La Presse Anarchiste

La question macédonienne

Depuis plus d’un siècle cette ques­tion enve­nime les rap­ports entre la Grèce, la Bul­ga­rie et la Ser­bie    — aujourd’­hui You­go­sla­vie —, après avoir concer­né éga­le­ment la Tur­quie. Des cen­taines de livres ten­dan­cieux ont été publiés, et une bonne par­tie d’un point de vue mar­xiste soit pour fal­si­fier l’his­toire en faveur de la You­go­sla­vie, soit pour fal­si­fier l’his­toire au pro­fit de la Bul­ga­rie. En ce sens, on peut dire que le natio­na­lisme macé­do­nien est une illus­tra­tion des conflits actuels dans les pays mar­xistes léni­nistes : mino­ri­té chi­noise au Viet­nam pro­vo­quant la guerre sino-viet­na­mienne, droit his­to­rique russe ou chi­nois et inci­dents fron­ta­liers sino-sovié­tiques ; sans oublier les pro­blèmes latents : mino­ri­té rou­maine en URSS, mino­ri­té hon­groise en Rou­ma­nie, mino­ri­té musul­mane en URSS, etc., ce qui peut entraî­ner des inci­dents dont les cas des Juifs et des Alle­mands d’URSS ne sont qu’un début anodin.

Cette inca­pa­ci­té du mar­xisme est liée à sa vision du natio­na­lisme, comme reflet du déve­lop­pe­ment éco­no­mique capi­ta­liste. Ain­si Marx s’est pro­non­cé tota­le­ment contre le natio­na­lisme tchèque, hon­grois, serbe etc, en des termes proches de ceux d’Hit­ler, natio­na­lisme qui « affai­bli­rait la puis­sance de l’Al­le­magne », consi­dé­rée comme proche de la révo­lu­tion 1Cf Georges Ribeil « Marx/​Bakounine,
socia­lisme auto­ri­taire ou socia­lisme liber­taire » tome I
. Engels résume sa posi­tion indi­rec­te­ment sur la Macé­doine en disant : « Aus­si inté­res­sants que soient les Slaves des Bal­kans, etc, ils peuvent aller au diable dès que leur effort de libé­ra­tion entre en conflit avec l’in­té­rêt du pro­lé­ta­riat. »2Lettre à Bern­stein, 22 – 25/​02/​1882, cité par G. Haupt et Cl. Weill dans « Éco­no­mie et Socié­té », X‑1974, p. 1471

Comme les liber­taires, et Bakou­nine en par­ti­cu­lier, consi­dé­raient avec plus de sym­pa­thie l’é­man­ci­pa­tion natio­nale et la lutte contre les oppres­seurs étran­gers (en essayant d’al­ler plus loin vers une démo­cra­tie plus com­plète), c’est tout natu­rel­le­ment qu’il y eut des liens idéo­lo­giques et pra­tiques des Serbes et des Bul­gares avec Bakou­nine. L’i­dée de la libre fédé­ra­tion des peuples fut très tôt pro­pa­gée dans les Bal­kans et en par­ti­cu­lier en Bul­ga­rie, où Khris­to Botev défen­dait l’i­dée d’une confé­dé­ra­tion des Slaves du sud (You­go­slave) contre les pré­ten­tions impé­ria­listes alle­mandes et russes entre Serbes et Bul­gares (article « Yugo­sla­via », 17-08-1871). Khris­to Botev, par ses écrits et son action révo­lu­tion­naires, est consi­dé­ré comme un des « apôtres » de l’in­dé­pen­dance bul­gare, mais sa pen­sée (mar­quée par Bakou­nine) est cachée au pro­fit de son œuvre poétique.

C’est de l’in­dé­pen­dance bul­gare en 1878 que naît la ques­tion macé­do­nienne : une par­tie du pays, le nord, est indé­pen­dant des Turcs, le sud appe­lée Rou­mé­lie est admi­nis­trée par les Turcs, une troi­sième par­tie his­to­ri­que­ment slave et peu­plée de Slaves reste turque : elle com­prend la Macé­doine (de l’Al­ba­nie actuelle à Mel­nik d’ouest en est, de Vra­nia à Salo­nique du nord au sud) et la Thrace (en gros la par­tie actuelle de la Tur­quie autour d’Edirne).

