La Presse Anarchiste

Sur la société Yougoslave

La You­go­sla­vie, quand tu com­mences à en par­ler, il y a ceux qui y sont allés en vacances et pour qui cela évoque la Sli­bo­vitch, alcool répan­du et effi­cace, pour un public plus culti­vé style Nou­vel Obs c’est Dubrov­nik la perle de l’Adriatique, enfin pour les mili­tants le pays de l’autogestion gra­ti­fié de leur sou­tien cri­tique. À cela s’ajoute main­te­nant l’après Tito et le pro­blème des natio­na­lismes : pas­sions aus­si sou­daines que ponc­tuelles. Seule­ment voi­là en dehors de ça il y a quand même des mil­lions de You­go­slaves qui vivent et cer­tains finissent par être aga­cés de ces cli­chés aux­quels on réduit leur réalité.

Ces quelques lignes vou­draient men­tion­ner d’autres points et qui, de l’avis de celles/​ceux qui les ont rédi­gées, sou­lèvent à leur tour des ques­tions non négligeables.

Avant tout il est utile, au risque d’en pas­ser par un brin de didac­tisme, de repé­rer les dif­fé­rents groupes exis­tants, préa­lable à la com­pré­hen­sion des luttes en œuvre dans cette société.

  • La bureau­cra­tie poli­tique diri­geante (8 500 pro­fes­sion­nels) consti­tue un groupe social par­ti­cu­lier par son idéo­lo­gie, son style de vie avec pri­vi­lèges institutionnalisés.
  • Les grands entre­pre­neurs pri­vés employant plus de 5 sala­riés sont peu nom­breux : quelques cen­taines ; ils traitent des grandes affaires direc­te­ment ou pour le compte de sec­teurs socia­li­sé. Pro­fi­tant des trous, des lacunes du sys­tème de droit et des fai­blesses struc­tu­relles dans l’organisation de la pro­duc­tion ils évo­luent à la limite de la léga­li­té et sont extrê­me­ment loyaux poli­ti­que­ment, leur puis­sance repose sur l’argent.
  • Les inter­mé­diaires com­mer­ciaux : cour­tiers, agents immo­bi­liers usu­riers, tra­fi­quants de devises (des mil­liers, mais dif­fi­ci­le­ment recen­sables) sont le com­plé­ment des pré­cé­dents à un éche­lon plus modeste.
  • Les ren­tiers intel­lec­tuels ont fait leur appa­ri­tion récem­ment lorsque le tou­risme des congrès, réunions, sémi­naires et les uni­ver­si­tés décen­tra­li­sées se sont déve­lop­pés. En constant accrois­se­ment (plus de 3 000 actuel­le­ment) se sont les pro­fes­seurs de poli­tique qui mènent 5 chaires simul­ta­né­ment et pré­parent leurs cours dans les avions. Les auto­ri­tés pos­tu­lant que le sys­tème you­go­slave ori­gi­nal doit produire/​est le fruit d’une théo­rie spé­ci­fique, ces épi­ciers de facul­té en pro­fitent pour vendre leur logor­rhée obéissante.
  • Les com­mer­çants et les hommes d’affaires indé­pen­dants forment un groupe socia­le­ment hété­ro­gène. Les inté­rêts divergent en son sein selon des cri­tères sec­to­riels et ter­ri­to­riaux ; ces 160 000 patrons de petite indus­trie ou arti­sans, ces 3 500 pro­prié­taires d’hôtels, com­merces, ser­vices publics sont objets d’envie dans leur quar­tier car leurs pro­fits sont visibles mais dénués d’influence au-delà et limi­tés par le contrôle étroit et les taxes aux­quelles ils sont soumis.
  • La classe ouvrière mar­gi­nale est, elle aus­si, diver­si­fiée ; on peut y inclure une cen­taine de mil­liers de tra­vailleurs employés léga­le­ment dans le sec­teur pri­vé, envi­ron 40 000 chez des pay­sans riches, entre 50 et 100 000 domes­tiques, femmes de ménage. La rigi­di­té du sys­tème auto­ges­tion­naire ne per­met pas de satis­faire une demande de tra­vail mobile et cela a fait aug­men­ter très for­te­ment le salaire à la jour­née ; les tra­vailleurs qui louent leurs bras de cette façon essaient de com­pen­ser (de même que les émi­grés, 700 000 prin­ci­pa­le­ment en RFA) leur pri­va­tion de droits sociaux-poli­tiques par un bien-être éco­no­mique sou­vent sans suc­cès vu la pré­ca­ri­té de leur situation.
