­né ain­si à Sparte, autre­fois, on a rai­son­né ain­si à Londres ensuite, et à Ber­lin, et à Washing­ton. On rai­sonne ain­si par­tout, de nos jours.

Dira-t-on que le lien est le même, qui unit dans le pré­sent et dans la pra­tique le citoyen-sol­dat à son gou­ver­ne­ment, et qui unis­sait ou qui uni­rait le citoyen-sol­dat à sa cité ou à sa nation dans les ori­gines ou dans l’idéal ? Le dira-t-on, à la lumière de ces réa­li­tés incon­tes­tables ? Dira-t-on que ce devoir mili­taire, qui envoie le jeune Fran­çais à Hanoï ou à Gao, le jeune Séné­ga­lais à Dji­bou­ti ou a Tou­lon, est de la même espèce, a la même valeur de concours et de soli­da­ri­té, que celui dont on dis­cute à pro­pos d’une cité théo­rique au nom d’un prin­cipe absolu ?

Ces repré­sailles que l’abus de sa force que se per­met­tait son armée atti­rait sur la cité, ces expé­di­tions pré­ven­tives que, par ses pro­vo­ca­tions, elle don­nait à l’ennemi la ten­ta­tion d’organiser, ce n’était rien : cela, c’est du pas­sé. Aujourd’hui, on ne pro­cède plus par coups de main, par embus­cades, plus même par simples alliances à la mode de Charles le Témé­raire contre Louis XI ou de Riche­lieu contre la mai­son d’Autriche. On pro­cède par vastes coa­li­tions, d’ampleur pla­né­taire, et l’armée attire sur les foyers qu’elle est cen­sée défendre, le mons­trueux déchaî­ne­ment des plé­sio­saures de fer, la migra­tion des oiseaux de nuit pon­dant au hasard leurs œufs de feu, tout ce que nous venons de voir com­plé­té et accru par tout ce que nous igno­rons, tout ce que la guerre d’hier por­tait en germe pour la guerre de demain et dont l’effroyable cou­vée est peut-être en voie d’éclosion, l’astre ato­mique d’Hiroshima qui éblouit comme le soleil et tue ce que le soleil vivi­fie, les rayons natu­rels cap­tés par le génie humain pour anéan­tir l’homme, les mys­tères du cos­mos uti­li­sés par la science contre la vie avant même d’être iden­ti­fiés, et le fir­ma­ment des cités plein de météores inconnus.

Y a‑t-il, pour jus­ti­fier l’obligation sacrée du devoir mili­taire, une soli­da­ri­té plau­sible et supé­rieure qui lie l’homme à tout cela ?

Si, pour les indi­vi­dus incultes ou per­vers, faire la guerre est, avant tout, faire le mal pour le plai­sir, une occa­sion de débauche, de pillage et de bas assou­vis­se­ment, la mul­ti­tude s’est rare­ment conten­tée, dans les socié­tés poli­cées, d’un but aus­si maté­riel. Toutes les guerres se sont enve­lop­pées d’une ver­tu mes­sia­nique propre à éri­ger en devoir l’adhésion qu’elles requé­raient de cha­cun. Les Croi­sés n’ont pris le glaive au nom d’un Sau­veur qui l’avait pros­crit que parce qu’ils pro­je­taient de déli­vrer le tom­beau de ce sau­veur, et dans leur épo­pée mul­tiple, qui tour­na assez mal pour eux ils ont oppri­mé quan­ti­té de popu­la­tions inno­centes sous pré­texte d’aller libé­rer un cadavre ima­gi­naire, que dis-je ? un sépulcre inexis­tant, consi­dé­ré comme ne conte­nant rien par eux qui croyaient à la résur­rec­tion du Christ.

Tout aus­si fer­me­ment expri­mée, et cepen­dant tout aus­si vaine, cette mis­sion libé­ra­trice s’est ren­con­trée dans toutes les guerres.

Enchaî­nés par le devoir, mais exal­tés par l’apostolat, on est confon­du par la somme d’héroïsme que peuvent dépen­ser les hommes. Si l’on veut bien en oublier quelques ins­tants la vani­té, cet héroïsme est pro­pre­ment admirable.

