Les camarades français nous demandent souvent de donner quelques éléments de l’histoire de l’anarchisme en Bulgarie. Les quelques brochures en français éditées il y à trente ans sont introuvables. Nous traduisons ici un bref article qui donne quelques éléments, article qui n’est pas écrit par un anarchiste mais par un ancien membre du P.C. Passé en émigration. Nous espérons que nous aurons la possibilité de revenir sur ce sujet et demandons à tous les camarades qui peuvent nous donner du matériel soit sur l’histoire soit sur leur propre expérience, de nous aider dans ce travail.
Dans la littérature officielle du PC en Bulgarie, le mouvement anarchiste occupe peu de place. Cela s’explique facilement par la tendance du parti à se présenter comme le seul facteur révolutionnaire dans la vie sociale du pays. Dans la même optique, il a aussi falsifié l’histoire du mouvement de libération nationale en Macédoine, en Thrace et dans la Dobroudja. Mais comme il lui est difficile de falsifier le rôle effectif du mouvement anarchiste, il préfère l’ignorer. Depuis quinze ans, on trouve à peine quelques livres contenant quelques informations sur son rôle dans le passé ; ainsi à été édité en 1964 le livre de Dobrine Mitchev « Le mouvement des partisans en Bulgarie 1924 – 25 ». C’est déjà absurde de limiter cette activité à ces deux années et ensuite, d’après l’auteur, le « mouvement des partisans » consiste uniquement dans l’activité des groupes armés organisés par le PC à la suite de l’insurrection de 1923. En réalité, le vrai mouvement de résistance armée au coup fasciste du 9 juin n’était pas celui des militants du PC mais avant tout des anarchistes, et le seul rôle du PC a consisté à essayer ensuite soit de les utiliser, soit de les accaparer.
En 1973 est sorti en Bulgarie le livre de Dontcho Dakalov « L’anarchisme en Bulgarie et la lutte du PC contre lui ». L’auteur développe ce sujet sans aucune connaissance correcte, et son seul fondement est sa haine de l’anarchisme qu’il essaie de justifier en voulant montrer l’inconsistance de l’anarchisme face aux principes du PC. En amalgamant énormément de noms, de faits qu’il n’arrive pas lui-même à saisir, il essaie de donner un caractère scientifique à son travail, mais il ne peut aller plus loin que le pamphlet habituel de propagande du parti.
Dans le livre de Mito Issoussov « Les partis politiques ne Bulgarie de 1944 – 48 », l’auteur explique l’interdiction de toute activité de la fédération anarchiste en Bulgarie après la Deuxième Guerre Mondiale par le principe du « pouvoir populaire » en opposition avec le pluralisme politique.
À travers ce qui est écrit sur l’anarchisme en Bulgarie, on ne peut avoir une idée sur le mouvement, sa naissance, son rôle, son développement, ses représentants. Les propagandistes officiels du parti évitent de dire que dans le mouvement de renaissance et de libération nationale et culturelle de Bulgarie au 19ème siècle, ses représentants les plus marquants ne parlaient jamais de Marx mais avaient au contraire des contacts directs avec Michel Bakounine et étaient sous son influence. Les biographes de Luben Karavelov ne peuvent nier ses liens avec Bakounine. Christo Botev s’est formé comme bakouniniste et a formulé avec ses idées le rôle du mouvement national de libération du peuple bulgare.
Le jeune Stefen Stambolov a partagé aussi les mêmes idées et les mêmes aspirations. Spiro Goulatchev, né en Macédoine, après avoir étudié en Russie, a été le premier propagandiste de l’anarchisme en Bulgarie dès sa libération, avant que Dimitar Blagoev ne fasse ses premiers essais de création du parti social démocrate en Bulgarie. Dès les années 1890, et au début du 20ème siècle, les anarchistes bulgares ont continué l’activité de Botev et des révolutionnaires du mouvement de libération nationale et sociale, surtout en Macédoine et en Thrace. Ils ont participé à l’organisation révolutionnaire dirigé par Damé Grouev et Gotsé Deltchev.
