La Presse Anarchiste

Vinoba

« Si nous croyons que l’É­tat doit mourir par dépérisse­ment, pourquoi ne serait-ce pas cette année ? », déclarait Vino­ba Bhave en 1952. Le dépérisse­ment de l’É­tat est prévu par les marx­istes après un long proces­sus qui va de la prise du pou­voir poli­tique par « l’a­vant-garde pro­lé­tari­enne » à l’abo­li­tion des class­es par la mod­i­fi­ca­tion des infra­struc­tures économiques ; le « pro­lé­tari­at gou­ver­nant » réalis­erait l’é­gal­ité économique alors que l’É­tat, éma­na­tion de la lutte des class­es, dis­paraî­trait n’ayant plus de rôle à jouer.

Les anar­chistes se sont inscrits en faux con­tre cette pré­ten­due néces­sité his­torique, met­tant en évi­dence le car­ac­tère oppresseur et exploiteur de l’É­tat quel qu’il soit et la for­ma­tion de nou­velles class­es dirigeantes priv­ilégiées qui ont tout à per­dre de l’a­ban­don du pouvoir.

Eltzbach­er, dans son ouvrage sur l’a­n­ar­chisme1L’A­n­ar­chisme, Mar­cel Gia­rd, édit., 1923., après avoir exam­iné respec­tive­ment les idées de God­win, Proud­hon, Stirn­er, Bak­ou­nine, Kropotkine, Tuck­er et Tol­stoï dans leur fonde­ment et par rap­port au droit, à l’É­tat et à la pro­priété, après avoir fait ressor­tir leurs pro­jets pour sus­citer la société nou­velle et indiqué les réal­i­sa­tions essen­tielles, se juge autorisé de con­clure que les doc­trines anar­chistes, en général, ont ceci de com­mun dans leur rap­port avec l’É­tat qu’elles le nient toutes pour un avenir plus ou moins rapproché.

C’est dans cette optique que nous pou­vons abor­der les idées de Vino­ba Bhave dans la seule de ses œuvres traduite en français : La Révo­lu­tion de la non-vio­lence 2Édité chez Albin Michel, 1958..

Même pour une péri­ode tran­si­toire, Vino­ba ne pro­jette pas de ren­forcer la fonc­tion éta­tique, et sa volon­té de recon­stru­ire de bas en haut une société meilleure peut emporter l’ad­hé­sion des lib­er­taires, du moins les intéress­er. Pour­tant ses rap­ports de col­lab­o­ra­tion avec le gou­verne­ment (c’é­tait alors celui de Nehru) éveilleront dans notre esprit la cri­tique envers celui qui se veut un « idéal­iste pra­tique », ain­si qu’aimait à le dire son maître, Gandhi.

Présen­tons d’abord ce bon­homme qui ne manque pas de pit­toresque et répond bien à l’idée que l’on peut se faire d’un « non-vio­lent » à la manière gandhienne :

Né dans le Maha­rash­tra en 1895, il est de caste brah­mane ; après des études de math­é­ma­tiques à l’u­ni­ver­sité, il obtient le titre d’achârya (doc­teur). L’en­seigne­ment de Gand­hi le touche à ce moment, empor­tant son adhé­sion à tel point qu’il aban­donne ses diplômes et sa caste pour rejoin­dre la com­mu­nauté de Gand­hi ; nous sommes en 1916. Il y pas­sa de nom­breuses années de sa vie dans les travaux les plus hum­bles. S’il prit part aux divers­es actions, ce fut tou­jours dans l’om­bre du maître. Cepen­dant, en 1940, lorsque la con­scrip­tion fut imposée au peu­ple indi­en, Vino­ba s’en­gagea dans une cam­pagne pour la lib­erté de parole plutôt que de faire de la pro­pa­gande directe­ment con­tre la guerre : il est mis rapi­de­ment en prison pour n’en sor­tir qu’à la fin des hos­til­ités. Encore quelques années d’ac­tion et l’Inde déclarait son indépen­dance alors qu’il restait à Gand­hi seule­ment quelques mois à vivre avant son assas­si­nat en 1948.

Homme pro­fondé­ment religieux, Vino­ba est recon­nu comme le con­tin­u­a­teur de l’oeu­vre de Gand­hi. Nous pour­rions le situer dans la lignée spir­ituelle de Ramakr­ish­na : l’hom­mage du croy­ant à son Dieu se man­i­feste par le ser­vice à tous les hommes. De Vivekanan­da, dis­ci­ple de Ramakr­ish­na, B. de Ligt déclarait que son hin­douisme était une sorte d’« anar­chisme cosmique ».

