J’essaierai dans cet article de déceler les origines de la contradiction qui existe en Yougoslavie entre bureaucratie et autogestion, en soulignant l’importance que la « tradition révolutionnaire » du socialisme absolutiste (ou aussi « bolchevisme », « marxisme-léninisme », « socialisme scientifique », etc.), a non seulement en Yougoslavie mais dans le mouvement révolutionnaire en général. Dans la dispute-conflit entre les tendances autoritaires et libertaires dans le mouvement révolutionnaire du 19e siècle (et surtout dans la Ire Internationale), l’autoritarisme a prévalu, tandis que la tendance libertaire a été réduite à un rôle marginal. On cite rarement la conséquence la plus importante du conflit dans le mouvement révolutionnaire : encore que les partis sociaux-démocrates aient continué à augmenter leurs forces numériques, la ferveur révolutionnaire diminuait progressivement.
Il y eut une grande exception : les Bolcheviques russes. Ils continuèrent à propager l’idée de la révolution armée, mais sous le contrôle direct du parti révolutionnaire, c’est à dire eux-mêmes. Étant persécutés par la police impériale et faisant partie de l’aile la plus autoritaire du premier marxisme, ils donnèrent une structure hiérarchique à leur organisation révolutionnaire, en ayant comme but non pas l’abolition ou la disparition de l’État. Mais la conquête du pouvoir et l’instauration de la dictature du prolétariat. Les premières conquêtes révolutionnaires furent abolies ou disparurent : c’est-à-dire le soviet et le conseil ouvrier. Et on touche ici la contradiction la plus importante du mouvement révolutionnaire autoritaire : au lieu de détruire la structure hiérarchique de la société, il en créa une nouvelle ; au lieu de valoriser davantage les actions révolutionnaires spontanées des travailleurs, il les tronqua au nom de la révolution, de la classe ouvrière, de l’histoire et du Comité Central. Cependant, comme elle était la seule révolution victorieuse de l’histoire, la révolution bolchevique exerça une énorme attraction sur les mouvements et sur les organisations révolutionnaires du monde entier.
Ainsi au début et durant toute la première moitié du XXe siècle, elle inspire le mouvement révolutionnaire en général. Le rôle dominant du parti dans le mouvement et le rôle dominant de l’élite du parti dans le parti lui-même devinrent presque les caractéristiques principales de la plupart des révolutionnaires pro-bolcheviques et des organisations de gauche. Ils n’avaient pas pour but immédiat ni même comme but tactique l’autogestion.
Après la Seconde Guerre mondiale, les bolcheviks, ou les partis marxistes-léninistes prirent le pouvoir dans plusieurs états européens y compris la Yougoslavie, en instaurant des systèmes politiques autoritaires, et en modifiant (mais en gardant) la structure sociale hiérarchique. La Yougoslavie se différencie des autres pays par la façon dont le parti communiste a conquis le pouvoir : alors que dans les Pays de l’Est de l’Europe cela se fit en gros par l’intervention des troupes soviétiques, en Yougoslavie ce fut l’œuvre du mouvement des partisans contrôlé par le parti communiste. Cette différence jouera un rôle important dans les futures divergences entre les communistes yougoslaves et les pays de la « sphère d’influence » soviétique. Ainsi en Yougoslavie l’élite du parti devint le groupe social (certains diraient la classe) dominant. Les membres du parti devinrent progressivement la nouvelle bourgeoisie, à laquelle s’unirent plusieurs groupes sociaux, y compris ceux qu’on appelle en Yougoslavie la « technocratie ». Puis un troisième groupe fit partie de la classe moyenne, formé de petits entrepreneurs, à la suite d’une relative libéralisation des investissements privés (mais toujours d’une échelle limitée). La classe travailleuse — qui était officiellement définie comme la classe dominante de la société entière — était généralement d’origine paysanne, et les paysans formaient la base de la hiérarchie sociale.