  • Dans la classe ouvrière auto­ges­tion­naire éga­le­ment, les com­po­santes sont bien dif­fé­rentes. Il y a les sabo­teurs (fuser) qui dépassent les 300 000 ; de plus en plus il s’agit d’un agglo­mé­rat à part et homo­gène usant lar­ge­ment des congés mala­die, du tra­vail pri­vé à l’intérieur d’une orga­ni­sa­tion sociale en détour­nant les outils de pro­duc­tion. Il s’y ajoute les 50 000 ouvriers qui se par­tagent entre l’usine et leur lopin de terre : ils ne peuvent uti­li­ser les règles du jeu auto­ges­tion­naire en rai­son de leur inadé­qua­tion cultu­relle et leurs pré­oc­cu­pa­tions se concentrent logi­que­ment sur l’économique. Enfin, il y a la classe ouvrière auto­ges­tion­naire au sens étroit : 3 mil­lions de tra­vailleurs qua­li­fiés, hau­te­ment qua­li­fiés, tech­ni­ciens, ingé­nieurs : leur pro­gres­sion dans l’échelle sociale passe par le sys­tème des délé­gués, autant dire qu’ils s’investissent lar­ge­ment dans l’autogestion et ceci d’autant plus que leur capi­tal intel­lec­tuel est élevé.
  • Les fonc­tion­naires (près de 600 000) se divisent en : admi­nis­tra­tifs dans la pro­duc­tion qui ont un reve­nu com­pa­rable à celui des ouvriers se trou­vant dans la même orga­ni­sa­tion parce que dépen­dant des résul­tats de celle-ci et employés du ter­tiaire qui ont, eux, un salaire non seule­ment garan­ti et fixe mais supé­rieur en valeur, les plus avan­ta­gés étant ceux exer­çant dans la sphère poli­tique. La dilu­tion du pou­voir, le redou­ble­ment des règles abou­tissent sou­vent à ce qu’un rond-de-cuir se trouve en posi­tion d’utiliser une ins­ti­tu­tion comme sa pro­prié­té pri­vée. De ce point de vue cette der­nière caté­go­rie est aus­si la mieux placée.
  • Enfin, ori­gine de toutes les autres : la classe pay­sanne qui se meurt par le chan­ge­ment de la struc­ture de l’habitat, l’exode rural mas­sif de la géné­ra­tion der­nière (puisque l’industrialisation, c’est l’après 2e guerre mon­diale). Celui-ci conti­nue étant don­né qu’en 1976, par exemple, le niveau de reve­nu moyen d’un tra­vailleur pay­san était infé­rieur de 70 % à celui d’un tra­vailleur non paysan.

Il faut men­tion­ner à côté le socio-cultu­rel : rock, jazz, théâtre, lit­té­ra­ture, arts plas­tiques… Si les gens qui en vivent ne sont pas très nom­breux (autour de 50 000), c’est un pôle d’attraction pour la par­tie de la jeu­nesse en révolte, étu­diante et/​ou dés­œu­vrée. Comme rien ne peut se faire sans l’appartenance à une orga­ni­sa­tion le ras-le-bol devant ce sys­tème englo­bant et l’impuissance pro­voquent une dépo­li­ti­sa­tion mas­sive réponse à la poli­ti­sa­tion for­cée. De plus les contraintes maté­rielles limitent cruel­le­ment la pos­si­bi­li­té d’une vie dif­fé­rente de celle réglée par les normes domi­nantes : pas d’accession au loge­ment sans 5 ans de tra­vail dans la même ins­ti­tu­tion, etc. Cela entre­tient une dépen­dance vis-à-vis de la famille en par­ti­cu­lier (qui par­fois verse dans une abdi­ca­tion mor­ti­fère) et l’isolement pousse à se réunir dans des « lieux-nids » où à défaut de faire quelque chose puisque cha­cun se sent blo­qué dans ses aspi­ra­tions on se conforte en étant ensemble, espaces pré­caires sus­cep­tibles de fer­me­ture sous le moindre pré­texte policier. 