Quand on consi­dère les défen­seurs du fort de Vaux, les para­chu­tistes d’Arnheim, les ouvriers d’Octobre-Rouge à Sta­lin­grad, les maqui­sards du Ver­cors, on est ému de l’esprit de sacri­fice sublime qui sou­tint leur éner­gie et leur résis­tance, et que, seule a pu sus­ci­ter leur convic­tion de lut­ter pour une cause juste ; ces épi­sodes de la guerre, où l’on voit des hommes se battre contre une inva­sion féroce, contre une idéo­lo­gie fausse, contre une menace de sub­mer­sion du monde entier par la force, l’erreur et la crainte, sont pro­fon­dé­ment bouleversants.

Mais pour qu’un tel héroïsme fût néces­saire de leur part, quels enne­mis avaient-ils donc ? Ne fal­lait-il pas qu’en face d’eux il y eût éga­le­ment des hommes sou­le­vés par une exal­ta­tion égale ? Sans aucun doute, sinon l’acharnement de ceux qu’ils com­bat­taient serait inex­pli­cable. Une croyance aus­si ancrée, un apos­to­lat aus­si dévo­rant, han­taient les jeunes hit­lé­riens, fils des anciens chô­meurs de la répu­blique de Wei­mar, et les pilotes japo­nais des avions-sui­cides. Pour eux aus­si, comme pour le jeune Fran­çais qui ral­liait, via l’Espagne, les forces libres, comme pour ce jeune avia­teur anglais qui se fit sau­ter avec son appa­reil en le jetant sur un V‑2, l’appel de la guerre était un appel mes­sia­nique, un mes­sage libé­ra­teur, et le ser­vice mili­taire un devoir.

En marge de ces tableaux, il y en a d’autres. Cet héroïsme, qui s’offre tou­jours à la liber­té et conduit le plus sou­vent à l’oppression et pro­fite le plus sou­vent à l’esclavage, il a une autre ima­ge­rie, non moins spec­ta­cu­laire, mais com­bien plus affligeante !

Ce sont les fusillés pour l’exemple dont a par­lé Mon­clin jadis ; ce sont les exploits des net­toyeurs de tran­chées, les attaques aux gaz et au lance-flammes ; les dizaines de mil­liers d’hommes, abat­tus à la mitrailleuse dans les char­niers de Katyn, par les Russes disent les Alle­mands, par les Alle­mands disent les Russes ; ce sont les 1.500 ou les 2.000 marins fran­çais morts à Mers-el-Kébir dans la des­truc­tion de leur flotte par les Bri­tan­niques, à la suite de ce que, diplo­ma­ti­que­ment, on a qua­li­fié « un léger mal­en­ten­du ». Car l’acceptation du devoir mili­taire ne per­met pas à qui l’accepte de choi­sir, ni de dis­tin­guer ; peut-être mour­ra-t-il pour la liber­té ou pour la patrie, comme il se peut aus­si qu’il meure pour la tyran­nie et pour la vio­la­tion de la patrie d’autrui, comme il se peut aus­si qu’il meure pour un « léger mal­en­ten­du », ou même pour l’exemple, c’est-à-dire pour rien. Pas de dis­tinc­tion ! Pas de choix ! Le devoir de por­ter les armes est exclu­sif de toute clause res­tric­tive ou rési­lia­toire, ordi­nai­re­ment liée à tout enga­ge­ment et insé­pa­rable de tout contrat. On ne peut ni le dis­cu­ter ni le dénon­cer. Il faut l’accepter ou le refuser.

Les cir­cons­tances nous ramènent-elles par­fois à cette sim­pli­ci­té des ori­gines évo­quées plus haut, si tou­te­fois elle exis­ta ? L’homme le plus paci­fique n’est-il pas quel­que­fois sol­li­ci­té par sa conscience de prendre par­ti dans une guerre ? J’ai sou­le­vé la ques­tion dans un article pré­cé­dent, je n’y revien­drai pas ici, bien que je me réserve d’en repar­ler. Il arrive que ce soit, dans cer­tains esprits, un véri­table débat, et j’ai ten­té de me pen­cher sur le pro­blème du scru­pule kro­pot­ki­nien. Ce scru­pule n’est pas dis­si­pé, et nous le retrou­ve­rons encore. Qui de nous ne s’est pas posé une ques­tion de ce genre : « Sup­po­sons que, moi paci­fiste, je me trouve repor­té à de nom­breux siècles en arrière à la veille d’une de ces batailles qui semblent avoir été, dans l’histoire humaine, des vic­toires écla­tantes ou des catas­trophes effroyables pour la culture et pour la liber­té, Sala­mine par exemple ; res­te­rais-je fidèle à mon paci­fisme, à mon idéal de non-vio­lence ? Pren­drais-je les armes sous Thé­mis­tocle ? Ou bien me por­te­rais-je, un rameau d’olivier à la main, à la ren­contre de Xerxès pour essayer de le flé­chir comme Gene­viève flé­chit Atti­la qu’elle envoya se faire battre ailleurs par les cen­tu­ries d’Aetius ? Ou bien m’irais-je cacher sous une hutte au pied de l’Olympe, en atten­dant que le fléau passe, comme passent tous les fléaux, Xerxès, Atti­la ou Hit­ler, taillés en pièces par des armées qui écrasent les leurs, et qui leur succèdent ? »