La position des paysans mérite une attention particulière : bien qu’ils possèdent la plupart des terres cultivables du pays et produisent la plus grande partie des produits agricoles nécessaires au reste de la société, ils furent longtemps considérés comme des marginaux sociaux, un héritage des siècles passés à éliminer le plus vite possible. Dans le même temps, la production agricole socialisée n’était pas et n’est pas capable de produire assez de nourriture pour toute la population et plus grave encore, la société n’a pas su socialiser l’agriculture parce qu’elle n’a pas réussi à intégrer l’inévitable excès de main d’œuvre dans l’industrie, les services sociaux et l’État. C’est ainsi que de vastes zones agricoles (surtout dans les régions montagneuses et côtières du pays) ne furent pas en mesure de nourrir leur propre population. En augmentation constante, et ce fut le début d’un énorme exode de chômeurs vers les grandes villes et vers les pays étrangers de l’Ouest. Il en résulta une grave pénurie de produits agricoles typiques des zones devenues touristiques (comme sur presque toute la côte) et des zones semi-désertiques et inhabitées (comme la plupart des montagnes). La classe paysanne constitue près d’un tiers de la population globale du pays, sans cependant jamais s’intégrer complètement du point de vue socioculturel. L’assimilation de ce groupe social dans le système autogestionnaire est encore un problème en suspens. La seule possibilité immédiate, dans ce sens, ne se trouve pas dans le secteur productif, mais plutôt dans le système socio-politique, où il existe encore des résistances de la part des classes moyennes et des groupes dominants eux-mêmes, et même au niveau premier de l’échelle sociale — et qu’on peut considérer comme important — celui de la commune, qui est le premier élément de l’organisation socio-politique dont le pouvoir économique et politique est dans une certaine mesure important. Au-dessus de ce niveau, l’état et la bureaucratie du parti découragent par leurs décisions toute tentative sérieuse de mettre en pratique les notions de l’autogestion, et ce faisant ils défendent le monopole de leur pouvoir.
L’élite du parti s’est ainsi trouvée dans une position contradictoire : celle d’être en même temps un groupe social (ou classe) dominant et l’avant-garde révolutionnaire. Ce qui veut dire que comme groupe social privilégié, elle doit défendre ses intérêts économiques, sociaux, politiques et culturels ; dans le même temps, comme avant-garde révolutionnaire ; elle doit combattre les privilèges et les intérêts particuliers de toute nature des différents groupes sociaux. Elle est donc à la fois alliée et ennemie d’elle-même. Comme avant-garde révolutionnaire, elle doit chercher à améliorer les conditions de vie des ouvriers et des paysans, mais en tant que groupe privilégié, les circonstances (qui sont le fruit de sa ligne de conduite antérieure) l’obligent à se désintéresser des problèmes qui ne sont pas les siens, et souvent à aller ouvertement contre les intérêts des travailleurs. Ainsi, elle devient également alliée, et en même temps aussi ennemie de la classe ouvrière. En préconisant l’autogestion, elle tend à donner toujours plus de pouvoir aux travailleurs, mais elle doit également empêcher qu’ils n’arrivent à concurrencer les groupes sociaux privilégiés, parmi lesquels elle se trouve elle-même. C’est pourquoi elle a toujours indispensablement besoin de trouver quelque chose à présenter comme ennemi de l’autogestion et de la révolution en général. Si elle arrive à faire croire qu’un autre groupe freine le développement du système autogestionnaire, l’élite au pouvoir se trouve automatiquement du côté des classes laborieuses et du peuple. De temps en temps, par conséquent, elle mène une bataille contre les prétendus ennemis des travailleurs, réels ou fictifs, s’assurant ainsi un rôle fondamental dans le processus révolutionnaire. Cela se traduit, cependant par une éternelle guerre de défense et la révolution ne s’avère victorieuse que lorsque (ou parce que) elle réussit à éviter la défaite, ou à faire un petit pas en avant, de type essentiellement social-démocrate, en promouvant des réformes dans un secteur quelconque de la vie sociale.