Mais ce n’est pas la con­tem­pla­tion de Dieu par l’ex­er­ci­ce du yoga qui va faire se lever Vino­ba, mais la terre : le prob­lème agraire.

C’est en 1951 qu’é­clate dans la province de Telan­gana une révolte de paysans sans terre dure­ment exploités par les grands pro­prié­taires ; guidés par les guérilleros com­mu­nistes, ils ten­tent des expro­pri­a­tions : quelques 300 pro­prié­taires sont tués, on pille. La répres­sion gou­verne­men­tale impi­toy­able ne parvient pas à ramen­er l’« ordre » ; la sit­u­a­tion empire…

Très sen­si­bil­isé, Vino­ba se rend sur les lieux du con­flit pour se ren­dre compte de la sit­u­a­tion. Sans solu­tion en poche, se gar­dant d’idées pré­conçues, il enquête… Les intouch­ables, caté­gorie sociale com­posant la majorité des paysans non pro­prié­taires, lui sig­ni­fient qu’ils récla­ment de la terre. Vino­ba con­sulte alors les habi­tants des vil­lages, expose le problème.

L’idée qui lui vient est des plus naïves ; son argu­men­ta­tion repose à la fois sur la tra­di­tion religieuse et l’arithmétique :

Exhibant sa qual­ité de pau­vre, il se fait con­naître comme six­ième enfant de toute famille et réclame son dû, sa part d’héritage, car « comme l’air, le soleil et l’eau, le sol est un don gra­tu­it de Dieu (…). Cer­tains pensent que j’ai com­mencé par deman­der la char­ité et que main­tenant je revendique un droit. Il n’en est rien. Ce que j’ai voulu dès le début, c’est la jus­tice, mais celle de Dieu, non pas la jus­tice légale. »

D’autre part, esti­mant la sur­face cul­tivable de l’Inde à 120 mil­lions d’hectares, il cal­cule que 20 mil­lions, soit le 1/6, résoudraient pro­vi­soire­ment le problème.

La terre lui est offerte pour la pre­mière fois en avril 1951 et, en deux mois, cinq mille hectares de sol sont ain­si don­nés et redis­tribués : le « bhûdân » (don de terre) est lancé ; il con­tribua à calmer l’ex­ci­ta­tion paysanne. Le pro­pos de Vino­ba est de prévenir toute révo­lu­tion vio­lente au moyen de ce qu’il nomme une révo­lu­tion non vio­lente, en créant une atmo­sphère favor­able aux réformes économiques.

Vino­ba cherche tout d’abord à con­va­in­cre, à con­ver­tir les cœurs : « Nous voulons faire admet­tre aux pos­sesseurs de terre l’idée que celle-ci appar­tient à la société seule. »

Pour­tant, il ne répugne pas à une cer­taine pres­sion morale, apos­tro­phant ain­si les pro­prié­taires : « Si vous ne don­nez pas volon­taire­ment aujour­d’hui, le temps de la vio­lence vien­dra et elle détru­ira non seule­ment le sol, mais aus­si ceux qui l’occupent. »

Lorsqu’on sig­nale à Vino­ba les gros pro­prié­taires qui n’ont rien don­né, qui se ver­ront for­cés par les cir­con­stances d’a­ban­don­ner leurs ter­res et qu’on lui demande s’il n’y a pas là une forme de pres­sion, il répond :

« Pres­sion pure­ment morale ; les gens du vil­lage savent que les gros pro­prié­taires ne peu­vent rien faire sans eux. Si le vil­lage se con­stitue en famille, il se crée une force morale qui influe sur tous y com­pris ces « seigneurs de la terre » qui, n’habitent pas sur place. Seront-ils poussés par une con­vic­tion intime ou par une impres­sion de cul­pa­bil­ité sociale ? En tout cas, ils n’au­ront à subir aucune vio­lence (…). Il faut dis­tinguer entre vio­lence et pres­sion sociale. Celle-ci peut pren­dre deux aspects : la coerci­tion qui est une forme de vio­lence et la force de l’opin­ion publique. L’homme est un être social ; il vit en société, son milieu l’in­flu­ence continuellement. »

L’at­ti­tude religieuse clas­sique, la char­ité qui entre­tient le mal et ne résout rien ne lui agrée point. Il débouche rapi­de­ment, par son pro­jet de mod­i­fi­er les struc­tures vil­la­geois­es, sur un com­mu­nisme à réso­nance kropotkini­enne. Ce n’est pas une évo­lu­tion chez lui, ce com­mu­nisme fait par­tie inté­grante de sa pen­sée religieuse :

