La Presse Anarchiste

Remarques sur la violence

« Il est éton­nant que les peu­ples chéris­sent si fort le gou­verne­ment répub­li­cain et que si peu de nations en jouis­sent ; que les hommes haïssent si fort la vio­lence et que tant de nations soient gou­vernées par la vio­lence. »

Mon­tesquieu (Pen­sées)

— O —

    Il nous est apparu intéres­sant, dans ce pre­mier numéro d’une revue con­sacrée à l’a­n­ar­chisme et à la non-vio­lence, d’é­tudi­er la nature et les formes de la vio­lence afin de mieux con­naître son vis­age, et de mieux la recon­naître sous ses masques. Cela nous sem­ble être une con­di­tion préal­able à tout tra­vail ultérieur visant à la dis­pari­tion dans notre vie et dans notre civil­i­sa­tion des moin­dres traces de cet état naturel qu’est la vio­lence et à la pro­mo­tion de l’a­n­ar­chie, cet « ordre par l’har­monie », comme le dis­ait si bien Louise Michel.

Une pre­mière remar­que s’im­pose, c’est la mau­vaise con­science de la vio­lence. En général, sauf pour quelques dis­ci­ples de Cal­li­clès1Pla­ton : Gor­gias 482e — 484a. ou de Niet­zsche2Ain­si par­lait Zarathous­traPar-delà le bien et le mal. qui ont le courage de leurs idées et de leurs actes, la vio­lence se dis­simule sous des raisons fal­lac­i­euses ou sous des apparences plus bénignes. Si l’on en croit les livres de droit, de morale, de théolo­gie, on n’a qu’à se louer de la sagesse de nos savants, de nos chefs poli­tiques et soci­aux, de la bien­veil­lance de nos dieux et de l’har­monie de nos insti­tu­tions publiques. En fait, il suf­fit d’ou­vrir ses oreilles et ses yeux pour voir les indi­vidus et les com­mu­nautés opprimés par la tyran­nie indi­vidu­elle ou col­lec­tive sous toutes ses formes. La loi, elle-même, qui devait assur­er la jus­tice entre le fort et le faible, est le moyen le plus assuré et le plus légal pour écras­er le faible.

C’est peut-être là qu’il faut trou­ver le sens de la révolte anar­chiste en face de la dureté de ceux qui prof­i­tent de leur puis­sance (physique ou intel­lectuelle) et aus­si, hélas ! devant l’aveu­gle­ment et l’in­con­science des opprimés qui, bien sou­vent il faut le dire, n’ont que ce qu’ils méri­tent3Cf. La Boétie : Dis­cours sur la servi­tude volon­taire. et se com­plaisent dans leur sit­u­a­tion par une sorte de masochisme plus ou moins inconscient.

Une des caus­es de l’emploi de la vio­lence est l’in­stinct naturel de pos­ses­sion, qu’il soit indi­vidu­el ou col­lec­tif (État par exem­ple), comme l’a bien démon­tré P.-J. Proud­hon4La Guerre et la paix. lorsqu’il expose qu’il est faux de penser avec Grotius que la guerre est une injus­tice du côté de l’as­sail­lant qui vise à s’ap­pro­prier de ma per­son­ne et de mes biens et une juste action du côté de l’as­sail­li. Il développe sa pen­sée en indi­quant que l’in­jus­tice — ou la jus­tice, comme on voudra — de la guerre est totale chez les deux et insé­para­ble même de l’idée de guerre. En effet, ce qui est en ques­tion, c’est la pro­priété, source du dif­férend. Si l’as­sail­lant veut mes biens et ma per­son­ne, s’il m’en dénie la pos­ses­sion, c’est que j’en ai à l’o­rig­ine revendiqué la pos­ses­sion. Dans cette optique, l’as­sail­li n’est pas plus fondé à se défendre que l’as­sail­lant à atta­quer. Tous deux vivent dans une même fausse philoso­phie, j’en­tends celle de la pro­priété5Définie de manière pit­toresque, par l’au­teur, par le vol.. Tout exer­ci­ce d’un pou­voir est illé­gal, car il vise à main­tenir ou à éten­dre ce vol initial.