Tous les hommes conscients de ce que l’esprit humain doit à la culture hel­lé­nique sont, à Sala­mine, pour les Grecs contre les Perses. Mais la Grèce n’était pas peu­plée que de phi­lo­sophes, et les hoplites ne défen­daient pas que la liber­té. La Grèce était aus­si peu­plée d’esclaves, et ses sol­dats défen­daient aus­si les pri­vi­lèges aris­to­cra­tiques. Nous qui, au XXe siècle, vou­drions voir dis­pa­raître la condi­tion pro­lé­ta­rienne, n’avons pas le droit d’omettre, en nos consi­dé­ra­tions, ce fait que la condi­tion serve exis­tait au Ve siècle avant Jésus-Christ. Si les pro­lé­taires d’aujourd’hui peuvent dire, selon nous, qu’ils n’ont pas de patrie, pour­quoi l’esclave antique ne l’aurait-il pas éga­le­ment pen­sé ? Nous connais­sons l’attitude de Thé­mis­tocle devant Xerxès, mais nous ne savons pas quel eût été son com­por­te­ment dans l’hypothèse d’un Spar­ta­cus athé­nien. Toute la culture dont rayon­nait la Grèce et qui s’est per­pé­tuée et se per­pé­tue­ra immor­tel­le­ment, cet amour de la liber­té qu’elle a com­mu­ni­qué au monde, n’ont jamais convain­cu les riches Hel­lènes d’affranchir leurs esclaves, et la vic­toire de Sala­mine, si elle a retar­dé le sac­cage de la Grèce et per­mis à celle-ci de par­faire sa civi­li­sa­tion, sa splen­deur, son mes­sage aux siècles futurs, n’a fait perdre ses chaînes à aucun des parias d’Athènes.

Or, un homme ne pou­vant se culti­ver qu’autant qu’il est libre, et devant, s’il ne l’est pas, accé­der à la liber­té avant d’aspirer à la culture, on voit le béné­fice que la culture hel­lé­nique eût reti­ré d’une abo­li­tion de l’esclavage ; il reste cepen­dant qu’il n’en fut rien, et qu’aucun Sala­mine, aucun Mara­thon, aucun Pla­tées, n’a allé­gé le far­deau de l’esclave athé­nien, que ni Ché­ro­nèse, ni la conquête romaine ne devait l’accroître, si l’on dédaigne des inci­dents locaux et épi­so­diques comme la répres­sion thé­baine et dif­fé­rents autres sou­lè­ve­ments patrio­tiques et nul­le­ment sociaux. Et cepen­dant, cette idée de la liber­té humaine, qui n’a jamais atté­nué la charge de l’esclave grec, nous fut com­mu­ni­quée par la Grèce, et triom­phait à Sala­mine avec des inté­rêts mar­chands et patri­ciens. Mais si Xerxès avait vain­cu, l’aurait-il tuée ? Aban­don­nons pour aujourd’hui la pour­suite de ce sujet plein d’angoisses.

III

Ain­si donc, le jeune homme dont j’ai par­lé en com­men­çant refu­sa de se plier aux exi­gences du devoir militaire.

— Il convient cepen­dant d’être juste, se dit-il ensuite ; puisque je me suis dis­pen­sé d’un devoir que la socié­té consi­dère envers elle comme essen­tiel, une élé­men­taire concep­tion de l’équité exige que je me prive d’un droit. En effet, il n’est pas conforme à l’esprit de jus­tice que le même indi­vi­du retire de la socié­té des avan­tages sans lui en appor­ter d’équivalents en échange, et pré­tende jouir de tous ses droits s’il ne rem­plit pas tous ses devoirs.