Peut-être cette typo­lo­gie1Emprun­tée lar­ge­ment à « Pitan­ja », revue de Zagreb, dont l’autorisation de tirage est très limi­tée. On aura remar­qué que ces don­nées, concer­nant la popu­la­tion active, oublient la police et l’armée, impos­sible à chif­frer, secret d’État., aus­si rapide soit-elle, per­met d’entrevoir les oppo­si­tions qui se jouent sous le voile de l’autogestion.

— O —

Le sys­tème you­go­slave conçu pour être un sys­tème tech­no­cra­tique d’autogestion est en train de perdre le fonc­tion­na­lisme qui est sa rai­son d’être. Cette ten­dance cherche à être enrayée par un moment de réac­ti­va­tion idéo­lo­gique et de prag­ma­tisme poli­tique paradoxal. 

En effet, les prin­cipes éthi­co-idéo­lo­giques consti­tuant en par­tie des règles réelles, en par­tie des obli­ga­tions morales des normes sociales, ne s’étendent pas uni­for­mé­ment à toutes les caté­go­ries de citoyens. Les gou­ver­nants qui conçoivent, impulsent, édictent ces prin­cipes n’y sont pas astreints. Comme les postes stra­té­giques de déci­sion poli­tique ont été attri­bués il y a quelques années, que le pou­voir est très concen­tré entre peu de mains par le cumul des fonc­tions, la rota­tion entre les mêmes cadres au détri­ment du renou­vel­le­ment cette classe s’autonomise. Ces deux traits com­plé­men­taires concourent à accen­tuer la non prise en compte et la non com­pré­hen­sion des pro­blèmes par cette classe. Confron­tée aux dif­fi­cul­tés éco­no­miques actuel­le­ment exis­tantes, elle s’oriente vers l’empirisme et le coup par coup fai­sant appa­raître une contra­dic­tion entre l’option socia­liste, à laquelle adhère la grande majo­ri­té de la popu­la­tion et les mesures pour la réa­li­ser qui s’en éloignent. Toute ins­ti­tu­tion éta­tique mais aus­si toute orga­ni­sa­tion même si elle béné­fi­cie de l’indépendance ce qui est le cas des uni­tés de pro­duc­tion, repro­duit les méthodes en vigueur au sein de la direc­tion du par­ti. C’est donc la source de nom­breuses trans­gres­sions dans la ges­tion bien que la nomi­na­tion à un poste de mana­ger passe par un cer­ti­fi­cat de pro­bi­té morale et poli­tique (MPP/​ moral­na-poli­ti­cka pobodnost).

Par­ti­cu­liè­re­ment depuis trois ans, l’affirmation répé­ti­tive des prin­cipes en quan­ti­té et en qua­li­té avec le recours à une ter­mi­no­lo­gie ori­gi­nale masque la lec­ture du réel par l’abondance des dis­po­si­tions qui can­tonnent trop sou­vent la dis­cus­sion à un niveau com­plexe mais for­mel. Il est néces­saire d’en pas­ser par un déco­dage sys­té­ma­tique pour déter­mi­ner des centres effec­tifs de pou­voir et de se ser­vir de la pra­tique comme ana­ly­seur du dis­cours. On se contente ici de poser quelques jalons dans cette direction.

Centres de pouvoir

A. Le système bancaire

Ce phé­no­mène est bien connu puisque l’indépendance de ce sec­teur était déjà dénon­cée par le mou­ve­ment de mai 1968. Depuis la loi de 1965 les banques décident de manière auto­nome selon « la logique des affaires » du finan­ce­ment des entre­prises que ce soit inves­tis­se­ment ou tré­so­re­rie. Il s’agit d’une posi­tion de contrôle de l’économie ren­for­cée par le manque chro­nique de liquidités.