Les noms de Peter Mandjoukov et Mikhail Guerdjikov peuvent être passés sous silence, leur activité en tant que révolutionnaires peut être minimisée, mais malgré tous les efforts du parti, le PC ne pourra jamais leur opposer des hommes d’autant de valeur.
Pour le pouvoir officiel, il est également interdit de parler de l’influence considérable des idées anarchistes sur une grande partie de l’intelligentsia bulgare. L’exemple du professeur Parachkev Stoïanov n’est pas isolé ; on ne parle que de son activité médicale et sociale, et non de ses idées libertaires. Après la Première Guerre Mondiale, l’idée libertaire avait l’influence la plus marquée, surtout parmi les écrivains. On peut citer Anton Strachimirov, Alexandre Balabanov, Assène Zlatarov, Triphon Kounev, Guéo Milev, Nicolaï Hrelkov, Lamar et beaucoup d’autres. On peut dire qu’ils ont tous été profondément marqués par le jeune et fougueux révolutionnaire Gueorgui Cheitanov. Le PC n’a pu récupérer que quelques petites miettes de ce vaste cercle qui était animé par l’esprit de Cheitanov. Un écrivain comme Ludmil Stoïanov, pourtant membre important du parti, l’avoua lui-même.
Les principes du parti ne pouvaient pas créer les conditions favorables à l’éclosion d’une personnalité créatrice originale. Un des plus importants représentant de la philosophie bulgare de l’époque, Dimitar Mihaltchev, a toujours été très impressionné par la personnalité de Mikhail Guerdjikov, et même jusqu’à la fin de sa vie il n’a jamais pu accepter l’alphabet philosophique du marxiste Todor Pavlov. Les plus grands intellectuels du parti comme Gueorgui Bakalov et Mikhail Dimitrov ont commencé leur carrière intellectuelle en étudiant la vie et les idées de Christo Botev avant de rejoindre le PC.
Cet actif du mouvement anarchiste en Bulgarie représente une partie importante de la vie idéologique du peuple bulgare. C’est précisément pourquoi le PC bulgare en tant qu’agent d’une puissance étrangère a reçu l’ordre d’effacer le souvenir de cette importance de la mémoire du peuple. Parallèlement à ses efforts pour supprimer toute vie politique existant avant le 9 septembre 1944, il a fait un effort particulièrement important en ce qui concerne l’anarchisme en Bulgarie. Il a dans cette tâche de nombreuses difficultés. Tous les partis politiques qui ont refusés d’être membre du pseudo front populaire, c’est à dire d’être assimilé et manipulé par le PC, ont subi des coups durs. Ils ont été condamnés à l’oubli car toute leur histoire était interdite. À peine peut-on trouver le nom de quelques hommes politiques du passé à l’occasion de certains anniversaires. On a pu voir ainsi le nom de Petko Karavelov et de Naïtcho Zanov das quelques articles commémoratifs.
Le parti social démocrate à été complètement démoli et tout son passé falsifié quand il a été obligé de « s’unir » au PC. Un de ses plus remarquables représentants, Christo Pastouhov, a subi des répressions considérables parce qu’il a refusé d’obéir. Même l’un des fondateurs de ce parti, Yanko Sakeuzov, a été transformé en objet de musée, on peut citer son nom sans parler de son activité. L’Union des Paysans a subi le plus grand martyre et sur son cadavre continue à régner une poignée de vendus.