On voit par ce rai­son­ne­ment que notre jeune homme se fai­sait du contrat social une haute idée, qu’il a modi­fiée par la suite ; car il s’est per­sua­dé depuis, s’il ne l’avait qu’entrevu jusque là, que ceux qui, dans la socié­té, four­nissent le maxi­mum de leur effort et de leur uti­li­té sont en même temps ceux qui béné­fi­cient le moins de ce que cette socié­té pro­cure de bien-être et de bienfaits.

De tous les devoirs que la socié­té impose, il avait élu­dé le plus exi­geant, le plus impé­rieux, le plus iné­luc­table et le plus dra­ma­tique ; il conve­nait donc qu’il renon­çât, pour que la com­pen­sa­tion fût équi­table, au droit le plus noble, le plus éle­vé, le plus pri­sé, le plus enviable, qu’elle met­tait à sa dis­po­si­tion ; et de même que sa dénon­cia­tion du devoir avait été uni­la­té­rale, il fal­lait que sa renon­cia­tion au droit fût volontaire.

Il se mit donc à recher­cher, par­mi les quelques droits dont il avait l’usage, lequel était esti­mé au plus haut prix par ses com­pa­triotes ; et cette inves­ti­ga­tion fut de courte durée : ce droit, c’était le droit de vote.

Beau­coup de droits sont négli­gés, ain­si que s’ils n’existaient pas. Par exemple, le droit d’exprimer libre­ment sa pen­sée ; ce droit, tout le monde l’a, mais com­bien d’entre nous en pro­fitent ? Com­bien montent à la tri­bune ou écrivent dans les jour­naux uni­que­ment pour divul­guer de façon exacte et com­plète ce qu’ils pensent ? La plu­part dédaignent ce droit, aus­si abso­lu­ment que s’ils ne pen­saient pas et n’avaient rien à expri­mer. Il en va de même du droit de divorce ; tout le monde a le droit de divor­cer, mais la plus grande par­tie des gens mariés s’en abs­tiennent, au point qu’on pour­rait presque en conclure, sinon avec un peu de témé­ri­té, que la vie de ménage leur convient.

Tan­dis que le droit de vote est hono­ré avec beau­coup plus d’exactitude, exer­cé avec beau­coup plus d’intérêt ! Il n’y a guère que 30 à 40% d’abstentionnistes. C’est-à-dire que 60 à 70% des élec­teurs votent, cepen­dant qu’une infime mino­ri­té uti­lise les droits que j’ai men­tion­nés ci-des­sus. On voit par là com­bien ce droit est popu­laire, com­bien il est reven­di­qué, com­bien y sont atta­chés les hommes et les femmes de ce siècle et de ce pays. C’est un droit sacré !

Pas de doute pos­sible : c’est bien le droit de vote qui consti­tue le droit majeur confé­ré par la socié­té d’aujourd’hui. Le seul droit qui, par son impor­tance, méri­tât d’être com­pa­ré au devoir majeur du ser­vice mili­taire. Nul autre droit ne pou­vait être mis vala­ble­ment en paral­lèle avec ce devoir. Ils s’équilibraient, ils s’équivalaient. Ils étaient à mettre dans le même sac !

Le jeune homme renon­ça au droit de vote.

IV

D’où vient cette grande impor­tance accor­dée au vote ? Je ne le sais pas trop. Nulle part, en aucun pays, à aucun moment, je n’ai vu des élec­tions chan­ger rien à quoi que ce soit. Par­tout où des régimes nou­veaux (meilleurs ou pires), se sont éta­blis, ils ont triom­phé autre­ment que par un suc­cès électoral.

Quand les com­mu­nistes perdent des voix dans un pate­lin, ils sont confon­dus. Pour­quoi donc ? Ont-ils quel­que­fois vain­cu par le bul­le­tin de vote ? En Rus­sie, ils ont pris le gou­ver­ne­ment par la révo­lu­tion ; en Chine, par la guerre civile ; dans les Bal­kans, par les consé­quences de la guerre étran­gère ; nulle part par des consul­ta­tions popu­laires. Il n’y a eu, après coup, que des plé­bis­cites, qui, on le sait, homo­loguent tou­jours le fait accom­pli. Par contre, dans tous les pays où ils ont obte­nu des majo­ri­tés élec­to­rales, en Alle­magne, en Ita­lie, en Espagne, en France, ils ont été chas­sés du pou­voir, par un Hit­ler, par un Mus­so­li­ni, par un Fran­co, par un Ramadier.