La Rou­ma­nie pas­sa assez rapi­de­ment à la Bul­ga­rie avec la guerre de 1885, non sans que la Ser­bie n’at­taque à cette occa­sion la Bul­ga­rie jugeant que l’ex­pan­sion bul­gare était dan­ge­reuse. Les impé­ria­listes russes et aus­tro-hon­grois gelèrent la situa­tion en impo­sant une paix aux deux pays. Et en théo­rie jus­qu’en 1912 il y eut un sta­tu-quo. En fait la Bul­ga­rie pré­pa­rait l’an­nexion ou « libé­ra­tion » de la Macé­doine, avec l’aide des Macé­do­niens, LES UNS ET LES AUTRES NE SE TROUVANT AUCUNE DIFFÉRENCE. Mais cette vision était dis­cu­tée par la Ser­bie dési­rant un débou­ché sur la mer Égée, et par la Grèce consi­dé­rant la région de Salo­nique comme his­to­ri­que­ment grecque, et même la Rou­ma­nie se réser­vait des droits du fait qu’une eth­nie de la Macé­doine est appa­ren­tée à la Rou­ma­nie (Kout­so­va­laques).

La Macé­doine est en effet for­mée de Slaves-ortho­doxes ou Kusul­mans, de Gitans, de Turcs et des mino­ri­tés grecques, juives alba­naises et des ber­gers iti­né­rants allant de Rou­ma­nie en Grèce. Ain­si chaque pays était en droit de consi­dé­rer la Macé­doine comme sienne : la Bul­ga­rie parce que les habi­tants en grande majo­ri­té se consi­dé­raient bul­gares ; la Ser­bie parce que les habi­tants étaient slaves, donc serbes ; la Tur­quie parce que depuis le XVe siècle elle y régnait ; la Grèce parce que Phi­lippe de Macé­doine fut le père du plus grand géné­ral de la Grèce antique Alexandre le Grand.

Les efforts réels d’im­plan­ta­tion dans la popu­la­tion furent uni­que­ment fait par les Bul­gares : dès 1895 des troubles écla­tèrent contre les Turcs en Macé­doine, avec deux orga­ni­sa­tions clan­des­tines, celle de Mikhai­lovs­ki et celle de Gotse Delt­chev. Une insur­rec­tion fut lan­cée par les Macé­do­niens de l’in­té­rieur et de l’ex­té­rieur en Macé­doine et en Thrace le 2 août 1903, le jour de la Saint Elie — « Ilin Den » ou « Ilin­dis­ko Vas­ta­nie » (l’in­sur­rec­tion de la Saint Elie). Les anar­chistes y eurent une par­ti­ci­pa­tion impor­tante avec les atten­tats pré­pa­ra­toires d’a­vril 1903 à Salo­nique, non pas contre les Turcs mais contre les capi­taux étran­gers en Tur­quie. Durant trois jours (les 28, 29 et 30 avril 1903), la ville fut para­ly­sée par le dyna­mi­tage de l’u­sine à gaz (éclai­rage public), de la Banque Otto­mane, du car­go fran­çais « Gua­dal­qui­vir » et de nom­breux bâti­ments publics. Ce fut l’ac­tion d’un groupe de  huit anar­cho-com­mu­nistes 3Cf G. Bal­kans­ki « Libé­ra­tion natio­nale et Révo­lu­tion sociale », 1969, en bul­gare.. L’in­sur­rec­tion en elle-même est lan­cé par le groupe socia­liste de Gotse Delt­chev (qui lui avait été tué dans une action armée le 4 mai) et avec la par­ti­ci­pa­tion des anar­chistes, comme Mikhail Guerd­ji­kov, chef d’une colonne qui s’illus­tra particulièrement.

Pen­dant trois mois, ce fut une guerre contre les Turcs. Mais mal­gré le patrio­tisme, le sang qui coule, la monar­chie bul­gare ne bouge pas : la bour­geoi­sie n’ad­met pas une insur­rec­tion socia­liste (pré­ci­sons que c’est une mino­ri­té, car les socia­listes sont majo­ri­tai­re­ment réfor­mistes comme dans toute l’Eu­rope). Mal­gré à peu près 2000 hommes armés, la créa­tion de com­munes orga­ni­sées révo­lu­tion­nai­re­ment — Strand­ja et Krou­che­vo —, l’ar­mée turque de 3000 hommes d’a­bord désor­ga­ni­sée et ensuite ren­for­cée reprend ses posi­tions en Thrace et en Macé­doine. 4300 per­sonnes sont mortes, et plus de 76000 cherchent refuge en Bulgarie.

LES MACÉDONIENS SE SENTENT MAINTENANT POLITIQUEMENT DIFFÉRENTS DES BULGARES, MÊME SI LA LANGUE ET LES TRADITIONS SONT IDENTIQUES. En 1912 – 1913, les Bul­gares, les Serbes et les Grecs attaquent les Turcs, et gagnent la guerre. Mais ne se met­tant pas d’ac­cord sur quel pays occu­pe­rait la Macé­doine, la Ser­bie et la Grèce attaquent la Bul­ga­rie qui est vain­cue. La Rou­ma­nie ayant éga­le­ment atta­quée la Bul­ga­rie, ce pays perd une pro­vince du nord qui passe à la Rou­ma­nie (la Dobrud­ja); la Thrace reste turque et la Macé­doine pas­sait en grande par­tie à la Ser­bie, sauf la par­tie lit­to­rale (Salo­nique et Kava­la) à la Grèce. La Bul­ga­rie en obtient une petite par­tie, la val­lée de la Strou­ma, qu’elle pos­sède toujours.