Cela nous amène à expli­quer pourquoi l’homme, et aus­si l’an­i­mal, en est venu à vouloir pos­séder : c’est prin­ci­pale­ment dans la crainte de ne pas pou­voir sur­vivre, de ne pas pou­voir trou­ver à temps un toit, de la nour­ri­t­ure, une com­pagne et des enfants pour l’aider dans des épo­ques préhis­toriques où tous ceux qui nais­saient n’é­taient pas assurés dans leur exis­tence ; c’est la peur de man­quer qui est à l’o­rig­ine de ce pre­mier vol qu’est la pro­priété qui engen­dre en fait les guer­res, quels que soient les motifs offi­ciels qui l’a­gré­mentent : État, patrie, reli­gion, lib­erté, etc. Tout le monde n’a pas le courage d’un Hitler procla­mant qu’il lut­tait pour accroître son espace vital… En ter­mes moins choi­sis, l’a­gresseur veut réduire sa pénurie actuelle, l’a­gressé défendre son bifteck. P.-J. Proud­hon ne dis­ait-il pas dans une forte remar­que que la « guerre est fille du paupérisme, elle a la cupid­ité pour mar­raine et son frère est le crime » ?

Tra­vail­lons donc à sup­primer la cause (amélio­ra­tion des tech­niques, lim­i­ta­tion des nais­sances, etc.), nous aurons tra­vail­lé à sup­primer ses effets désastreux.

Il est con­stant de remar­quer com­bi­en cette peur de man­quer a amené les hommes à pos­séder plus qu’ils n’avaient en fait besoin pour sur­vivre à cause de l’at­mo­sphère frat­ri­cide de méfi­ance général­isée et de ce fait à opprimer ceux que la nature n’avait pas doué à leur égal de force physique ou de ruse intellectuelle.

De cet état de défi­ance est sor­tie une autre cause d’a­gres­siv­ité, la com­péti­tion, la con­cur­rence, puisqu’on en est venu à juger un homme à ses pos­si­bil­ités de survie, donc de dom­i­na­tion. Sur cette cause s’est gref­fé un besoin de répu­ta­tion qui est un emploi de la vio­lence par procu­ra­tion et comme à dis­tance6Un peu à la façon de Lyautey dis­ant qu’il fal­lait mon­tr­er ses armes pour n’avoir point à s’en servir. qui peut cess­er d’être un moyen pour devenir à lui-même sa pro­pre fin, comme on le voit dans des dis­putes d’hon­neur met­tant en cause des indi­vidus, des col­lec­tiv­ités ou des États et écla­tant sou­vent pour des riens on des futil­ités comme l’his­toire nous l’enseigne.

Ce dont il faut pren­dre con­science, c’est que la guerre :

  1. est une sur­vivance anachronique dans un siè­cle de puis­sance tech­nique et scientifique ;
  2. prou­ve que l’e­sprit de l’homme, tou­jours dans sa préhis­toire, n’a pas suivi les réal­i­sa­tions pos­i­tives de son intel­li­gence, qu’elle est une défaite de la rai­son, de l’hu­man­ité qui est insup­port­able pour les hommes de sens rassis ;
  3. ne se lim­ite pas aux luttes entre États, mais qu’elle se trou­ve partout où il y a une volon­té latente de se bat­tre au lieu de con­va­in­cre, c’est-à-dire aus­si bien dans les armées, dans les Églis­es, dans l’ex­ploita­tion des colonisés, des pro­lé­taires, que dans cer­taines formes d’en­seigne­ment plus proches du catéchisme que de la réflex­ion, dans l’abrutisse­ment des enfants par cer­tains par­ents ou la dic­tature de l’a­mant, du mari que du prolétariat…

En con­séquence, il importe, et c’est le but des arti­cles de ce numéro et de ceux qui suiv­ront, de définir à la fois des tech­niques pour éviter tout recours à la vio­lence, même sous ses formes larvées et des tech­niques non-vio­lentes pour « impos­er » enfin un règne des rap­ports inter­hu­mains plus nobles, plus égal­i­taires et plus justes.

À cet égard, le titre de notre, de votre revue est sig­ni­fi­catif, car la non-vio­lence appar­tient bien à une philoso­phie anar­chiste7Nous dis­ons une et non pas la, car nous savons bien d’abord que l’a­n­ar­chisme n’est pas mono­lithique et parce que nous avons d’ex­cel­lents cama­rades qui, par humeur per­son­nelle ou con­vic­tion plus ou moins rationnelle, sont con­tre ces posi­tions et nous-mêmes nous ne savons pas exacte­ment jusqu’où peut aller notre non-vio­lence. Encore une rai­son pour jus­ti­fi­er la néces­sité de cette revue pour une œuvre d’ex­pli­ca­tion. qui se refuse d’employer les moyens des oppresseurs, même pour s’en libér­er et, instau­r­er un équili­bre plus sere­in. On ne sait jamais où s’ar­rête la vio­lence, même et surtout celle pro­duite au nom de la ver­tu et de la liberté.

De plus, on risque à employ­er les moyens de ceux qui nous opprimer de se met­tre à leur niveau et de voir notre idéal sali par les instru­ments des­tinés à le réaliser.

Chris­t­ian Meriot