Il en va de même des fas­cistes. Les par­tis tota­li­taires de droite sont acca­blés quand, ils perdent des sièges. Mais, à l’exception de Hit­ler (qui, à y bien réflé­chir, confirme la règle), aucun dic­ta­teur n’a dû son avè­ne­ment à l’usage élec­to­ral. Mus­so­li­ni et Fran­co l’ont empor­té par des sou­lè­ve­ments et des rébel­lions, Pétain à la faveur d’une guerre étran­gère, et ain­si de suite. Les Répu­bliques elles-mêmes sont nées de convul­sions sanglantes.

Les quatre répu­bliques fran­çaises en four­nissent l’exemple ; les deux pre­mières naquirent de révo­lu­tions, les deux der­nières ont vu le jour dans la guerre étran­gère. Pas un régime ne doit son ins­tau­ra­tion au bul­le­tin de vote. Le vote n’a jamais rien chan­gé et ne chan­ge­ra jamais rien ; ce qui n’empêche pas la majo­ri­té des citoyens de conti­nuer à voter.

De peu d’importance his­to­rique – car jamais le cours de l’histoire n’en a été sen­si­ble­ment influen­cé – les élec­tions sont, en outre, chaque fois et sans excep­tion, une décon­ve­nue quant aux résul­tats que l’électeur en peut attendre.

Par le vote, on pré­tend démon­trer le pou­voir de la majo­ri­té sur la mino­ri­té, et du nombre sur l’individu. Or, ce pou­voir est à la fois ima­gi­naire et immoral.

Il est immo­ral, et anti­scien­ti­fique en même temps, car il ne prouve nul­le­ment que la mino­ri­té ait tort, ni que l’individu ne soit pas dans son droit. Ce n’est pas parce que le par­ti X a recueilli plus de suf­frages que le par­ti Z que celui-ci a moins de valeur ou détient moins de véri­té que celui-là. Ce n’est pas parce que Xavier de Mon­té­pin a plus de lec­teurs que Vic­tor Hugo, que ce der­nier a moins de talent que le pre­mier ; et tout le monde sait que les Aven­tures de Tar­zan ont beau­coup plus d’admirateurs que les Pen­sées de Pascal.

Ensuite, il est ima­gi­naire ; car l’opinion de l’individu qui a rai­son fini­ra tou­jours par s’imposer aux foules qui avaient tort ; si l’on avait fait voter les foules, elles eussent désa­voué Gali­lée, Hal­ley, Pas­teur, qui ont cepen­dant fini par triom­pher ; et ce qui est exact dans le domaine scien­ti­fique l’est aus­si dans le domaine social. Par­tout, les majo­ri­tés élec­to­rales se consti­tuent sous l’influence de mino­ri­tés poli­ti­ciennes. Et les patrons, quoique infi­ni­ment moins nom­breux que les ouvriers, montrent bien à ceux-ci, dans nos « démo­cra­ties », que la loi du nombre est un leurre ; les ouvriers n’élisent pas leurs patrons, ils ne sont admis à se pro­non­cer, ni sur la com­pé­tence, ni contre l’autorité de leurs employeurs, et il arrive qu’après quinze jours, un mois, deux mois de grève et de dis­cus­sion, le patron s’obstine et l’ouvrier cède, et que la volon­té de deux cents ouvriers qui sont dans leur droit et qui ont rai­son, se brise contre la volon­té d’un seul homme qui s’est buté par caprice et qui per­sé­vère dans son tort.

Donc, le pou­voir du nombre, quand il pour­rait être moral, est ima­gi­naire ; quand il est réel, il est immo­ral. Il n’est à la fois moral et réel que dans des cas bien rares d’action directe où la vio­lence ne tarde pas à lui faire perdre l’une de ces deux qua­li­tés. Le vote poli­tique n’est jamais que le tru­che­ment au moyen duquel les aspi­ra­tions du nombre s’expriment par l’élection de man­da­taires qui les feront échouer.