La guerre de 14 – 18 ayant sui­vi celle de 1912 – 13, la Macé­doine ne subit son nou­veau sta­tut non turc plei­ne­ment qu’à par­tir de 1919. Pour les Grecs — et ils n’ont pas varié jus­qu’à aujourd’­hui — il n’y a pas de slaves, tous les habi­tants sont des Grecs, les mino­ri­tés ont peu de droits et les Macé­do­niens aucun. Pour les Serbes, les Macé­do­niens, trop influen­cés par la Bul­ga­rie, devaient être « ser­bi­sés » de force. Cette situa­tion favo­ri­sa l’ac­ti­vi­té clan­des­tine des orga­ni­sa­tions macé­do­niennes mani­pu­lées par le gou­ver­ne­ment bul­gare pour créer des dif­fi­cul­tés aux Serbes et aux Grecs.

Avec la 2e guerre mon­diale, la Bul­ga­rie tra­di­tion­nel­le­ment pro-alle­mande enva­hit une par­tie de la You­go­sla­vie en 1942 et de la Grèce, c’est à dire LES TERRES « HISTORIQUEMENT » BULGARES : la Macé­doine de la fron­tière alba­naise à Salo­nique et Kava­la. Mais en Grèce, une par­tie des slaves avaient été chas­sés et des grecs s’y trou­vaient, et en You­go­sla­vie la résis­tance anti-fas­ciste des par­ti­sans de Tito lut­tait contre les Bul­gares alliés aux nazis. En 1944, avec la vic­toire des titistes et les troupes sovié­tiques en Bul­ga­rie, les Bul­gares éva­cuèrent leurs troupes de You­go­sla­vie et de Grèce.

Tout les Bal­kans étant mar­xistes-léni­nistes sauf la Grèce, mais avec une armée com­mu­niste en Grèce appuyée par la Bul­ga­rie et la You­go­sla­vie, on pou­vait pen­ser que la solu­tion de la Confé­dé­ra­tion de type bakou­ni­niste, que même Lénine avait reprise à pro­pos des Bal­kans 4«La signi­fi­ca­tion sociale des vic­toires ser­bo-bul­gares », Prav­da n° 162, 07/​XI/​1912, allait l’emporter. Or non seule­ment ce fut Hit­ler qui régla la ques­tion de la Dobrud­ja entre la Rou­ma­nie et la Bul­ga­rie, mais la You­go­sla­vie com­mu­niste et la Bul­ga­rie com­mu­niste ne purent se mettre d’ac­cord sur la ques­tion macédonienne.

Il est indé­niable que les deux pays ado­ptèrent l’at­ti­tude impé­ria­liste des bour­geoi­sies pas­sées : pour les com­mu­nistes bul­gares, les Macé­do­niens sont bul­gares puis­qu’ils parlent bul­gare ; pour les com­mu­nistes you­go­slaves, les Macé­do­niens ne sont pas bul­gares puis­qu’ils sont en You­go­sla­vie. À cela s’est ajou­té la rup­ture Tito-Sta­line et donc le fait que la Bul­ga­rie, comme la Hon­grie, est très inté­res­sée à la récu­pé­ra­tion d’une par­tie de la popu­la­tion et du ter­ri­toire yougoslaves.

Vu l’im­pos­si­bi­li­té de « ser­bi­ser » les Macé­do­niens sans les envoyer dans les bras des Bul­gares et donc de Sta­line, Tito a rusé en créant une ENTITÉ MACÉDONIENNE : « l’i­diome macé­do­nien, qui est au fond un dia­lecte bul­gare, est pro­cla­mé une langue slave tra­di­tion­nelle. » [[Ante Cili­ga, « La You­go­sla­vie sous la menace inté­rieure et exté­rieure », 1951, p. 69[/mfn] Les livres bul­gares ont même été inter­dits et l’en­sei­gne­ment de la langue a accen­tué l’emploi de mots soit serbes soit for­més dif­fé­rem­ment du bul­gare pour créer une dif­fé­rence. Toute l’his­toire a été revue de façon pué­rile pour « inven­ter » un par­ti­cu­la­risme macé­do­nien par rap­port à la Bul­ga­rie. Ain­si la revue cultu­relle com­mu­niste « Europe » a publié récem­ment un numé­ro sur la Macé­doine et un autre sur la Bul­ga­rie où une chro­no­lo­gie his­to­rique indique les mêmes faits dif­fé­rem­ment : 1838 « pre­mière impri­me­rie macé­do­nienne » (p.146), « pre­mière impri­me­rie bul­gare » (p.176), 1861 « les frères Mila­di­nov publient des chan­sons popu­laires » (p.147), « chan­sons popu­laires bul­gares » (p.177), etc.

Du côté bul­gare, la Macé­doine est bul­gare : « Il n’y a pas de don­nées témoi­gnant de l’exis­tence d’une natio­na­li­té macé­do­nienne ni de sys­tème éta­tique macé­do­nien à l’é­poque du Moyen-Age, ni de l’exis­tence d’une nation macé­do­nienne à l’é­poque de la renais­sance » 5Décla­ra­tion du Minis­tère des Affaires Étran­gères bul­gares, 24/​07/​1978. Et d’ac­cu­ser la You­go­sla­vie de vou­loir s’at­tri­buer la zone macé­do­nienne de la Strouma.

Côté you­go­slave, il est répon­du que les Bul­gares en ne recon­nais­sant pas l’i­den­ti­té macé­do­nienne ont des inten­tions annexion­nistes par rap­port à la Macé­doine, qui a été pro­cla­mée répu­blique en 1944 comme la Ser­bie, la Croa­tie, la Bos­nie, le Mon­te­ne­gro et la Slovénie.

Il semble que la Macé­doine suive la voie his­to­rique de l’Al­sace : pro­vince fran­çaise de langue et culture alle­mande, d’où des annexions suc­ces­sives, avec la nais­sance d’une culture auto­nome s’op­po­sant aux impé­ria­lismes alle­mand et fran­çais. Il y aurait aus­si bien pu y avoir une solu­tion de type une même langue et plu­sieurs nations (France, Bel­gique, Suisse ou Mexique Gua­te­ma­la, etc.) ou des langues presque iden­tiques et plu­sieurs nations (fla­mand de Bel­gique et hol­lan­dais des Pays-Bas ; nor­vé­gien et danois ; turk­mène, kazak, etc. en URSS et turc offi­ciel en Tur­quie). Mais la stu­pi­di­té des classes diri­geantes capi­ta­listes et mar­xistes-léni­nistes de You­go­sla­vie et de Bul­ga­rie est en train de sépa­rer un peuple identique.

Mais à l’i­mage du brave sol­dat Schveik en Tché­co­slo­va­quie oppo­sant son appa­rente stu­pi­di­té aux dif­fé­rents pou­voirs étran­gers, les Macé­do­niens se retrouvent en famille (par­fois de trois natio­na­li­tés dif­fé­rentes : bul­gare, you­go­slave et grecque), avec l’es­poir obs­ti­né d’ar­ri­ver à être eux-mêmes, d’où par­fois un cer­tain « racisme » anti-serbe et anti-bul­gare ren­for­cé par les échanges récents dus au tou­risme (sur­tout depuis les années 70) de You­go­sla­vie vers la Bul­ga­rie et la Grèce (au point que même les Grecs apprennent le Ser­bo-Croate et les Macé­do­niens grecs osent repar­ler macédonien).

Le déve­lop­pe­ment éco­no­mique bul­gare est clai­re­ment en crise aux yeux de la popu­la­tion depuis au moins 1976. La Macé­doine est une des répu­bliques les plus pauvres, réser­voir de main d’œuvre pour les autres répu­bliques et l’é­mi­gra­tion en Alle­magne Fédé­rale. La faillite éco­no­mique et idéo­lo­gique du modèle mar­xiste-léni­niste peut don­ner lieu à une nou­velle éla­bo­ra­tion par la base de l’i­dée de « Confé­dé­ra­tion des slaves du sud ».

Dimi­trov – Iztok
(Article écrit pour la revue liber­taire basque Aska­ta­su­na de Bilbao.)

  • 1
    Cf Georges Ribeil « Marx/​Bakounine,
    socia­lisme auto­ri­taire ou socia­lisme liber­taire » tome I
  • 2
    Lettre à Bern­stein, 22 – 25/​02/​1882, cité par G. Haupt et Cl. Weill dans « Éco­no­mie et Socié­té », X‑1974, p. 1471
  • 3
    Cf G. Bal­kans­ki « Libé­ra­tion natio­nale et Révo­lu­tion sociale », 1969, en bulgare.
  • 4
    « La signi­fi­ca­tion sociale des vic­toires ser­bo-bul­gares », Prav­da n° 162, 07/​XI/​1912
  • 5
    Décla­ra­tion du Minis­tère des Affaires Étran­gères bul­gares, 24/​07/​1978

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