B. Les communautés autogestionnaires d’intérêt

Plus que sur les orga­ni­sa­tions de base du tra­vail asso­cié les pro­ces­sus de déci­sion sont main­te­nant fon­dés sur les com­mu­nau­tés auto­ges­tion­naires d’intérêt (SIZ : Samou­prav­na Inter­es­na Zajed­ni­ca) créées en 1971 par amen­de­ments à la consti­tu­tion et en pra­tique depuis 1974.

Ce sont des organes de consul­ta­tion réunis­sant les tra­vailleurs d’un équi­pe­ment social (de sport, de culture, de san­té…) avec les délé­gués des entre­prises et des com­mu­nau­tés socio-poli­tiques qui assurent son finan­ce­ment. Dans ces SIZ s’effectuent donc les choix d’affectation des res­sources et c’est là que se construit la poli­tique sociale. Elles sont extrê­me­ment nom­breuses car spé­cia­li­sées sui­vant les sujets, le recours aux accords sociaux se fai­sant pour des pro­jets plus ambi­tieux qui réclament une coor­di­na­tion entre uni­tés de tra­vail, SIZ, syn­di­cats, orga­ni­sa­tions socio-politiques.

Outre la pré­sence de repré­sen­tants directs des orga­ni­sa­tions socio-poli­tiques, l’éligibilité à une SIZ passe par le cer­ti­fi­cat de mora­li­té men­tion­né ci-des­sus. Par­mi les tra­vailleurs deve­nant délé­gués les réac­tions paraissent oscil­ler entre un dés­in­té­rêt débou­chant sur l’absentéisme quand ce tra­vail non rému­né­ré est conçu comme obli­ga­tion sup­plé­men­taire ou à l’inverse l’adoption d’un confor­misme mili­tant quand cet accès est inter­pré­té comme l’entrée dans le poli­tique, domaine où le confor­misme est le garant de l’avancement donc du chan­ge­ment de sta­tut social.

En ce qui concerne les uni­tés ter­ri­to­riales, l’autogestion ne leur accorde pas la même lati­tude qu’aux uni­tés de pro­duc­tion : elles ne pos­sèdent pas de fonds propres. Cela a une impor­tance limi­tée dans le cas des orga­ni­sa­tions de quar­tier (MZ : Mes­na Zajed­nid­ca) qui se contentent de régler les pro­blèmes cou­rants comme l’attribution des loge­ments mais cela prête plus à consé­quence pour les vil­lages (allant jusqu’à vingt mille habi­tants) qui se sou­mettent aux règles de dis­tri­bu­tion déci­dées au niveau de la commune.

Aspect de la réalité des rapports sociaux

Seuls sont abor­dés quelques exemples que l’on pense symp­to­ma­tiques par leur logique sous-jacente, les inté­rêts en jeu et leurs conséquences.