« Tout ce que nous avons : terre, biens, intel­li­gence, devrait être offert à la société (…). Mon idée maîtresse est que toute richesse, même acquise par notre effort indi­vidu­el et notre habileté, n’est pas pour nous seuls (…). Nous devri­ons con­sacr­er à la société tout ce que nous avons ; après quoi, ce que nous recevons d’elle selon nos besoins est aus­si viv­i­fi­ant que du nec­tar (…). Nul étranger ne vien­dra vous sauver ou amélior­er votre sort. C’est seule­ment par une aide mutuelle que vous pou­vez vous élever. Je chem­ine d’un lieu à l’autre, por­teur de ce sim­ple mes­sage : « Éveillez-vous ; lev­ez-vous ; aidez-vous les uns les autres (…). Vivez ensem­ble et partagez tout entre vous, c’est la voie du bon­heur et de la prospérité. »

Des com­pagnons se joignent à lui et per­dent rapi­de­ment leur scep­ti­cisme du début aux pre­miers dons de terre. À son exem­ple, ils vont de vil­lage en vil­lage, s’adres­sant aux rich­es, aux moins rich­es et aux pau­vres, récla­mant le partage. Mal­gré l’in­ten­si­fi­ca­tion de l’ac­tion, Vino­ba com­prend qu’il lui fau­dra des dizaines d’an­nées pour pour­voir aux besoins des sans-terre. En novem­bre 1956, il déclare avoir obtenu 24 mil­lions d’hectares 3Ce chiffre don­né en 1956 nous parait exces­sif, mais il serait intéres­sant de con­naître actuelle­ment les pro­grès de l’ac­tion du don de terre. venant de 450.000 donateurs.

Par la suite, au don de terre, il fera suc­céder le don de l’ar­gent, des out­ils, des ani­maux, etc., le bhûdân restant l’ac­tion de base. Puis se créeront dans les vil­lages des cen­tres d’é­tudes, d’é­d­u­ca­tion, de coor­di­na­tion, car toute dona­tion est offi­cielle, établie sur con­trat et devant notaire, les for­mal­ités vari­ant d’un État à l’autre…

Que cha­cun donne volon­taire­ment 1/6, 1/4 de son bien ne sat­is­fait pas pleine­ment Vino­ba ; le don par­tiel est le pre­mier pas qui va au don total, cha­cun don­nant tout à tous, le vil­lage devenant pro­priété com­mu­nau­taire. « Exam­inons l’ob­jec­tion d’après laque­lle la dis­pari­tion de la pro­priété privée rabais­serait l’in­di­vidu. Je recon­nais que si cette dis­pari­tion était réal­isée par la voie de la vio­lence, l’in­di­vidu deviendrait l’esclave de la collectivité. »

Il veut chang­er l’or­dre actuel et met­tre en place le Sama-Yoga (régime d’é­gal­ité). Le sol exploité en com­mun fera aug­menter la pro­duc­tion. Chaque vil­lage devra dévelop­per ses indus­tries domes­tiques et se pass­er le plus pos­si­ble de la ville ; le com­merce privé sera ban­ni ; une seule bou­tique par vil­lage ou plusieurs mag­a­sins gérés en com­mun. Toute querelle sera réglée sur place sans recourir aux juges de la ville qui feraient per­dre du temps et de l’ar­gent : les anciens recon­nus pour leur intégrité fer­ont l’af­faire. L’or­gan­i­sa­tion des soins médi­caux sera com­mu­nau­taire ; l’é­d­u­ca­tion gra­tu­ite ouverte à tous, alliant le tra­vail manuel util­i­taire à la lec­ture et à l’écri­t­ure. La police égale­ment devra devenir superflue…

Il prévoit que chaque famille aura un représen­tant, que les représen­tants éliront à l’u­na­nim­ité un con­seil de vil­lage. Les déci­sions de ce con­seil devant être rat­i­fiées par l’assem­blée du village.

« En Sar­vo­daya (ser­vice de tous pour tous), la majorité n’op­primera pas la minorité ; tous tra­vailleront au prof­it de tous (…). Chaque vil­lage ou groupe de vil­lages devrait avoir son pro­pre plan ; la sou­veraineté, alors, sera dans les mains du peu­ple qui devra réfléchir sur les sys­tèmes de pro­duc­tion agri­cole, d’ar­ti­sanat domes­tique, d’é­d­u­ca­tion, etc. Cela s’en­chaîn­era avec des groupes plus vastes, dis­tricts, provinces, nation. Mais ces unités supérieures n’au­ront que voix consultatives. »

Sur les quelque 500.000 vil­lages qui exis­tent en Inde, 6.000 se seraient organ­isés de cette manière (Anar­chy, août 1964).

