La Presse Anarchiste

Notes sur l’anarchisme en URSS

À bas le marx­isme, à bas la république des soviets
À bas la cel­lule des bolcheviks
Nous croyons fer­me­ment à la violence
À la sol­i­dar­ité de nos chan­sons et de nos baïonnettes
« À bas, à bas » mur­murent les fore­ts et les steppes
« À bas, à bas » gron­dent les vagues de la mer
Nous bris­erons les chaînes du communisme
Et ce sera notre dernier combat
Chan­son anar­chiste datant de la révo­lu­tion répan­due dans les camps stal­in­iens vers 1949, citée par Mikhail Diomine (le blatnoï)
Avertissement

Cet arti­cle a été fait à par­tir de doc­u­ments sur l’a­n­ar­chisme en URSS parus essen­tielle­ment en France ; arti­cles de jour­naux, livres de dis­si­dents, inter­view, etc… Il ne repose pas sur une doc­u­men­ta­tion soigneuse­ment rassem­blée et exhaus­tive, mais sur une série d’in­for­ma­tions rassem­blées presque par hasard, et que j’ai jugé suff­isante pour écrire cet arti­cle. Ce ne sont d’ailleurs que des notes car il s’ag­it plus de quelques cas par­ti­c­uliers et de quelques anec­dotes pub­liées ensem­bles que d’une étude com­plète util­isant toutes les sources disponibles. De toute façon il manque pour écrire une vraie his­toire de l’a­n­ar­chisme sovié­tique les doc­u­ments pré­cieux qui doivent se trou­ver dans les archives de la Tche­ka, du GPU, du NKVD et du KGB, et qu’on ne peut mal­heureuse­ment pas con­sul­ter libre­ment. Cet arti­cle incom­plet et bâtard a pour but de mon­tr­er la con­ti­nu­ité des idées anar­chistes en URSS de l’écrase­ment de la Révo­lu­tion à nos jours, et de fournir à ceux qui s’in­téressent à ce sujet une base de départ pour d’éventuelles recherch­es. En effet de nom­breuses infor­ma­tions sont à con­firmer, à com­pléter ou à découvrir.

De 1921 à 1937

L’écrase­ment défini­tif des anar­chistes russ­es est com­muné­ment daté de 1921. Cette année-là, le mou­ve­ment makhno­viste est défini­tive­ment écrasé par l’ar­mée rouge, et la Com­mune de Cron­stadt, dernier sur­saut de l’e­sprit de 1917, est noyée dans le sang par Trot­sky et con­sort. Les ouvrages trai­tant de l’a­n­ar­chisme en Russie s’ar­rê­tent bien sou­vent à cette date. Mais l’ac­tiv­ité des révo­lu­tion­naires anar­chistes con­tin­uera encore longtemps, bien que très faible et bien qu’elle soit un com­bat d’ar­rière garde (elle se déroulera bien sou­vent dans les camps et les prisons).

L’ac­tiv­ité en liberté

Après 1921, toute pro­pa­gande anar­chiste est sévère­ment réprimée mis à part quelques excep­tions tolérées par le régime pour se don­ner une image « libérale » : les librairies et les édi­tions « Golos Trou­da » de Moscou et Pet­ro­grad, la « Croix Noire » et le musée Kropotkine. Mais il y a encore quelques ten­ta­tives d’ac­tiv­ité clan­des­tine qui seront rapi­de­ment décou­vertes par la Tche­ka. Les dernières traces de groupes clan­des­tins ne dépassent pas 1925. Quelques-uns ont agi en 1922 et en 1923 à Pet­ro­grad et Moscou. En 1924 un autre groupe anar­chiste assez act­if existe encore à Pet­ro­grad par­mi les ouvri­ers, mais il doit cess­er son activ­ité quand son exis­tence est décou­verte. Des groupes ont existé dans plusieurs villes d’Ukraine et des tracts ont été dis­tribués ; il y a aus­si une pro­pa­gande clan­des­tine menée par­mi les paysans. En 1924, le « Groupe d’a­n­ar­chistes du sud de la Russie » fait par­venir des nou­velles à leurs com­pagnons exilés. C’est sa seule activ­ité con­nue. Dès 1925, la pro­pa­gande clan­des­tine est le fait d’in­di­vidus et non de groupes. Cette très faible pro­pa­gande sem­ble avoir eu des résul­tats. La vague de grèves qui sec­oue Moscou et Pet­ro­grad en Aout et Sep­tem­bre 1923 est due en grande par­tie aux mencheviks, mais dans plusieurs cas aux anar­chistes1«La sit­u­a­tion actuelle en Russie », le Groupe d’a­n­ar­chistes du sud de la Russie, Revue Anar­chiste 1924. « Le mou­ve­ment anar­chiste russe », J. W., Revue Anar­chiste 1925.