S’il ne s’agissait que de faire choi­sir, par des élec­teurs inves­tis d’un pou­voir per­ma­nent de contrôle, quelques man­da­taires connus d’eux, révo­cables à tout ins­tant, et dési­gnés pour une tâche limi­tée à leur com­pé­tence, et pour un temps res­treint à l’accomplissement de cette tâche, le vote serait une ins­ti­tu­tion à laquelle nul n’objecterait ; ce serait un acte concret, maté­riel, réa­liste. Le vote actuel, au contraire, est une chi­mère méta­phy­sique, uto­pique, abs­traite, peut-être née dans l’idéal, mais tom­bée de bien haut dans l’opprobre des Parlements.

Quand vous avez élu quelqu’un, vous êtes for­cé de lui obéir, même s’il décrète votre mobi­li­sa­tion après vous avoir pro­mis le désar­me­ment. Les innom­brables majo­ri­tés paci­fistes, expé­diées à la bou­che­rie par les gens qu’elles avaient élus, se sont fait un scru­pule de voter à nou­veau pour eux, ou, si elles les ont répu­diés, d’élire à leur place, en appli­ca­tion de leur volon­té de paix, de nou­veaux per­son­nages qui leur pré­parent de nou­velles guerres.

On arrive à faire voter des gens épris de liber­té pour des par­le­men­taires qui rêvent d’une dic­ta­ture ; on arrive à faire voter des gens assoif­fés de paix pour des man­da­taires qui feront d’eux des sol­dats ; on arrive à faire voter des gré­vistes pour des dépu­tés qui leur reti­re­ront le droit de grève ; on arrive à faire voter des élec­teurs pour des élus qui leur confis­que­ront le droit de vote ; on par­vient, en disant aux ouvriers : « Vous tra­vaillez trop, vous ne gagnez pas assez ! », à les faire voter pour des repré­sen­tants qui leur diront ensuite de retrous­ser leurs manches pour gagner la bataille du fer ou pour faire triom­pher le plan, et de se ser­rer la cein­ture afin d’augmenter nos exportations !

V

Comme je l’ai indi­qué plus haut, le jeune homme confé­rait dans son esprit, à son aban­don du droit de vote, une valeur de com­pen­sa­tion en quelque sorte expiatoire.

Or, son abs­ten­tion fut remar­quée et des gens lui tinrent rigueur de ce qu’il ne votait pas. Par­mi ces gens achar­nés à voter, et pleins de reproches contre qui­conque n’allait point aux urnes, figu­raient cer­tains élec­teurs dont les suf­frages favo­ri­saient des can­di­dats qui, s’ils déte­naient un jour le pou­voir, leur reti­re­raient le droit de vote ! Contra­dic­tion qui les ren­dait tendres au dic­ta­teur de demain qui abo­li­ra les consul­ta­tions élec­to­rales, et, en même temps, impi­toyables envers qui s’abstient aujourd’hui d’y prendre part !

D’ailleurs, ces élec­teurs ne consi­dèrent pas le vote comme un droit, mais comme un devoir : « Je vais faire mon devoir », disent-ils en se ren­dant à l’isoloir, comme ils le diraient en se diri­geant vers leur centre de mobi­li­sa­tion. Je crois même que c’est parce que le vote est pro­mu par eux à la qua­li­té de « devoir » qu’ils conti­nuent à voter ; si, dans leur pen­sée, ce n’était qu’un droit, ils n’en pro­fi­te­raient pas plus que de la plu­part des autres droits qu’ils ont et dont ils ne font pas usage. L’homme aime mieux avoir des devoirs que des droits ; et de ses droits, il fait quel­que­fois des devoirs pour s’accorder l’excuse de s’en servir.

Cette recon­nais­sance de la défé­rence de l’homme envers le devoir en géné­ral, encore qu’il le trans­gresse très sou­vent, mais avec un bon­heur quel­que­fois dis­cu­table, com­porte une part de cri­tique et une part de louange. C’est un éloge en ce sens que cette défé­rence prouve qu’on a tort de consi­dé­rer l’homme comme un être essen­tiel­le­ment mau­vais dont on ne peut rien espé­rer de salu­taire ; c’est une cri­tique dans la mesure où, inca­pable d’agir dans l’indépendance et la liber­té, il fait de ses actions les plus natu­relles un devoir, un sacre­ment, un culte. Cela tourne par­fois à la manie. N’a‑t-il pas tra­ves­ti en devoir – car il dit : « le devoir conju­gal » – le don pério­dique, qu’il fait à sa com­pagne, d’une petite par­tie de sa per­sonne, en désa­veu ou en répa­ra­tion du plai­sir volup­tueux et dis­cret qu’il y trouve ?