« Le bhûdân est un hum­ble effort pour restau­r­er la lib­erté et la paix, con­stru­ire une société de Libres et d’É­gaux se dirigeant eux-mêmes, sans besoin d’in­sti­tu­tion gou­verne­men­tale (…). Étab­lis­sons un organ­isme qui donne des con­seils et non des ordres. »

« Les soci­o­logues ont, à tort, cru à l’ex­is­tence d’un con­flit entre les intérêts indi­vidu­els et ceux de la société. En fait, l’in­di­vidu et la société ne sont pas deux entités dis­tinctes, mais les deux faces d’une même pièce. Il n’y a pas plus de société sans indi­vidus que d’in­di­vidus sans aucune rela­tion sociale. Il ne doit pas y avoir con­flit entre eux. »

Met­tre l’ac­cent sur le con­flit entre l’É­tat et les hommes avec comme solu­tion la sup­pres­sion de l’É­tat est une chose, mais le dif­férend entre les hommes et la société (quoiqu’en dise Vino­ba est une réal­ité) ne peut évidem­ment pas se régler de la même manière. La solu­tion démoc­ra­tique du recours au vote avec le tri­om­phe des majori­taires ne lui agrée point. La voix de l’in­di­vidu minori­taire doit égale­ment se faire enten­dre, nul ne peut être brimé.

« Vous sem­blez croire que dans l’or­dre actuel, à base majori­taire, la minorité a de grandes pos­si­bil­ités de se faire enten­dre. En fait, il n’en est pas ain­si. Si vous adoptez le principe de l’u­na­nim­ité, cela sig­ni­fie la lib­erté pour tous d’ex­primer leur opin­ion ; cela sig­ni­fie égale­ment que même une opin­ion isolée est impor­tante, puisqu’elle peut oppos­er un veto à une déci­sion. Cette méth­ode donne aux meilleurs la pos­si­bil­ité d’ex­ercer leur influ­ence et d’éviter ou de cor­riger les erreurs qu’au­raient pu com­porter les déci­sions pris­es à la majorité… »

« Nous lut­tons pour l’au­tonomie. Dans un tel régime chaque indi­vidu a con­science d’ex­ercer le pou­voir (…). On deman­da à Gand­hi de définir avec pré­ci­sion l’indépen­dance. Celui-ci déclara que c’é­tait le droit de com­met­tre des erreurs. Je dis, moi, que les vil­la­geois doivent avoir le droit de pren­dre des déci­sions ; même s’ils se trompent, ils appren­dront à accepter leurs respon­s­abil­ités ; ils s’é­du­queront par leurs erreurs, si nous leur faisons vrai­ment con­fi­ance. Et c’est pourquoi je souhaite ardem­ment que chaque vil­lage forme une république (…). Je crois à la décen­tral­i­sa­tion du pou­voir. J’aimerais établir un ordre social dans lequel les insti­tu­tions gou­verne­men­tales organiques n’ex­is­teraient pas. Je voudrais voir la fin des par­tis poli­tiques, pour que vienne s’y sub­stituer la force d’un peu­ple con­fi­ant en lui-même. »

Ces déc­la­ra­tions à car­ac­tère lib­er­taire, la con­tes­ta­tion du droit à la pro­priété indi­vidu­elle ain­si que son action per­ma­nente bien que non vio­lente expliquent qu’au début le mou­ve­ment fut près d’être inter­dit et déclaré illé­gal. Par la suite, le gou­verne­ment s’est rav­isé, puis il a don­né son accord de principe, du moins facil­ité les démarch­es admin­is­tra­tives pour le trans­fert des propriétés.

« Quelle sera notre posi­tion si le gou­verne­ment nous refuse les facil­ités légales qui seraient néces­saires ? J’avoue ne pas nour­rir de doutes de ce genre. Le gou­verne­ment nous aidera ; out­re que c’est son devoir, c’est aus­si son intérêt. »

Les pre­miers dons de terre par­tiels arrêtèrent l’in­sur­rec­tion, l’empêchant cer­taine­ment de s’é­ten­dre ; le con­flit révo­lu­tion­naire était court-cir­cuité. En cela, le gou­verne­ment pour­ra donc être recon­nais­sant ; et les adver­saires de Vino­ba lui lancer l’in­sulte de contre-révolutionnaire.

Ne sommes-nous pas tou­jours le con­tre-révo­lu­tion­naire de quelqu’un ? La ques­tion se pose cepen­dant de recon­naître sa non-vio­lence (et la non-vio­lence en général) comme réelle­ment révo­lu­tion­naire ou si, au con­traire, il faudrait n’y voir qu’un réformisme d’un nou­veau style. Et ne pou­vons-nous pas alors nous deman­der si cette tolérance gou­verne­men­tale n’est pas le reflet de l’in­ef­fi­cac­ité du bhûdân à apporter la solu­tion réelle ? Ne pas inter­dire le mou­ve­ment, lui apporter une sym­pa­thie de sur­face serait aus­si le moyen habile pour le dis­créditer ; de même il serait alors plus facile de le canalis­er, de l’ori­en­ter sur une voie de garage. Il peut être prob­a­ble aus­si que le bhûdân soit con­sid­éré comme une voie du social­isme indi­en de la plus pure con­cep­tion gand­hi­enne ; il ne faut pas oubli­er que Nehru et Vino­ba furent deux des prin­ci­paux com­pagnons de Gandhi.