Les insti­tu­tions anar­chistes offi­cielles ont encore une petite activ­ité légale. Les édi­tions « Golos Trou­da » pub­lient les œuvres com­plètes de Bak­ou­nine et un livre d’A. Borovoï sur l’a­n­ar­chisme en Russie. Le musée Kropotkine ouvre ses portes en 1921 à Moscou. Une organ­i­sa­tion, la « Croix Noire », qui a pour but d’aider les anar­chistes empris­on­nés est tolérée elle aus­si. Mais si elles sont main­tenues, c’est que le régime y trou­ve son intérêt. Elles n’ex­is­tent qu’à Leningrad et Moscou, vit­rines de l’URSS vers l’é­tranger. En province rien n’est pos­si­ble, la lit­téra­ture anar­chiste tolérée à Moscou y est inter­dites. La Tche­ka puis le GPU y trou­vent aus­si leur compte, en repérant plus facile­ment les sym­pa­thisants anar­chistes. Il y a en per­ma­nence des indi­ca­teurs à la « Croix Noire », et tous les vis­i­teurs du musée Kropotkine sont pho­tographiés à leur insu. Mais ces insti­tu­tions légales vont peu à peu, avec l’af­fer­misse­ment du pou­voir de Staline, devenir inutiles. La « Croix noire » est dis­soute en 1925 et ses prin­ci­paux ani­ma­teurs sont empris­on­nés. Les librairies de Moscou et Leningrad sont fer­mées en 1929, au cours d’une vague d’ar­resta­tion qui frappe les milieux anar­chistes. Le musée Kropotkine ferme en 1938, à la mort de sa veuve2«La sit­u­a­tion actuelle en Russie»… « Les anar­chistes russ­es » Paul Avrich..

Si l’ac­tiv­ité légale et les groupes clan­des­tins dis­parais­sent, il y a tou­jours des actes indi­vidu­els. Quand les com­mu­nistes exploitent l’af­faire Sac­co et Vanzetti pour leur pro­pa­gande anti-améri­caine, cer­tains anar­chistes russ­es dénon­cent cette manœu­vre d’un régime qui défend deux anar­chistes pour mieux en intern­er des mil­liers d’autres dans ses camps et ses pris­ons. L’a­n­ar­chiste War­chavs­ki est empris­on­né car il pos­sède des brochures éditées clan­des­tine­ment à l’oc­ca­sion de l’exé­cu­tion des deux mar­tyrs et qui dénonçaient l’ex­ploita­tion de leur affaire par le régime sovié­tique. Nico­las Beli­aief, anar­chiste déporté au Turkestan se retrou­ve en Sibérie pour avoir protesté parce qu’un camp d’avi­a­tion mil­i­taire de la région avait été bap­tisé de leurs noms. Il a dû y avoir de nom­breuses autres actions indi­vidu­elles, comme celle d’I­van Kolo­griv, un dock­er anar­chiste con­damné en 1930 pour agi­ta­tion anti­mil­i­tariste3Le Lib­er­taire, numéro spé­cial sur les anar­chistes empris­on­nés en Russie, févri­er 1931.

L’ac­tiv­ité dans les pris­ons et dans les camps.

Du fait du sys­tème répres­sif mis en place par les com­mu­nistes, la plus grande par­tie des anar­chistes act­ifs s’est retrou­vée en prison, en dépor­ta­tion ou en relé­ga­tion. Et là ils ont con­tin­ué à lut­ter. Ils vont par­ticiper, avec les courants social­istes de la Révo­lu­tion, social­istes révo­lu­tion­naires et soci­aux-démoc­rates, à la lutte pour con­serv­er les avan­tages du statut de pris­on­nier poli­tique hérité du tsarisme : pas de tra­vail for­cé, cor­re­spon­dance libre, cir­cu­la­tion libre dans le camp à toute heure du jour et de la nuit.