L’attitude du pouvoir vis à vis de l’anarchisme est un peu différente. Bien qu’il y ait quelques monographies sur la vie de Spiro Goulatchev, le PC a toujours la même attitude, c’est à dire une haine ouverte et en même temps une jalousie pour le rôle qu’il a joué en Bulgarie. Il continue en cela la tradition de Dimitar Blagoev qui dans son livre « Apport sur l’histoire du socialisme en Bulgarie » ne cache pas son esprit de rivalité avec le mouvement anarchiste. On ne trouve pas une seule ligne sur la vie et l’activité d’autres anarchistes très connus à l’époque comme Nicola Stoïnov ou Slavi Merdjanov. Pour Mikhail Guerdjikov et Gueogui Cheitanov qui sont suffisamment importants pour essayer de les récupérer, il se fait une véritable falsification, avec de nombreux articles, et à chaque occasion d’anniversaire de leur mort on écrit des études, mais les lecteurs n’arrivent pas à saisir les idées de ces hommes. Les propagandistes du PC sont arrivés à une telle falsification dans ces écrits qu’ils arrivent même à dépouiller les morts.
Ce n’est pas par hasard que la plupart de ces propagandistes sont passés par les écoles soviétiques spécialisées. Ils ont aussi l’exemple de la falsification historique de la personnalité de Christo Botev, effectuée par les premiers marxistes de Bulgarie. Ils en ont fait des applications sur l’anarchisme : dans leurs écrits, la figure imposante du vieil anarchiste organisateur de l’insurrection de 1903 en Thrace, Mikhail Guerdjikov, est représenté comme un gamin ébloui par les paroles sages des chefs du PC. Il est pourtant bien connu que même sur son lit de mort Guerdikov a refusé les propositions des chefs de parti (il s’agissait de créer une médaille commémorative à son nom).
L’exemple de Cheitanov est encore plus significatif car c’était l’homme qui en 1922 a écrit : « j’étais allé voir la Révolution russe et je suis rentré en octobre 1918 avec l’impression que les chefs idéologiques de la Révolution russe ont pris un mauvais chemin ». Il est présenté par la propagande communiste comme un nostalgique de l’unité d’action avec le parti. Leur malhonnêteté va encore plus loin lorsqu’ils font circuler des allusions selon lesquelles il était au service du pouvoir soviétique. Toute la vie de Cheitanov est un démenti à de telles allusions.
Un des anarchistes les plus conséquents et les plus indomptables, Manol Vassev, a été jeté en prison, torturé pendant des années et tué en 1958 juste avant sa libération. Manol Vassev, bien connu des ouvriers du tabac du sud de la Bulgarie, et plus particulièrement à Haskovo, dont le vrai nom était Jordan Sotirov, d’origine ouvrière, resté ouvrier toute sa vie, était une personnalité exceptionnelle. Il était né à Kudenstil mais pendant vingt ans il a vécu à Haskovo sous un faux nom. C’était un des organisateurs les plus efficaces de la lutte des ouvriers du tabac sous le fascisme. Nombreux étaient les camarades qui connaissaient son vrai nom et ses idées, mais aucun ne l’a dénoncé. C’est la milice du parti unique, communiste, qui a vu en lui un ennemi important et s’est acharnée contre lui parce qu’il était anarchiste. Même une fois terminées ses années de prison, il ne devait pas en sortir vivant. Les camarades de Manol Vassev ont écrit qu’il avait été empoisonné dans sa prison. D’après les informations d’autres prisonniers, il semble qu’il ait été étranglé dans sa cellule. Il a ainsi partagé le sort du social démocrate Christo Pastoukov qui a été tué dans la même prison. Manol Vassev est une personnalité qui a pris place, par sa vie et sa mort, parmi les héros qui luttaient contre la tyrannie au prix de leur propre vie, avec l’agrarien Nicola Petkov, le socialiste Christo Pastoukov, le communiste Traïtcho Kostov et l’archevêque Stefan. L’anarchisme en Bulgarie fait partie intime de l’histoire de ce siècle du peuple bulgare. Les efforts de la propagande du parti pour démontrer qu’il est tombé dans l’oubli, et pour piller l’héritage de ses meilleurs représentants, ces efforts sont vains.
Petar Semerdjiev,
Jérusalem le 25/02/80