Le souci de Vino­ba non pas de ménag­er, car ses cri­tiques sont implaca­bles, mais de ne pas se heurter inutile­ment aux organ­ismes exis­tants, comme le Par­lement et les par­tis, expli­querait les nuances de son vocab­u­laire, ses for­mu­la­tions para­doxales et ses con­tra­dic­tions. Ou bien il reste, là encore, dans la tra­di­tion gand­hi­enne. Avant lui Gand­hi n’avait-il pas déjà écrit dans Young India :

« L’É­tat est devenu partout un engin for­mi­da­ble de tyran­nie et d’op­pres­sion, de vio­lence et de pil­lage organ­isés, par lequel quelques per­son­nes gou­ver­nent et exploitent le plus grand nombre. »

Il pré­con­i­sait cepen­dant la for­ma­tion d’un « État non vio­lent ». Et Vino­ba con­tin­ue d’en­tretenir l’équivoque :

« Nous devri­ons nous efforcer de créer un État dont l’ex­is­tence pour­rait être mise en doute, vu qu’il n’au­rait jamais à exercer son autorité. C’est alors seule­ment que nous pour­rions pré­ten­dre avoir un État non vio­lent. C’est avec cette fin en vue que nous deman­dons à inve­stir les vil­lages du pou­voir d’or­gan­is­er leurs affaires de façon à se trans­former en républiques rurales. Et nous désirons que les vil­lages s’équipent de manière à assumer leurs respon­s­abil­ités, ce qui sus­cite encore un prob­lème, celui de l’étab­lisse­ment d’une force locale. Les vil­la­geois doivent veiller à l’ac­com­plisse­ment de ce devoir et décider des choses que le vil­lage doit pro­duire, sauf à deman­der au gou­verne­ment de pro­hiber l’im­por­ta­tion des arti­cles qui tiendraient en échec leurs efforts. Si le gou­verne­ment ne vient pas à leur aide, ils devraient avoir le courage de tenir con­tre le gou­verne­ment. Une telle résis­tance serait d’ailleurs prof­itable à ce dernier, en lui pré­parant le moyen de se pass­er de l’ar­mée. Le cen­tre ne peut avoir assez d’in­tel­li­gence pour gou­vern­er sage­ment nos innom­brables vil­lages ; c’est impos­si­ble. Par con­séquent, au lieu d’un corps de plan­i­fi­ca­teurs — quelque com­pé­tents qu’ils soient — pour la nation entière, chaque vil­lage devrait devenir son pro­pre plan­i­fi­ca­teur. Le gou­verne­ment cen­tral n’in­ter­viendrait que pour aider le vil­lage chaque fois qu’on le lui deman­derait. C’est ce que nous appelons décentralisation. »

« Nos com­pagnons s’ef­forceront de sub­stituer à la poli­tique de l’É­tat la poli­tique du peu­ple… Ils décou­vriront les imper­fec­tions con­statées dans les par­tis et dans les admin­is­tra­tions… Il ne s’ag­it, pas là d’une nou­velle poli­tique de l’É­tat, car celui-ci sera immergé dans l’ensem­ble de la société. Ce que nous appelons main­tenant l’É­tat sera si bien décen­tral­isé qu’il fini­ra par se desséch­er. Ce proces­sus de décen­tral­i­sa­tion doit com­mencer dès main­tenant. Le pou­voir cen­tral se frag­mentera de degré en degré, jusqu’à aboutir dans les mains des indi­vidus, dont cha­cun devien­dra à la fois l’É­tat et son sujet. Je suis mon pro­pre gou­verneur et mon pro­pre serviteur… »

« Partout dans le monde la force est aux mains des gou­ver­nants. Le fait que ceux-ci sont élus du peu­ple ne fait pas d’eux un svarâj ou gou­verne­ment du peu­ple. Dans le monde mod­erne, l’homme délègue à ses représen­tants la plu­part de ses fonc­tions. Il ne garde guère que ses fonc­tions biologiques comme le manger, le boire et le som­meil, Nul, d’autre part, ne songerait à chercher un man­dataire pour se mari­er. Nous accom­plis­sons nous-mêmes toutes les choses vitales, ne déléguant que les choses sec­ondaires. La vie mod­erne par sa com­pli­ca­tion a ren­du l’homme dépen­dant et sans défense. Nous par­lons de démoc­ra­tie, mais le pou­voir et la respon­s­abil­ité sont en fait entre les mains d’un petit nom­bre au sommet. »