À par­tir de 1921, les pris­on­niers poli­tiques sont internés sur les îles Solov­ki, dans la mer Blanche, où se trou­ve un ancien cou­vent. En décem­bre 1923, alors que l’archipel est coupé du reste du monde par l’hiv­er, quelques avan­tages sont sup­primés : lim­i­ta­tion de la cor­re­spon­dance et d’autres petites choses et surtout inter­dic­tion de sor­tir des bâti­ments après 6 heures du soir. En guise de protes­ta­tion, des volon­taires social­istes révo­lu­tion­naires et anar­chistes doivent sor­tit dès le pre­mier jour après 6h. Mais avant même l’heure du cou­vre-feu, les sol­dats tirent sur les pris­on­niers qui se trou­vent dehors. Il y a 6 morts et plusieurs blessés. Mais après cet « inci­dent », le régime poli­tique est main­tenu. Fin 1924, de nou­velles men­aces pèsent sur le statut poli­tique. Toutes les frac­tions poli­tiques s’en­ten­dent de nou­veau pour deman­der l’é­vac­u­a­tion de l’archipel avant l’ar­rêt de la nav­i­ga­tion sinon une grève de la faim col­lec­tive aura lieu. Moscou repousse l’ul­ti­ma­tum et la grève com­mence. Toutes les per­son­nes valides la font. Des médecins choi­sis par­mi les détenus sur­veil­lent chaque gréviste de la faim. Mais les autorités qui sont indif­férentes à cette grève se con­tentent d’at­ten­dre. Après 15 jours, des dis­sen­sions se font sen­tir du fait du nom­bre impor­tant de par­tic­i­pants et des courants poli­tiques divers. Un vote secret se prononce pour l’ar­rêt de la grève. Ce n’est pas une vic­toire, mais ce n’est pas une défaite : le régime poli­tique est maintenu.

Au print­emps 1925, les Solovs­ki sont évac­uées. En fait, c’est une manœu­vre des autorités pour bris­er la résis­tance. Les anciens (pris­on­niers élus par chaque frac­tion et chargé de par­lementer avec les autorités) sont internés à l’iso­la­teur de Verkhné-Oural­sk. Les attaques con­tre leurs « lib­ertés » se font plus pré­cis­es : la cir­cu­la­tion entre les cel­lules est inter­dites, les anciens sont réélus mais ils ne peu­vent plus entr­er en con­tact avec les autres cel­lules. La lutte con­tin­ue, mais le cloi­son­nement ne la favorise pas. Vers 1928, une autre grève de la faim a lieu. Mais l’at­mo­sphère n’est plus la même que pour la précé­dente, et après un pas­sage à tabac des grévistes par les gar­di­ens, le mou­ve­ment s’arrête.

La dernière grève de la faim col­lec­tive des pris­on­niers poli­tiques des Solovs­ki aura lieu début jan­vi­er 1937 à l’iso­la­teur de Iaroslav. Les derniers rescapés présen­tent leurs reven­di­ca­tions de tou­jours : élec­tion d’an­ciens, libre cir­cu­la­tion entre les cel­lules etc… Après 15 jours de grève, ils sont nour­ris arti­fi­cielle­ment. Ils obti­en­nent quelques avan­tages qui leur seront repris en quelques mois. C’est la dernière man­i­fes­ta­tion col­lec­tive des anar­chistes, des social­istes révo­lu­tion­naires et des autres social­istes empris­on­nés après la révo­lu­tion. Les purges stal­in­i­ennes décimeront ces vétérans4«L’archipel du Goulag » Alexan­dre Sol­jen­it­sine tome I. Le Lib­er­taire numéro spé­cial..

La sol­i­dar­ité est très forte à cette époque entre les anar­chistes, mais aus­si entre tous les pris­on­niers poli­tiques social­istes en général. Cette longue lutte menée col­lec­tive­ment pen­dant près de 15 ans en est une preuve. Mais il y a d’autres cas d’en­traide : par exem­ple à Tchimkent, jusqu’au début des années 30, les relégués social­istes révo­lu­tion­naires, soci­aux démoc­rates et anar­chistes ali­mentent une caisse secrète d’en­traide pour leurs cama­rades de Nord. En effet, si on trou­ve facile­ment du tra­vail à Tchimkent même si on est relégué, ce n’est pas le cas dans le nord sibérien où de nom­breux relégués n’ont aucun moyen de sub­sis­tance5«L’archipel du goulag » tome III..

Les purges Staliniennes

En 1937–1938, Staline va exter­min­er tous ceux qui ont par­ticipé à la Révo­lu­tion, bolchéviks ou autres. Des mil­liers de per­son­nes sont fusil­lées, des mil­lions dis­parais­sent dans les camps en Sibérie. Les anar­chistes rescapés de la Révo­lu­tion sont dure­ment touchés par cette vague d’ar­resta­tion. Des hommes con­nus comme Iartchouk et Archi­nof sont fusil­lés, des mil­liers d’autres incon­nus, qui avaient été anar­chistes avant ou pen­dant la Révo­lu­tion, sont tués ou déportés dans les camps. Ces purges mar­quent l’ex­ter­mi­na­tion de la « vieille garde » anar­chiste6«Les anar­chistes russ­es » Paul Avrich..