O mon sem­blable, je t’en conjure ! cesse de consi­dé­rer et de vou­loir m’imposer comme un devoir tout acte dont de ma part, l’exercice ou le non-exer­cice ne te nuit, ne te lèse en rien !

Ne me parle pas de mes devoirs reli­gieux, et ne te pré­oc­cupe pas de mon salut post­hume ! Aller à la messe est un droit que jamais je ne te contes­te­rai, mais n’en fais pas un devoir et n’aspire pas à m’y contraindre, et nous serons alors, toi pra­ti­quant, moi mécréant, deux laïcs tolé­rants amis.

Ne me parle pas de mes devoirs élec­to­raux, et ne te pré­oc­cupe pas de rele­ver mon nom par­mi les abs­ten­tion­nistes après le poin­tage des listes. Tu votes, et je te par­donne de me don­ner ain­si des maîtres dont je ne res­sens pas le besoin ; mais ne me reproche pas à moi de n’avoir pas appor­té mon suf­frage à ceux, trop nom­breux déjà, qu’ils ont recueillis. Ne m’impose pas comme un devoir ce que je suis, pour ma part, trop clé­ment de te concé­der comme un droit. Tu t’arroges le droit de m’élire des chefs mal­gré moi ; ne m’oblige pas à t’en dési­gner, c’est tout ce que je te demande.

Quant au devoir conju­gal, j’espère que c’est par déri­sion que tu l’appelles ainsi.

J’ai tout de même le devoir de tra­vailler, diras-tu ; n’est-ce pas un devoir ? Si fait, d’accord. En échange des avan­tages que je retire du milieu social, il est équi­table que je lui rende des ser­vices cor­res­pon­dants. Mais vou­drais-je m’y sous­traire, que le besoin m’y contrain­drait rapi­de­ment. Bien que ce soit véri­ta­ble­ment un devoir, il a per­du ce carac­tère, pre­miè­re­ment parce que le besoin l’a trans­for­mé en obli­ga­tion natu­relle et iné­luc­table pour moi, deuxiè­me­ment parce que je connais des gens qui, par la dis­pense que pro­cure la for­tune, s’en sont cepen­dant exemp­tés sans que la socié­té les en châ­tie, et d’autres gens qui, bien que tra­vaillant, se font pro­cu­rer par le milieu social des avan­tages tout à fait dis­pro­por­tion­nés avec l’utilité de leur pro­duc­tion d’énergie.

La socié­té abuse sou­vent dans la dis­tri­bu­tion des devoirs qu’elle m’impose, rare­ment dans celle des droits qu’elle m’accorde. Mais le pire abus, c’est, m’ayant réser­vé un droit, de le conver­tir en devoir, ce qui se résout pour moi par un devoir en plus et un droit en moins, donc par une res­tric­tion de liberté.

Lais­sez-moi de grâce, si cela me convient, m’abstenir de com­mu­nier et de voter, igno­rer l’urne et le taber­nacle, la tri­bune et la chaire, la sou­mis­sion au Sou­ve­rain Maître, l’allégeance au peuple sou­ve­rain. Lais­sez-moi vivre hors des mys­tiques, hors de l’état de grâce du culte, hors de l’euphorie des scru­tins, si cela me convient. Lais­sez-moi tranquille !

Pour en reve­nir au réfrac­taire dont j’ai par­lé, et conclure, il s’est réso­lu, en dénon­çant la conscrip­tion par une rési­lia­tion uni­la­té­rale que la socié­té n’admet pas, à n’être jamais sol­dat ; en renon­çant au droit de vote, il s’est rési­gné a n’être jamais citoyen. Il n’est rien, qu’un homme qui passe pour n’avoir aucune opi­nion poli­tique, aucune défé­rence natio­nale ; son livret mili­taire est vierge, ses cartes d’électeur aus­si. Il n’a joué aucun rôle dans les tra­gé­dies de la guerre, ni dans les comé­dies de la paix. Et pour­tant ! tout l’horizon des luttes sociales, tout le para­dis des arts, tout l’enfer de l’histoire, par­ti­cipent et se mêlent à sa vie de chaque jour, cepen­dant qu’au dedans de lui se construit son uni­vers inté­rieur d’harmonie indi­vi­duelle, qui s’achèvera avec sa der­nière pen­sée pour dis­pa­raître avec son der­nier bat­te­ment de cœur.

Pierre-Valen­tin Berthier


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