« Si le pou­voir poli­tique était à même de délivr­er le peu­ple, est-ce que le Boud­dha aurait aban­don­né son trône et sa puissance ? »

« Le pou­voir poli­tique obtenu (après l’indépen­dance indi­enne), il vaut mieux s’ab­stenir de pré­ten­dre spir­i­tu­alis­er la poli­tique. Il est préférable de par­ler d’ap­privoise­ment du pou­voir et de décen­tral­i­sa­tion. Ce fut une grande erreur de tenir Gand­hi pour un homme poli­tique… Com­ment, sans cela, aurait-il con­seil­lé au par­ti du Con­grès de se dis­soudre et de se trans­former en un corps de tra­vailleurs soci­aux ? (…) Il savait qu’en prenant le pou­voir, le par­ti nation­al ne lais­serait pas place à la décen­tral­i­sa­tion et qu’il ne ferait que de la poli­tique. »

« On me demande pourquoi je reste en dehors du gou­verne­ment et pourquoi je ne partage pas ses respon­s­abil­ités… Le gou­verne­ment n’a pas besoin que nous fas­sions ce qu’il fait lui-même mais ce qui manque à son œuvre. Il nous faut com­pren­dre cela et nous con­sacr­er à ce qui peut créer ce que j’ap­pelle le « pou­voir de con­fi­ance en soi du peu­ple ». Ce pou­voir doit être dis­tin­gué des deux autres formes de pou­voir : la vio­lence et la puis­sance de l’É­tat… Nous ten­dons à créer des con­di­tions telles qu’elles exclu­ent toute vio­lence et même le pou­voir de l’É­tat (…). J’ad­mets que la puis­sance poli­tique puisse ren­dre des ser­vices ; c’est pourquoi nous l’ac­cep­tons et aus­si longtemps que la société en a besoin nous ne l’a­ban­don­nerons pas ; elle peut ren­dre des ser­vices, mais non ceux qui pré­par­ent les con­di­tions de sa pro­pre dis­pari­tion (…). L’É­tat et l’Église sont les deux plus puis­santes insti­tu­tions de notre temps. Tous deux furent créés pour servir le peu­ple et naquirent d’une urgente néces­sité dans un milieu donné. »

« Bien qu’ils con­tin­u­ent l’un et l’autre à ren­dre des ser­vices, l’heure est venue où il est néces­saire de s’en libér­er. Je ne prêche pas du tout l’ir­réli­gion ou l’a­n­ar­chie, je dis sim­ple­ment qu’il faudrait sépar­er la reli­gion de l’Église et le ser­vice social de la puis­sance coerci­tive de l’É­tat. Ces deux insti­tu­tions ont à un cer­tain moment comblé un besoin essen­tiel, mais je suis con­va­in­cu que leur sur­vivance est main­tenant plus nuis­i­ble qu’u­tile à la société. »

― O ―

L’op­po­si­tion que Vino­ba témoigne envers l’É­tat — il se refuse d’en­tr­er dans l’en­grenage — n’en­traîne pas le rejet des hommes pour qui l’É­tat est le piv­ot de la société ; il en accepte le sou­tien, il le souhaite, il demande la col­lab­o­ra­tion de tous, par­tis et gou­verne­ment com­pris, et, s’il par­ticipe par ses cri­tiques à l’élab­o­ra­tion du Plan gou­verne­men­tal, il ne con­sid­ère pas pour autant que son tra­vail sig­ni­fie une appro­ba­tion du sys­tème. Tout d’abord atten­tif à ne rien frein­er du pro­grès social d’où qu’il vienne — une atti­tude néga­tive lui paraî­trait con­traire à sa non-vio­lence — il estime que le Plan n’est pas nuis­i­ble en soi, qu’il peut même avoir ses bons côtés. Surtout, Vino­ba a con­science de la force rel­a­tive du bhûdân et du manque de prise sur le peu­ple. Il recom­mande donc la coopéra­tion à tout ce qui peut être approu­vé avec le souci de tou­jours tenir pleine et entière sa lib­erté ; au besoin, il con­seille la résis­tance à l’in­jus­tice, que l’É­tat ou les pro­prié­taires en soient responsables.