Le sou­venir de quelques anar­chistes per­sé­cutés à cette époque nous est par­venu. Le tailleur juif Aïzen­berg par exem­ple : anar­chiste indi­vid­u­al­iste et dis­ci­ple de Kropotkine, il est arrêté à Kharkov en 1937. Il résiste aux coups et aux tor­tures employés pour lui faire avouer qu’il appar­tient à une organ­i­sa­tion et pour qu’il dénonce ses mem­bres. Il répond qu’il est anar­chiste indi­vid­u­al­iste, et donc il ne recon­naît aucune organ­i­sa­tion. Pen­dant 31 jours et 31 nuits il subit un inter­roga­toire inter­rompu seule­ment 2 fois par jour pour manger. Il a 55 ans et il ne cède pas. Ses tor­tion­naires se lasseront les pre­miers : il est envoyé dans un asile d’al­iénés de Moscou7«L’ac­cusé » A. Weiss­berg.. En 1937 aus­si, l’a­n­ar­chiste Dim­itri Venedik­tov relégué à Tobol­sk est arrêté pour « prop­a­ga­tion de bruits au sujet des emprunts » (c’é­taient des emprunts d’État oblig­a­toires) et « mécon­tente­ment à l’é­gard du pou­voir sovié­tique ». Il est con­damné à mort et exé­cuté8«L’archipel du Goulag » tome III. Le but des purges était entre autre chose de liq­uider tous ceux qui de près ou de loin ont eu un rap­port avec les courants poli­tiques qui ont par­ticipé à la Révo­lu­tion. Staline voulait faire dis­paraître tous ceux qui ont cru que la Révo­lu­tion pou­vait amen­er la liberté.

Des Purges à la Déstalinisation.

Les purges mar­quent l’élim­i­na­tion physique de nom­breux anar­chistes issus de la Révo­lu­tion. Ceux qui n’ont pas été fusil­lés sont dans les camps, et les rares qui restent en lib­erté n’osent plus rien faire. Pour­tant l’a­n­ar­chisme n’est pas mort en URSS. Dès 1937, il y a des jeunes qui s’é­taient sen­tis anar­chistes après l’anéan­tisse­ment du mou­ve­ment9«L’archipel du goulag » tome I. Dans les camps stal­in­iens ; seuls endroits où une activ­ité anar­chiste est per­cep­ti­ble, il y a donc main­tenant, à côté des anar­chistes russ­es, des anar­chistes soviétiques.

En 1947, dans les camps de la Sibérie du nord,il y a de nom­breux sol­dats qui, faits pris­on­niers par les alle­mands et libérés par la vic­toire russe, ont été déportés sur l’or­dre de Staline. C’est dans ce milieu qu’ap­pa­rait le « Mou­ve­ment Démoc­ra­tique de la Russie du nord ». Soutenu par des marx­istes non stal­in­iens et par les anar­chistes (dont l’un des slo­gans est « pour les sovi­ets, con­tre le par­ti »), ce mou­ve­ment organ­ise une révolte. Elle éclate dans le camp de Jelezn­odor­o­jny, et elle touchera plus ou moins les camps de Promysh­le­ny, Sev­erny, Gornie­ki, Vork­houte. Vic­to­rieuse au début, cette révolte sera finale­ment écrasée par l’ar­mée, et ceux qui y ont par­ticipé seront impi­toy­able­ment pourchassés[[Dissenso Est-Oveste, jan­vi­er 1979[/mfn].

Les anar­chistes par­ticiper­ont aus­si aux révoltes qui sec­ouent les camps en 1953–54, après la mort de Staline et l’exé­cu­tion de Beria. Ces camps, dom­inés par les droits com­muns, sont repris en main peu à peu par les poli­tiques à par­tir de 1949. À la mort de Staline, quand une frac­tion du Krem­lin avec Krouchtchev joue la carte de la déstal­in­i­sa­tion pour affer­mir son pou­voir, la sit­u­a­tion est favor­able à l’é­clo­sion de révoltes dans les camps. À Noril­sk, un camp situé dans l’ex­trême nord sibérien, des makhno­vistes, 30 ans après l’écrase­ment de leur mou­ve­ment, par­ticipent active­ment à la révolte10«L’in­crevable anar­chisme » L .M. Vega.