A. La réforme scolaire

Com­men­cée il y a quatre ans et mise gra­duel­le­ment en place en Croa­tie2L’abrogation de « gim­na­zi­ja » fut l’évènement le plus impor­tant de l’année 1978 selon le ministre de la Culture, réponse à une ques­tion du maga­zine Oko, jan­vier 1979., elle est main­te­nant adop­tée dans l’ensemble de la You­go­sla­vie. Elle rem­place l’enseignement géné­ral tra­di­tion­nel du secon­daire (Gim­na­zi­ja) par la créa­tion de filières très spé­cia­li­sées. Une fois pro­mul­guée, elle a déclen­ché de nom­breuses pro­tes­ta­tions abou­tis­sant pra­ti­que­ment à une cam­pagne de presse, ce qui est dou­ble­ment inté­res­sant d’abord parce que c’est rare et ensuite parce que cela n’a été sui­vi d’aucun effet cor­rec­teur concer­nant cette déci­sion, à l’évidence impo­pu­laire. Là encore une phra­séo­lo­gie révo­lu­tion­naire a été uti­li­sée pour dépla­cer l’accent de la réforme elle-même sur la situa­tion de l’école telle qu’elle était pré­cé­dem­ment, la dési­gnant comme héri­tage bour­geois dans la socié­té nou­velle. Mais l’intention de base de la réforme est de faire coïn­ci­der l’éducation-formation avec les besoins de la pro­duc­tion par l’intermédiaire des inté­rêts auto­ges­tion­naires (lire SIZ). Cette connexion non directe mais média­ti­sée par les SIZ vise à four­nir de manière volon­ta­riste des cadres et sur­tout des tra­vailleurs manuels — qui com­mencent à être glo­ba­le­ment défi­ci­taires — en nombre suf­fi­sant par rap­port au mar­ché du tra­vail. Tou­te­fois per­sonne ne sait ce qu’il advien­dra de la main d’œuvre employée dans des sec­teurs dont le suc­cès éco­no­mique serait remis en cause, la spé­cia­li­sa­tion très pous­sée et pré­coce (plus de deux mille pro­fes­sions recen­sées) empêchent une recon­ver­sion facile. 

Dès la deuxième année du secon­daire, les élèves subissent une grande pres­sion pour le choix de cer­tains pro­fils, seuls sont en mesure de choi­sir ceux ayant obte­nu les meilleurs résul­tats puisque des quo­tas de répar­ti­tion entre les dif­fé­rentes options doivent être res­pec­tés. Unique com­pen­sa­tion, des avan­tages inci­ta­tifs sont par­fois consen­tis pour des pro­fes­sions très peu pri­sées : en Istrie, pour les gar­çons de café, les années d’étude comptent pour l’ancienneté, plus des bourses, les livres gra­tuits et les débou­chés assurés…

La non-consul­ta­tion des sou­haits des pre­miers concer­nés est le plus gros pro­blème, y contri­bue éga­le­ment l’obligation d’aller dans l’école de son quar­tier ou de sa com­mune. À quar­tier ouvrier école tech­nique, à quar­tier rési­den­tiel filières éco­no­miques ou diplo­ma­tiques, la repro­duc­tion des classes est ain­si assu­rée par le simple prin­cipe territorial.

B. Organisation ouvrière

La nature des rela­tions entre groupes déte­nant le pou­voir, ins­tru­ments de réa­li­sa­tion de ce pou­voir et les assu­jet­tis à ce pou­voir trans­pa­raît dans le fonc­tion­ne­ment du syn­di­cat unitaire.

L’appartenance volon­taire au syn­di­cat est auto­ma­ti­que­ment enre­gis­trée par la coti­sa­tion. Il fait office de coopé­ra­tive et n’est jamais par­tie pre­nante d’un mou­ve­ment reven­di­ca­tif, d’ailleurs il n’y a pas en son sein de consul­ta­tion au niveau de la branche ni entre tra­vailleurs affec­tés au même pro­cès de pro­duc­tion, il est struc­tu­ré comme toute autre ins­ti­tu­tion en éche­lons de fabrique, com­mune, république.

Pour­tant de nom­breuses grèves spon­ta­nées (appe­lées pudi­que­ment arrêts de tra­vail) éclatent dans les centres urbains là où la com­ba­ti­vi­té est la plus forte, dans d’autres endroits le sta­tut majo­ri­taire d’ouvriers-paysans s’avère être un frein. Ces grèves sont très effi­caces, en moyenne 15 % d’augmentation immé­diate de salaire. Cette aug­men­ta­tion est due au sen­ti­ment petit-bour­geois de « honte de la grève » pré­sent dans l’encadrement et spé­cia­le­ment au sys­tème réel de res­pon­sa­bi­li­té par­ta­gée par les mana­gers. Le trai­te­ment de la grève est celui d’une trans­gres­sion dis­ci­pli­naire. La puni­tion du direc­teur est la contre­par­tie de sa culpa­bi­li­té en tant que membre du par­ti et en tant que ges­tion­naire. Pour qu’il l’évite l’action doit être désa­mor­cée le plus tôt pos­sible avant que les auto­ri­tés supé­rieures n’en prennent ombrage.