Quand il étend son esprit de col­lab­o­ra­tion à tous les par­tis indi­ens, com­prenons par là qu’il recherche les points qu’ils ont en com­mun avec lui, qu’il n’in­sis­tera pas sur les désac­cords et que sa posi­tion per­son­nelle ne sera pas mod­i­fiée. Le Par­lement, le par­ti social­iste, le par­ti du Peu­ple lui ont exprimé leur sym­pa­thie, encore que celle-ci ne se soit pas exprimée par des actes.

Col­lab­o­ra­teur, Vino­ba veut surtout utilis­er au max­i­mum les pos­si­bil­ités de cha­cun, sans que lui-même y perde en pureté. Ain­si se repose sans cesse le prob­lème de la col­lab­o­ra­tion : en son temps, dans un con­texte dif­férent, rap­pelons la col­lab­o­ra­tion de ceux qui, par­mi les anar­chistes espag­nols de 1936, n’hésitèrent pas à aban­don­ner leurs pro­pres principes et leurs méth­odes d’ac­tion par souci d’efficacité.

Est-il out­ranci­er de qual­i­fi­er de lib­er­taire la méth­ode du bon­homme ? En ten­ant compte, pour nos oreilles d’Oc­ci­den­taux, que son vocab­u­laire est si peu adéquat au con­tenu de son pro­gramme : ain­si quand il sug­gère la créa­tion de son pro­pre « par­ti », c’est en pré­cisant que celui-ci restera stricte­ment éloigné du pouvoir.

Mais n’est-il pas plus posi­tif d’aller au-delà de son vocab­u­laire pour y décou­vrir la péren­nité de l’a­n­ar­chisme ? Trans­mis à Gand­hi par La Boétie, Thore­au, Tol­stoï et d’autres, étouf­fé par le nation­al­isme, la reli­gion et les attach­es cap­i­tal­istes pro­pres au Mahat­ma, cet anar­chisme, sous des for­mu­la­tions dis­cuta­bles, se des­sine à par­tir d’un con­texte agraire, comme on le vit en Ukraine avec Makhno, au Mex­ique avec Zap­a­ta, puis en Espagne. Pourquoi ignor­er, mépris­er ce qui se fait sans nous et nos tra­di­tions de vio­lence ? Pourquoi, dans la mesure du pos­si­ble, ne pas par­ticiper et ten­ter d’in­fléchir, de pré­cis­er un mou­ve­ment qui procède de méth­odes non util­isées par l’a­n­ar­chisme clas­sique ? Ce qui ne veut pas dire que nous devions accueil­lir inté­grale­ment la non-vio­lence dans ce qu’elle man­i­feste d’essen­tielle­ment spiritualiste.

Nous retrou­vons encore des idées famil­ières lorsqu’il par­le des élec­tions dont il dénonce l’inutilité :

« Si vous apportez au « don de la terre » la vigueur que vous apportez dans la cam­pagne élec­torale, vous pou­vez sans nul doute le faire pénétr­er, d’i­ci trois mois, dans tout le pays. »

« Nos adeptes ne s’in­téressent pas aux élec­tions ; ils ne votent même pas. Com­ment amèn­eraient-ils une mod­i­fi­ca­tion des lois ? (…) Ils sont per­suadés de pou­voir faire les lois qu’ils voudront sans pour autant aller per­dre leur temps au Par­lement. En démoc­ra­tie. le pou­voir effec­tif est entre les mains du peu­ple. Si le peu­ple change, les lois changent aus­si (…). Si nous changeons l’e­sprit pop­u­laire, les assem­blées lég­isla­tives n’au­ront qu’à enreg­istr­er le fait. »

Ne pou­vons-nous pas quelque­fois dire oui à la loi, et la recherche d’une cer­taine lég­is­la­tion est-elle oblig­a­toire­ment antilibertaire ?

L’ex­em­ple de Lecoin, lut­tant par l’ac­tion directe pour le vote d’une loi recon­nais­sant l’ob­jec­tion de con­science, peut-il être cité ?

« Une lég­is­la­tion n’a pas néces­saire­ment le car­ac­tère de la vio­lence. Une loi qui pos­sède la sanc­tion morale du peu­ple est non vio­lente (…). La véri­ta­ble sanc­tion réside dans l’opin­ion publique. La loi écrite définit bien le con­sen­sus pub­lic, mais la source de l’au­torité et de la sain­teté se trou­ve dans la force de l’opin­ion publique et non dans le code pénal (…). Mon devoir est clair ; il exige que sans recours à la loi, nous soyons à même de chang­er les cœurs et d’amen­er les gens à don­ner du ter­rain sans atten­dre une oblig­a­tion légale (…). Nous voudri­ons bien voir arriv­er une loi cepen­dant, bien que celle-ci fût la bien­v­enue, ce n’est pas à nous de la réclamer (…). Je crois per­son­nelle­ment que mon œuvre se suf­fit à elle-même (…). On m’a sou­vent sug­géré de faire de l’ag­i­ta­tion pour obtenir une loi. Voici ma réponse : lais­sons cela aux lég­is­la­teurs. Suiv­ons nos pro­pres méth­odes. Il se peut que la redis­tri­b­u­tion du sol au prof­it des non-pos­sé­dants puisse avoir lieu par notre mou­ve­ment sans recours aux lois. Mais si la volon­té humaine se révèle insuff­isante et s’il devient néces­saire d’en venir à une lég­is­la­tion, nous aurons pavé la voie pour elle. »