Le sou­venir de Makhno n’est en effet pas mort dans les camps à cette époque. Mais la pro­pa­gande sovié­tique qui l’as­sim­i­le à un ban­dit a atteint ses objec­tifs. Pour cer­tains, Makhno n’é­tait que le chef d’une troupe de ban­dits11«Le Blat­noï » M. Diomine. Sol­jen­it­sine lui, cite les makhno­vistes comme un des nom­breux courants qui tra­verse le monde de la pègre internée dans les camps dans les années 47–5212«L’archipel du Goulag » tome III.

La par­tic­i­pa­tion des anar­chistes dans les révoltes des camps des années 1953–54 représente la dernière appari­tion con­nue d’a­n­ar­chistes ayant par­ticipé à la Révo­lu­tion. Ce qui serait intéres­sant de savoir, c’est si le terme makhno­vistes ne recou­vre que d’an­ciens mem­bres de l’ar­mée insur­rec­tion­nelle d’Ukraine, ou s’il com­prend aus­si d’autres anar­chistes non makhno­vistes et/ou nés après la révo­lu­tion, du fait de leurs con­vic­tions communes.

Du XXème Congrès à 1979

Après le « rap­port Khrouchtchev » s’ou­vre en URSS une brève péri­ode d’une rel­a­tive libéral­i­sa­tion, péri­ode qui voit l’é­clo­sion d’un mou­ve­ment con­tes­tataire dont la dis­si­dence actuelle est issue en ligne directe. Après plus de 30 ans de dic­tature absolue et étouf­fante de Staline, il y a une grande cir­cu­la­tion des idées. « En 1957, en pleine péri­ode de déstal­in­i­sa­tion, notre groupe, comme beau­coup d’autres, pen­sait que le pou­voir, face à cette sorte de print­emps de Prague, n’oserait pas inter­venir. Il n’y avait pas à l’époque de remise en cause du com­mu­nisme, mais plutôt une atti­rance vers une démoc­ra­ti­sa­tion à la yougoslave. Nous étions des gens de ten­dance com­mu­niste-lib­er­taire ne remet­tant en cause que l’aveu­gle­ment de l’État total­i­taire et prônions une plus grande autonomie de l’in­di­vidu dans notre société. Cer­tains d’en­tre nous remet­taient en cause l’É­tat et se récla­maient de l’A­n­ar­chie. Il y avait aus­si dans tous ces groupes des gens qui se récla­maient d’un nation­al­isme dur »13«Mar­gin­al­ité et débor­de­ments quo­ti­di­ens en URSS », Matin d’un Blues N°2 (fin 78, début 79). c’est un émi­gré juif d’o­rig­ine ouvrière qui par­le. À l’époque, il est étu­di­ant à Leningrad et co-fon­da­teur en 1957 d’un groupe de dis­cus­sions et de réflex­ions. Ain­si, mal­gré la répres­sion stal­in­i­ennes, l’a­n­ar­chisme n’a pu être étouf­fé et il réap­pa­rait hors des camps.

Mais Khrouchtchev ne peut pas tolér­er longtemps une telle sit­u­a­tion, et dès que son pou­voir est plus sta­ble la répres­sion va s’a­bat­tre sur tous ceux qui ne pensent pas dans la ligne. Un dis­si­dent russe exilé interné entre 1957 et 1965 dans les camps de con­cen­tra­tion y a ren­con­tré plusieurs anar­chistes lors de sa déten­tion. C’é­tait des anar­chistes de la nou­velle généra­tion : « Ils avaient lu les livres de Kropotkine, et par­fois de Bak­ou­nine (qu’il est très dif­fi­cile de trou­ver dans les bib­lio­thèques en URSS), ils étaient de même famil­iarisés avec les idées de Proud­hon et avec la pen­sée occi­den­tale con­tem­po­raine ». ain­si mal­gré l’é­touf­foir idéologique du régime sovié­tique, les idées parvi­en­nent tout de même à cir­culer. Il cite aus­si l’ex­em­ple d’un cama­rade, E., qui après avoir passé une dizaine d’an­née dans les camps, à été libéré en 1971. Il a de nou­veau été arrêté et con­damné en 1974 pour « pro­pa­gande anti-sovié­tique », accu­sa­tion tra­di­tion­nelle. E. se déclare défenseur des droits de l’homme car se déclar­er anar­chiste ouverte­ment en URSS est très dan­gereux14«Les anar­chistes en URSS », let­tre d’un émi­gré au CIRA, Front Lib­er­taire N°102, jan­vi­er 1979.