Les classes moyennes jouent un rôle intéressant et important dans ce processus parce qu’elles sont socialement et culturellement privilégiées, mais substantiellement privées du pouvoir politique de décision. D’un côté elles sont menacées par les revendications des travailleurs, de l’autre elles sont dépendantes de l’élite au pouvoir. Les classes moyennes sont un groupe social assez diversifié : privé d’intérêts communs dans la sphère du social, formé essentiellement par l’intelligentsia, par de petits et moyens bureaucrates, de petits entrepreneurs privés, de « technocrates », de techniciens et de travailleurs hautement spécialisés. Il en résulte que c’est un groupe statique plus qu’un élément social dans le vrai sens du terme. Selon les expressions idéologiques de la classe dominante, tous ces groupes apparaissent tout à tour comme des alliés ou des ennemis de la classe ouvrière. Les petits propriétaires sont donc tantôt qualifiés d’«entrepreneurs privés » ou « d’avancées de la société bourgeoise », selon qu’on veut les faire rentrer dans la catégorie neutre ou celle d’adversaires. Les représentants de l’intelligentsia technique, à leur tour, sont définis comme « experts » ou « technocrates » selon le rôle qu’ils doivent assumer dans les projets de la classe dominante à un moment historique précis. Les petits et moyens bureaucrates, au contraire, sont toujours critiqués mais jamais clairement classifiés ou marqués comme groupe social. Dans le domaine des intellectuels, enfin, on distingue toujours deux catégories : celle des « honnêtes » et celle des « gêneurs », des « extrémistes » aux « critiques non constructives », etc. Les techniciens et les ouvriers hautement qualifiés sont exclus de ce rituel, parce qu’ils font partie de la classe travailleuse, mais également et aussi de la classe privilégiée. Si la bureaucratie n’existait pas, l’élite au pouvoir devrait tout bonnement l’inventer, puisque c’est le bouc émissaire de toute société bureaucratique. C’est la cause des échecs, des retards dans l’application des « mesures » prises par l’élite dominante pour résoudre tel ou tel problème, particulier ou général, de la société. Elle est coupable de dilapider l’argent pour ses besoins personnels, et d’en laisser peu ou pas pour la réalisation des différents projets d’utilité publique. Elle est aussi responsable du naufrage de toute tentative d’introduction de formes d’autogestion nouvelles et meilleures dans les différents sous-systèmes sociaux. Nous devrions tous nous unir contre elle et la combattre pour défendre les « fruits de la révolution » et pour en faire mûrir d’autres encore. Et cependant personne n’a jamais réussi à dire ce qu’est exactement la bureaucratie, qui la compose, que fait-elle, comment a‑t-elle pu devenir aussi puissante et invincible et surtout comment est-il possible de la vaincre. En résumé, nous constatons que les bureaucrates sont généralement des individus jouissant de privilèges importants qui compensent largement le désagrément de servir continuellement d’ennemi du peuple et de la révolution. Nous découvrons également qu’il est impossible de les combattre et encore moins de les vaincre, parce qu’ils sont toujours protégés et non pas par tel ou tel personne ou groupe, mais par le système lui-même. Nous voyons enfin qu’eux aussi, malgré tous leurs privilèges, sont impuissants s’ils ne reçoivent pas des directives « d’en haut ». On peut brièvement en arriver à la conclusion que, aux plus hauts niveaux, la bureaucratie ne se distingue pas de l’élite au pouvoir et se mêle à elle, en s’en détachant de temps en temps. Les bureaucrates ne sont que les alter ego, le mister Hyde de ceux qui sont aux postes de responsabilité : aimés et haïs, défendus et insultés, achetés et vendus, usés et abusés par leurs patrons.
L’«intelligentsia technique », autrement dit la « technocratie » est un autre groupe social intéressant et contradictoire, qui porte atteinte aux conquêtes des luttes ouvrières, à la révolution. Généralement situés dans l’industrie, les technocrates y jouent un grand rôle au niveau des décisions. Leur pouvoir de décision est plus élevé que leur pouvoir numérique et cela grâce aux normes légales qui imposent une discipline dans la gestion des entreprises. Les décisions finales sur toutes les questions qui concernent la gestion de l’entreprise devraient revenir de droit à tous ceux qui font partie de la vie de l’entreprise. Mais en réalité le choix retombe toujours sur une des deux ou trois solutions proposées par les technocrates, toujours présents en force dans toutes les commissions les plus importantes qui s’occupent des problèmes fondamentaux, comme la planification, l’organisation de la production, le marketing et la distribution des revenus. Pour ce qui a trait en particulier à ce dernier point, toute tentative de répartition égalitaire est fermement découragée par le parti, les syndicats et les autres organisations « socio-politiques » et aussitôt qualifiée d’«ouravnilovka » (c’est à dire tendance au nivellement)1Note du traducteur : « Ouravnilovka » : mot russe traduit ordinairement par « égalitarisme mal fondé, injustifié ; nivellement de salaire ». En fait, pour comprendre exactement, on peut se reporter à un manuel d’«Économie Politique » ed. soviétique 1954, mais toujours en usage, qui définit ainsi le mot : « l’ouravnilovka est un signe de vision petite-bourgeoise du socialisme comme nivellement général des besoins, des conditions de vie, de goûts et de consommation ». Dans l’adaptation française de P.Nikitine « principes d’économie politique », ce passage est supprimé et seules apparaissent les points de l’émulation socialiste, qu’on pourrait résumer avec Staline : « on ne peut tolérer qu’un ouvrier d’un laminoir sidérurgique gagne autant qu’un balayeur. On ne peut tolérer qu’un chauffeur dans les chemins de fer gagne autant qu’un copiste. Marx et Lénine disent que la différence entre le travail qualifié et le non qualifié existera encore dans le système socialiste, et même après la suppression des classes(…)» (nouvelle situation, nouvelles tâches pour l’organisation de l’économie » 26-06-1931)..