Une com­mis­sion dis­ci­pli­naire inter­roge les ouvriers dans le cas des grèves les plus impor­tantes (500 à 5 000 par­ti­ci­pants). Elle est com­po­sée de fonc­tion­naires du par­ti, de membres du syn­di­cat et de poli­ciers en civil et axe son inves­ti­ga­tion sur l’inévitable recherche des meneurs, pour ensuite les iso­ler en les déplaçant.

Le sys­tème auto­ges­tion­naire contri­bue à l’atomisation de la classe ouvrière. De plus le recours géné­ra­li­sé aux rela­tions fami­liales aux connais­sances per­son­nelles pour trou­ver un tra­vail, béné­fi­cier d’avantages non seule­ment ren­force les inéga­li­tés mais aus­si dimi­nue les chances d’organisation col­lec­tive au pro­fit de recherches d’échappatoires indi­vi­duels. Il faut donc une insa­tis­fac­tion lourde et par­ta­gée, fac­teur de cohé­sion, pour qu’éclosent les grèves.

C. L’information

On est frap­pé par l’apparente liber­té des jour­naux à la lec­ture des titres, impres­sion qui se modi­fie quand on aborde le conte­nu des articles : la dénon­cia­tion des erreurs pas­sées pour la glo­ri­fi­ca­tion du pré­sent y est trop répan­due quand la dimen­sion anec­do­tique n’y est pas pri­vi­lé­giée. Pas de cen­sure pour­tant excep­té à la télé­vi­sion où les pres­sions sont plus directes vu son enjeu bien supé­rieur, l’étouffement (total pour les grèves) se réa­lise par l’auto-censure qu’accentue cette res­pon­sa­bi­li­té par­ta­gée encore pré­sente dans les équipes de jour­na­listes autour de la per­sonne du rédac­teur en chef.

De même à l’égard des livres et revues, l’éventuelle cen­sure n’intervient qu’a pos­te­rio­ri (après la paru­tion les ouvrages sont reti­rés de la vente), en fait le contrôle de l’édition par limi­ta­tion du tirage et fixa­tion des prix est plus courant.

— O —

L’acquis incon­tes­table de la socié­té you­go­slave réside dans la démo­cra­ti­sa­tion de la consom­ma­tion mais cela se double d’une mono­po­li­sa­tion du pou­voir de déci­sion et d’un blo­cage par un enca­dre­ment moyen au com­por­te­ment rigide, for­te­ment bureaucratisé. 

Aucune allu­sion n’y est faite à la lutte des classes en œuvre, au contraire « dans une socié­té auto­ges­tion­naire il n’y a pas de lutte des classes à cause des rap­ports de pro­duc­tion dif­fé­rents »3Cita­tion de Rado­ji­ca Sav­ko­vic in « Mark­si­ta Misao » (la pen­sée mar­xiste) février 79.. Ce sont des dif­fé­rences sociales qui sont recon­nues et vues sous l’angle unique des dif­fé­rences de reve­nus (pas des dif­fé­rences d’accès au pouvoir).

Une poli­tique de pres­tige inter­na­tio­nal très coû­teuse (après la réunion des pays non-ali­gnés, l’organisation des jeux médi­ter­ra­néens et la réunion du FMI4Impli­quant, ce n’est qu’un exemple, la construc­tion de l’hôtel inter­con­ti­nen­tal à Bel­grade dont la révé­la­tion par­tielle du coût à pro­vo­qué un scan­dale. ont été assu­rées en atten­dant les Jeux Olym­piques) et assez habile pour s’avérer payante éga­le­ment à l’intérieur (comme en atteste la libé­ra­li­sa­tion du régime des pas­se­ports octroyée à l’issue des dis­cus­sions d’Helsinki où la You­go­sla­vie tenait à adop­ter une posi­tion à la pointe de la démo­cra­tie, cette mesure est à l’évidence très popu­laire au sein de la jeu­nesse) se conjugue avec une sys­té­ma­ti­sa­tion du contrôle de masse qui, elle, passe com­plè­te­ment inaperçue. 