Ce dis­si­dent a aus­si ren­con­tré des anar­chistes hors des camps. En 1967, le cama­rade qui avait fondé le groupe de réflex­ion de Leningrad est arrêté pour avoir aidé Galan­skof, un des dis­si­dents les plus en vue de l’époque, à écouler des devis­es étrangères. Il y a aus­si le cas d’un dock­er anar­chiste arrêté pour « pro­pa­gande anti-sovié­tique » par­mi ses col­lègues de tra­vail. E. Kouznetsov a fait en 1971 une étude sur les détenus du camp de con­cen­tra­tion où il se trou­vait à l’époque. Il donne une série de chiffres très intéres­sants. Ain­si sur 90 pris­on­niers il y a 19 nation­al­istes démoc­rates, 7 démoc­rates inter­na­tion­al­istes, 6 monar­chistes et un anar­chiste ; les autres n’ont pas d’opin­ion poli­tique15«Mar­gin­al­ité et débor­de­ments quo­ti­di­ens en URSS»… « Jour­nal d’un con­damné à mort » E. Kouznetsov.

Enfin très récem­ment, il y a eu l’af­faire de l’«opposition de gauche » de Leningrad. C’est une sorte d’or­gan­i­sa­tion clan­des­tine de gauche qui ten­tait de se créer, et il y avait un courant anarchiste.

L’Op­po­si­tion de Gauche

En 1978 appa­raît à Leningrad un groupe d’é­tu­di­ants, l’«opposition de gauche ». Il est créé par des étu­di­ants qui en 1976 avaient été liés à une affaire de dis­tri­b­u­tion de tracts con­tre le par­ti à l’oc­ca­sion du con­grès du PCUS. À l’is­su de cette affaire un étu­di­ant, Andrei Reznikov, est con­damné à deux ans de camp. Son ami Alexan­dre Skobov crée en juin 1978 une com­mu­nauté à Leningrad qui est un point de ren­dez-vous pour la jeunesse mar­ginale et pour les sym­pa­thisants du groupe. Le groupe édite aus­si une revue qui aura 3 numéros durant l’été 78, et qui à côté de textes de grands clas­siques pub­lie des arti­cles actuels théoriques ou sur la dis­si­dence. Un des pro­jets de l’«opposition de gauche » est de rassem­bler dans une con­férence des groupes de gauche de Leningrad, de Moscou, des pays baltes, d’Ukraine, du Cau­case pour con­fron­ter les idées et au besoin s’or­gan­is­er. La con­férence prévue pour sep­tem­bre est repoussée à cause de l’at­ti­tude d’un groupe « marx­iste ortho­doxe ». La répres­sion qui va s’a­bat­tre sur le groupe empêchera finale­ment la tenue de cette con­férence. Des délégués sont refoulés et le moscovite Bessov sera interné quelques temps. En août, la com­mu­nauté est perqui­si­tion­née et saccagée, ses habitués sont suiv­is. Début octo­bre, le KGB inter­roge Skobov, à par­tir du 10 de nom­breuses perqui­si­tions ont lieu chez les gens proches de la com­mu­nauté, qui sont aus­si inter­rogés. Le 14 octo­bre Skobov est arrêté, le 31 c’est au tour de Tsourkov, un autre mem­bre act­if du groupe et vétéran de 1976. Pour pro­test­er con­tre ces arresta­tions, plus de 200 étu­di­ants man­i­fes­tent sur la place N.D. de Kazan de Leningrad le 5 décem­bre. Reznikov est attaqué dans la rue par des « incon­nus », et il est plusieurs fois détenu quelques jours. Le 6 avril 79, Arkady Tsourkov est con­damné à 5 ans de tra­vail et 2 ans d’ex­il intérieur. Le 16 avril Skobov est con­damné à l’in­terne­ment psy­chi­a­trique de durée indéter­minée. Alex­is Khavine, qui a refusé de dépos­er con­tre son ami Skobov, est accusé de traf­ic de drogue et il est con­damné à 6 ans de camp en août. Cette répres­sion sys­té­ma­tique a anéan­ti l’«opposition de gauche » et la com­mu­nauté de Skobov16«Les tracts sub­ver­sifs et la com­mu­nauté de Skobov », « Leningrad : la « grande Mai­son » entre­prend de détru­ire les com­mu­nautés » et « La plate forme de l’op­po­si­tion de gauche » de Vadim Netchaev, libéra­tion des 4, 5 et 10 avril 1979..