Nous pour­rions main­tenant con­clure à l’a­n­ar­chisme de Vino­ba en fonc­tion de la déf­i­ni­tion que nous don­nait Eltzbach­er, mais, et cela nous per­me­t­tra de réca­pit­uler, exam­inons rapi­de­ment les con­cep­tions de Vino­ba par rap­port au principe d’au­torité ain­si décom­posé par Sébastien Fau­re : « L’au­torité revêt trois formes prin­ci­pales engen­drant trois groupes de con­traintes : 1° La forme poli­tique : l’É­tat ; 2° La forme économique : le Cap­i­tal ; 3° La forme morale : la Religion. »

  1. D’après Vino­ba, l’É­tat qui aurait dû être au ser­vice de l’homme, se mon­tre en fait surtout nuis­i­ble ; s’il faut le sup­primer, ce n’est pas en s’at­taquant directe­ment à ses représen­tants et ses insti­tu­tions, mais en con­stru­isant par­al­lèle­ment, dès main­tenant, une organ­i­sa­tion qui le ren­dra inutile : la base en sera les vil­lages autonomes ten­dant au fédéral­isme. Dans ces nou­velles struc­tures, le principe démoc­ra­tique du gou­verne­ment de la majorité sera rem­placé par l’usage des déci­sions à l’u­na­nim­ité. Quant à la loi, con­sid­érons-la comme l’en­reg­istrement des cou­tumes et de la volon­té pop­u­laire, sans sys­tème de coerci­tion, la non-vio­lence devant résoudre les con­flits. L’au­torité poli­tique décen­tral­isée disparaît.
  2. Vino­ba, parce qu’il n’a pas encore envis­agé pra­tique­ment le prob­lème, n’abor­de pas la ques­tion de la grande indus­trie et des villes. Le cap­i­tal­isme se présente ici sous la forme de la pro­priété indi­vidu­elle de la terre. Si au départ Vino­ba pense que le pro­prié­taire se devait d’être le gérant qui ne pos­sède pas et qui doit tou­jours se tenir prêt à ren­dre à la société, il estime que main­tenant le temps est venu pour un col­lec­tivisme lib­er­taire non imposé par la vio­lence. Il faut not­er cepen­dant qu’il se résign­erait à ce que l’au­torité éta­tique ordonne lég­isla­tive­ment la redis­tri­b­u­tion des ter­res ; toute­fois, il ne recom­mande pas un seul instant cette méth­ode. Le pou­voir économique ain­si ren­du à cha­cun, l’au­torité du cap­i­tal se dis­sout dans la collectivité.
  3. La posi­tion religieuse de Vino­ba peut être com­parée à celle de l’a­n­ar­chiste chré­tien Tol­stoï, à celle des quak­ers égale­ment : elle se car­ac­térise par le refus de tout inter­mé­di­aire entre l’in­di­vidu et la divinité, ce qui abolit toute insti­tu­tion cléri­cale, toute autorité religieuse.

Ain­si le triple vis­age de l’au­torité est-il com­bat­tu, la voie de l’a­n­ar­chie ouverte par des méth­odes d’ac­tion essen­tielle­ment adap­tées au but. L’é­ti­quette que l’on pour­rait don­ner à Vino­ba et à son mou­ve­ment ne mod­i­fiera en rien le fond ; il s’agis­sait surtout de rechercher les con­cor­dances entre l’a­n­ar­chisme et cette expéri­ence sociale actuelle­ment en cours. Par la suite nous pour­rons repren­dre à notre pro­pre compte ces formes d’ac­tion, les adapter, y imprimer notre mar­que propre.

André Bernard


New Del­hi, 13 févri­er. — Par Le Monde, nous étions infor­més que Vino­ba Bhave avait com­mencé une grève de la faim dans l’e­spoir que cette pres­sion morale ramèn­erait à la rai­son les par­ti­sans de la vio­lence dans le con­flit anti­hin­di. « Le geste de Bhave ne se conçoit évidem­ment que dans les con­di­tions de la société indi­enne où la grève de la faim demeure une arme peut-être en train de s’é­mouss­er, mais qui est encore très efficace. »