Le balan­ce­ment conti­nuel entre la « néces­si­té » de faire fonc­tion­ner avec plus d’efficacité les méca­nismes de mar­ché et la volon­té de main­te­nir la cen­tra­li­sa­tion des leviers de com­mande au niveau de la direc­tion de la LCY est la rai­son prin­ci­pale du prag­ma­tisme poli­tique. Des solu­tions sont donc tes­tées, par exemple au niveau d’une répu­blique, et si elles s’avèrent effi­caces pour régu­ler l’économie sans com­pro­mettre l’équilibre entre les deux axes prio­ri­taires elles sont alors géné­ra­li­sées. Le pas­sage à ce second stage de leur appli­ca­tion s’accompagne d’une forte pres­sion dans les médias et dans l’appareil du par­ti il s’agit d’insister sur les argu­ments idéo­lo­giques qui les légi­ti­ment a pos­te­rio­ri. Ce méca­nisme de jus­ti­fi­ca­tion des pré­cé­dents a été clai­re­ment expli­qué par Peter Brü­ck­ner5Peter Brü­ck­ner, confé­rence d’avril 1979 au Centre Cultu­rel étu­diant sz Bel­grade. Il y dénon­çait avec per­ti­nence des ten­dances aux­quelles son pays hôte n’échappe pas. sur l’exemple de l’état judi­ciaire allemand.

Jusqu’en 1975 une oppo­si­tion de gauche se retrou­va dans la mou­vance du groupe « Praxis » qui vou­lait assu­rer une fonc­tion de cri­tique sociale en s’attaquant à la bureau­cra­tie, à l’inégalité au modèle occi­den­tal de la socié­té de consom­ma­tion, à la répres­sion cultu­relle. Depuis que le pou­voir a choi­si de la réduire au silence il n’existe plus d’alternative orga­ni­sée et plu­ra­liste à l’information offi­cielle ; devant le manque de pers­pec­tives qu’offre le sys­tème des recherches d’identité se font jour sur d’autres plans. 

Main­te­nant le cou­rant natio­na­liste et le cou­rant « auto­ges­tion­naire » seuls repré­sen­tés sur la scène ins­ti­tu­tion­nelle sont les deux variantes de l’autosatisfaction qui se ren­forcent mutuel­le­ment et se recon­naissent dans le même mot — idéo­gramme — NOTRE. Ain­si les pro­blèmes à l’ordre du jour, venus du som­met, sont trai­tés à tour de rôle par toutes les ins­tances auto­ges­tion­naires (d’où l’expression popu­laire de « bubble-gum » poli­tique), la réfé­rence à des pro­blèmes autres est alors dénon­cée comme preuve des col­lu­sions avec l’étranger.

Brz Broz

  • 1
    Emprun­tée lar­ge­ment à « Pitan­ja », revue de Zagreb, dont l’autorisation de tirage est très limi­tée. On aura remar­qué que ces don­nées, concer­nant la popu­la­tion active, oublient la police et l’armée, impos­sible à chif­frer, secret d’État.
  • 2
    L’abrogation de « gim­na­zi­ja » fut l’évènement le plus impor­tant de l’année 1978 selon le ministre de la Culture, réponse à une ques­tion du maga­zine Oko, jan­vier 1979.
  • 3
    Cita­tion de Rado­ji­ca Sav­ko­vic in « Mark­si­ta Misao » (la pen­sée mar­xiste) février 79.
  • 4
    Impli­quant, ce n’est qu’un exemple, la construc­tion de l’hôtel inter­con­ti­nen­tal à Bel­grade dont la révé­la­tion par­tielle du coût à pro­vo­qué un scandale.
  • 5
    Peter Brü­ck­ner, confé­rence d’avril 1979 au Centre Cultu­rel étu­diant sz Bel­grade. Il y dénon­çait avec per­ti­nence des ten­dances aux­quelles son pays hôte n’échappe pas.

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