Le but du groupe était de con­fron­ter dans un débat les idées de gauche et de créer si besoin était une organ­i­sa­tion. Sa revue, « Per­spek­tivy », pub­lie des auteurs de courants très dif­férents : Kropotkine, Bak­ou­nine, Trot­sky, Mar­cuse, Cohn-Ben­dit pour don­ner des bases, il y a des textes pour et con­tre le soulève­ment de Cron­stadt, des textes repris d’autres samiz­dats, et le n°3 est com­posé d’ar­ti­cles pro­gram­ma­tiques devant servir de base aux dis­cus­sions lors de la Con­férence. La revue con­tient aus­si un reportage sur la man­i­fes­ta­tion du 4 juil­let 1978 à Leningrad qui a réu­nis spon­tané­ment 15.000 jeunes. Elle était très influ­ente dans le milieu étu­di­ant de Leningrad, et elle était dif­fusé dans d’autres régions d’URSS. Les idées exprimées dans le n°3 peu­vent être qual­i­fiées d’«ultra-gauches ». Il faut lut­ter con­tre le type d’É­tat sovié­tique et non con­tre l’É­tat en général. La classe ouvrière est en voie d’in­té­gra­tion et la seule classe révo­lu­tion­naire est celle des intel­lectuels et des étu­di­ants. La preuve est faites que l’a­gri­cul­ture privée est supérieur à l’a­gri­cul­ture col­lec­tivisée. Pour cer­tains, une frac­tion de la bureau­cratie va jouer la carte de la démoc­ra­ti­sa­tion pour se main­tenir, et la tache la plus impor­tante est de ren­forcer l’op­po­si­tion. Pour d’autres, il n’y aura pas de démoc­ra­ti­sa­tion, et il fau­dra utilis­er la vio­lence et l’il­lé­gal­ité : fab­ri­ca­tion de fausse mon­naie, éventuelle­ment pris­es d’o­tages, lutte armée en s’in­spi­rant des « anar­chistes d’Alle­magne Fédérale, par­ti­c­ulière­ment du groupe Baad­er-Mein­hoff », etc… Enfin plusieurs propo­si­tions con­crètes sont don­nées comme pro­gramme : cela va de « lib­erté et autonomie des asso­ci­a­tions et organ­i­sa­tions » à « pour les ques­tions nationales, le droit à l’au­todéter­mi­na­tion devrait être appliqué » en pas­sant par « liq­ui­da­tion de l’ar­mée de con­scrip­tion et son rem­place­ment par une armée volon­taire ». Toutes les autres propo­si­tions sont du même genre et peu­vent être qual­i­fiées de « réformistes »17«The left­ist oppo­si­tion » de Vadim Netchaev, Labour Focus on East­ern Europe, 1979, n°3. Les deux arti­cles de Netchaev sont assez sem­blables sur le déroule­ment des événe­ments mais ils se com­plè­tent au niveau des infor­ma­tions sur le pro­gramme du mou­ve­ment..

Mais à côté de ce courant représen­té par ces textes, il y avait une influ­ence anar­chiste non nég­lige­able. La pub­li­ca­tion dans la revue de Kropotkine et Bak­ou­nine en est une preuve. Dans la bib­lio­thèque de la com­mu­nauté, qui était celle de Skobov, la presse dis­si­dente, Tot­sky, Marx jeune et Kropotkine voisi­naient. Skobov lui-même con­sid­éré comme l’un des théoricien du groupe, « se définis­sait lui-même comme anar­cho-social­iste, par­ti­san du jeune Marx. Son pro­gramme com­por­tait le plu­ral­isme dans l’é­conomie ; une démoc­ra­tie com­plète en poli­tique et idéolo­gie ; le paci­fisme »18«Les tracts sub­ver­sifs…». Il apparte­nait avec Tsourkov à la ten­dance non-vio­lente du groupe qu’il voulait main­tenir tou­jours ouvert : « l’autre aile du mou­ve­ment à laque­lle appar­tient Arkady Tsourkov et Alexan­dre Skobov (qui sont ceux que j’ai le mieux con­nus per­son­nelle­ment) sem­ble s’en tenir aux méth­odes non vio­lentes quelle que soit la poli­tique adop­tée par le gou­verne­ment. Son souci est de main­tenir la car­ac­tère ouvert du mou­ve­ment et d’éviter sa cristalli­sa­tion pré­maturée et son com­pagnon naturel, le sec­tarisme. »19«La plate­forme de l’op­po­si­tion de gauche»… Skobov n’est pas le seul à être influ­encé par les idées anar­chistes. Ain­si par exem­ple Alex­is Khavine, son ami, avait été con­damné en 1977 pour avoir dif­fusé des œuvres de Kropotkine alors qu’il était encore lycéen20Labour Focus on east­ern Europe, 1979 n°5.