Cette tendance est bien entendu considérée comme négative et est fortement critiquée puisqu’elle rend impossible une rétribution du personnel « adaptée au travail fourni ». On oublie encore volontiers que les ouvriers, pris comme groupe, touchent une prime qui en rapport au travail fourni (quel qu’il soit) est toujours inférieure à celle des « technocrates » et des « bureaucrates », en dépit de ce que la contribution de ces deux dernières catégories au bien-être de la société soit très inférieure à celle des ouvriers. Il est juste de rappeler ici que, encore que les membres de l’élite dominante aient souvent critiqué cet aspect et pose le problème sans jamais cependant lui donner une solution, mon opinion à ce propos est que l’élite au pouvoir en justifiant la faillite pratique de l’autogestion (ou plus exactement : l’échec de la tentative d’introduction de l’autogestion toujours plus rapidement et toujours plus en profondeur dans la vie sociale quotidienne), invente et défend le mythe de la « bureaucratie », de la « technocratie » et de la « technobureaucratie ». Celles-ci sont considérées comme les obstacles les plus importants auxquels se heurte le développement ultérieur de l’autogestion, mais en attendant elles ne modifient en rien ou presque les privilèges sociaux, économiques et culturels des différents groupes sociaux. De cette manière, ces groupes sociaux servent à masquer le rôle et la position sociale de l’élite dominante.
L’intelligentsia est également un groupe social privilégié, que ce soit du point de vue socio-économique que du point de vue culturel, car elle fait partie des classes moyennes, ses membres sont présents dans tous les groupes sociaux que nous avons mentionnés, mais ils disposent aussi d’un terrain d’action spécifique dans la sphère sociale : celle des mass-medias et des institutions scientifiques et de formation. L’intelligentsia contrôle donc la production intellectuelle d’une société dans laquelle l’idéologie revêt un rôle extrêmement important à tous les niveaux. Étant donné ce pouvoir, l’intelligentsia est soumise à son tour à un contrôle lourd et sévère de l’élite, qui à la fois la méprise et la porte aux nues pour son travail, jugé naturellement au point de vue de la classe dominante. Le contrôle est particulièrement rigoureux dans le domaine des mass-medias et le secteur culturel aux niveaux les plus élémentaires ; il l’est moins, en revanche, aux niveaux les plus élevés (par exemple dans les universités). Dans ce sens les institutions scientifiques sont relativement libres, mais si elles « n’utilisent pas correctement » cette liberté, elles peuvent être privées de ressources financières vitales.
Il y a une très grande différence entre l’intelligentsia de type technique et celle de type humaniste ou social : la première ne rencontre pratiquement pas d’obstacles dans son travail (sauf évidemment des problèmes « objectifs » comme le manque réel de fonds) alors que les deux autres n’obtiennent que ce qu’elles méritent (et cela du point de vue de l’élite). Ces dernières années il y a eu une reprise de la tendance à limiter le nombre des étudiants dans les disciplines sociales et humanistes sous le prétexte que la société a peu besoin de cadres politiques ayant cette formation. Il est intéressant de remarquer que les philosophes et les sociologues rentrent dans cette catégorie, de même qu’il n’est pas inutile de souligner que des membres de ces branches formaient la partie principale de ce que l’on pourrait appeler le groupe des « dissidents ». Enfin on peut observer une chute brusque d’intérêt par rapport à ces deux professions, tant de la part de la société que des étudiants, surtout depuis la défaite du mouvement anti-autoritaire des étudiants, entre la fin des années 60 et le début des années 70. Cela aurait dû amener (surtout les marxistes) à la conclusion indubitable que la société n’avait plus besoin de critiques, ce qui voulait dire que les classes dirigeantes ne voulaient pas être gênées par des critiques « extrémistes » ou « non constructives ». Cependant, comme la société n’est pas en mesure de déclarer qu’elle n’a plus besoin de philosophes ni de sociologues, elle cherche à souligner du moins leur faible utilité. L’intérêt des étudiants pour ces matières est exceptionnellement élevé, si on les compare à celui envers des professions fort lucratives comme celles liées au droit (« bureaucratiques ») et à l’économie (« technocratique »). Il s’est donc créé un clivage profond entre les aspirations des jeunes et les intérêts de l’élite sociale dominante.
Cette dernière n’hésite pas à reconnaître que l’autogestion constitue un pas en avant vraiment révolutionnaire. Mais en même temps elle se rend compte que c’est aussi un pas vers la revendication politique d’une partie des privilèges qui sont actuellement le monopole exclusif des classes moyennes. L’élite dominante protège les privilèges de ces classes, mais elle en réprime les ambitions politiques. Dans le premier cas elle contredit les intérêts de la majorité des travailleurs ; dans le second elle entre en conflit avec une partie des classes moyennes. En d’autres termes, elle joue avec les deux groupes sociaux comme le chat avec la souris. Je pense avoir dit assez clairement qu’à mon avis aucun des groupes sociaux évoqués jusqu’à présent (sauf l’élite du parti) ne détient le pouvoir politique. Voilà le seul privilège que l’élite ne partage avec personne.
La différence qui se trouve entre les niveaux normatifs et pratiques de la vie sociale est énorme. L’élite dominante laisse intacte la structure de classe de la société en conservant tels quels les privilèges qu’elle a et ceux des classes moyennes en se servant du mythe, en même temps épouvantail, de l’autogestion (le pouvoir des travailleurs).
L’autogestion n’est prise au sérieux que par les travailleurs et les classes moyennes inférieures (autres que celles qui font partie de l’intelligentsia), c’est-à-dire par ceux qui aspirent à améliorer leur position à l’intérieur de la société, ou à porter en avant activement, dans la pratique, le processus révolutionnaire. Ainsi l’autogestion est développée et freinée par le même groupe social qui poursuit rigoureusement ses intérêts, en attaquant les privilèges des classes moyennes par l’autogestion, et en freinant l’autogestion pour maintenir la hiérarchie sociale. Les travailleurs sont encouragés à attaquer les serviteurs de l’élite dominante, servant ainsi eux-mêmes d’instrument pour la conservation du système dans lequel ils ont le rang de travailleurs ; et où paradoxalement apparaît une possibilité d’abolir une société de patrons, de serviteurs et de prolétaires, du moins si les travailleurs prenaient l’autogestion (trop) au sérieux.
En conclusion : l’élite dominante est identique à la bureaucratie au niveau élevé et est la classe qui guide la société. Elle exploite les classes moyennes qui défendent leurs intérêts, servent de tampon et calment l’action des masses non privilégiées. En même temps, elle exploite également les classes sociales non-privilégiées qui en luttant pour leurs droits par l’autogestion la préservent des ambitions parfois trop fortes des classes moyennes. C’est une situation politique précaire qui présente toujours deux issues possibles : une voie vers la société libertaire, une autre vers le totalitarisme. Il est curieux que les partisans de l’autogestion ne soient pas libertaires ni anti-autoritaires. Ils cherchent finalement à retrouver exclusivement dans la tradition marxiste-léniniste les racines de l’autogestion, et évidemment on ne peut en attendre de bons résultats. Les origines libertaires de l’autogestion sont presque complètement ignorées, du moins, c’est ce qu’il semble.
Enfin nous devons poser le problème de la consistance réelle et de la valeur de l’autogestion en Yougoslavie. Existe-t-elle réellement ? La réponse est positive puisqu’il y a des gens prêts et capables de lutter pour l’appliquer ; négative puisqu’elle n’est pas appliquée. Mais elle existe plus au niveau de la base, dans les usines et les institutions, que dans les communes, les Républiques ou la Fédération ; plus dans les secteurs politiquement moins « sensibles » que dans d’autres : plus dans les secteurs économiquement, culturellement et politiquement plus développés ; finalement je veux espérer aujourd’hui plus qu’hier et demain plus qu’aujourd’hui.
Slobodan Drakulic
(traduit de l’italien, A. RIVISTA ANARCHICA novembre 1979)
- 1Note du traducteur : « Ouravnilovka » : mot russe traduit ordinairement par « égalitarisme mal fondé, injustifié ; nivellement de salaire ». En fait, pour comprendre exactement, on peut se reporter à un manuel d’«Économie Politique » ed. soviétique 1954, mais toujours en usage, qui définit ainsi le mot : « l’ouravnilovka est un signe de vision petite-bourgeoise du socialisme comme nivellement général des besoins, des conditions de vie, de goûts et de consommation ». Dans l’adaptation française de P.Nikitine « principes d’économie politique », ce passage est supprimé et seules apparaissent les points de l’émulation socialiste, qu’on pourrait résumer avec Staline : « on ne peut tolérer qu’un ouvrier d’un laminoir sidérurgique gagne autant qu’un balayeur. On ne peut tolérer qu’un chauffeur dans les chemins de fer gagne autant qu’un copiste. Marx et Lénine disent que la différence entre le travail qualifié et le non qualifié existera encore dans le système socialiste, et même après la suppression des classes(…)» (nouvelle situation, nouvelles tâches pour l’organisation de l’économie » 26-06-1931).