L’Anarchisme et les Autres

Il n’est pas besoin de faire de longues phras­es pour don­ner la posi­tion du pou­voir sovié­tique vis à vis des anar­chistes : ce sont des irre­spon­s­ables et des ban­dits. Mais par con­tre il est intéres­sant de voir l’im­age de l’a­n­ar­chisme que se font les dis­si­dents. En général, et pour des raisons évi­dentes, l’a­n­ar­chisme est mal con­nu, surtout au niveau de son his­toire. Voilà ce que répondait Pliouchtch en 1976 lors d’une con­férence de presse : À la ques­tion « le mas­sacre anti-ouvri­er de Kro­n­stadt est-il resté dans les mémoires ‚», Pliouchtch répon­dit « il ne reste plus rien dans la mémoire des ouvri­ers, l’his­toire est entière­ment fal­si­fiée ». Ain­si pour Makhno « ceux qui m’en ont par­lé m’en ont dit du mal, mais ici je me rend compte qu’il a été calom­nié par la presse russe. Non seule­ment il ne fai­sait pas de pogroms, mais il fusil­lait ceux qui en fai­saient ». quand aux anar­chistes espag­nols internés en 1939 au camp de Kara­gan­da, il ne con­nait pas de détails, mais fut au courant de l’af­faire.21«L’URSS en 1976 vue par Pliouchtch », le Monde Lib­er­taire juil­let-août 76 Au point de vue des idées, si cer­tains dis­si­dents les con­nais­sent apparem­ment cor­recte­ment, d’autres, inten­tion­nelle­ment ou non, les défor­ment. Par exem­ple dans l’ou­vrage col­lec­tif « Des voix sous les décom­bres », deux arti­cles citent l’un Bak­ou­nine, l’autre Kropotkine. Pour Igor Cha­fare­vitch, l’u­nique but de Bak­ou­nine était de détru­ire, il n’avait pas d’idéaux posi­tifs. Par con­tre Malik Agoursky cite sans les déformer les con­cep­tions de Kropotkine sur l’as­so­ci­a­tion tra­vail intel­lectuel-tra­vail manuel dans les com­mu­nautés de la société future22«passé et avenir du social­isme » I. Cha­fare­vitch et « Les sys­tèmes soci­aux-économiques actuels » M. Agoursky, « des voix sous les décom­bres », col­lec­tif. Il est à not­er d’ailleurs que même par­mi ceux qui sont influ­encés par l’a­n­ar­chisme en union Sovié­tique, la pen­sée de Kropotkine leur est beau­coup plus famil­ière que celle de Bak­ou­nine. Peut-être est-ce dû en par­tie au fait que Kropotkine, con­traire­ment à Bak­ou­nine est con­nu aus­si comme sci­en­tifique en URSS. Ain­si en 1976 le « Bul­letin de la société de Moscou sur la nature expéri­men­tale » a pub­lié plusieurs arti­cles sur Kropotkine et son activ­ité sci­en­tifique où il n’y a pas d’at­taques gra­tu­ites con­tre l’a­n­ar­chisme23«Sur le cen­te­naire de la pub­li­ca­tion d’é­tudes sur la péri­ode glacière, de Pierre Kropotkine » M. Zem­li­ak, anar­chives n°1 déc. 79. Enfin l’im­age tra­di­tion­nelle de l’a­n­ar­chiste n’a pas l’air très dif­férente de celle répan­due en France. D’après Vadim Netchaev, Skobov a « l’al­lure à se faire met­tre la main au col­let et fouiller la sacoche par des flics eu quête de bombes d’a­n­ar­chistes » parce qu’il porte la barbe et une capote de sol­dat.24«Les tracts subversifs…»

Ain­si mal­gré plus de 60 ans de dic­tature, le régime sovié­tique n’a pu étouf­fer totale­ment l’a­n­ar­chisme. Ceux qui se récla­ment de la pen­sée lib­er­taire à l’heure actuelle ont peu de points com­muns avec les anar­chistes de 1917. La sit­u­a­tion économique et poli­tique a fon­cière­ment changé, et leur nom­bre et leur influ­ence sont infin­i­ment moins impor­tants. Mais il y a une con­ti­nu­ité entre ces généra­tions mal­gré la répres­sion vio­lente dès 1918, mal­gré le stal­in­isme et ses purges, mal­gré la dif­fi­cile cir­cu­la­tion des idées. La pen­sée anar­chiste n’est pas encore morte en URSS.

Wiebier­al­s­ki


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom