La Presse Anarchiste

Boukovski contre le pacifisme

Vla­di­mir Bou­kovs­ky est très clair dès le titre de son ouvrage, qui résume en cinq mots 124 pages de texte : « Les paci­fistes contre la paix ». Plus qu’un livre, c’est un pam­phlet assez inci­sif qui n’hé­site pas à recou­rir à l’hu­mour et à la déri­sion, dans lequel Bou­kovs­ky essaie de mon­trer le dan­ger que repré­sente pour l’Oc­ci­dent le paci­fisme, mani­pu­lé par l’URSS.

Pour démon­trer sa thèse, Bou­kovs­ky n’hé­site pas à remon­ter assez loin dans l’his­toire, aux ori­gines même du régime qui est carac­té­ri­sé par un dis­cours de paix (pour déve­lop­per son influence) et une pra­tique de guerre (pour asseoir son pou­voir). En 1917, il est né en uti­li­sant les sen­ti­ments paci­fistes de la popu­la­tion russe qui vou­lait en finir avec la guerre ; en fait, il a conduit une guerre qui a fait 20 mil­lions de morts. En 1939, par contre, ce sont les ver­tus de la pro­pa­gande sovié­tique qui se sont révé­lées. Avec le pacte ger­ma­no-sovié­tique, les com­mu­nistes du monde entier ménagent Hit­ler et fus­tigent la guerre impé­ria­liste de l’An­gle­terre et de la France. Le 22 juin 1941, avec l’in­va­sion de l’URSS, tout change : c’est le fas­cisme qui devient l’en­ne­mi à abattre et les impé­ria­listes des alliés. Cette concep­tion de la guerre et de la paix (il y a des guerres « justes », celles qui favo­risent l’URSS, et les guerres « injustes », celles qui la défa­vo­risent) alliée à l’ex­pan­sion­nisme sovié­tique et à une pro­pa­gande effi­cace va ame­ner la créa­tion après 1945 du mou­ve­ment pacifiste.

À la fin de la Deuxième Guerre mon­diale, le retard des Sovié­tiques sur les Amé­ri­cains en matière ato­mique est mani­feste. L’URSS va donc impul­ser un impor­tant mou­ve­ment paci­fiste à l’Est, pour le déco­rum, et sur­tout à l’Ouest, contrô­lé ou mani­pu­lé par elle. La bombe sovié­tique, la mort de Sta­line et la détente le rendent inutile au milieu des années 50, et c’est la fin de la pre­mière vague paci­fiste. La seconde vague que nous connais­sons actuel­le­ment appa­raît avec l’in­va­sion de l’Af­gha­nis­tan et la « petite guerre froide » qui l’a suivie.

Bou­kovs­ky donne des faits, des dates, des textes qui prouvent bien que la mani­pu­la­tion du mou­ve­ment paci­fiste occi­den­tal n’est pas un mythe, mais une réa­li­té. Rien que pour ces pas­sages, la lec­ture de son livre est très ins­truc­tive. Mais il manque ensuite net­te­ment d’ob­jec­ti­vi­té. À part ce sec­teur mani­pu­lé du mou­ve­ment, sa direc­tion selon Bou­kovs­ky, le gros des troupes est consti­tué de divers oppor­tu­nistes (poli­ti­ciens ou prêtres à la recherche de publi­ci­té ou de popu­la­ri­té par exemple) et sur­tout d’une masse de jeunes imbé­ciles, sin­cères mais qui n’en font pas moins le jeu de l’URSS. Le jar­gon léni­niste a même une expres­sion pour les qua­li­fier : les « imbé­ciles utiles ».

Ce livre contient quand même des argu­ments plus pro­fonds que celui-là. « L’une des plus graves erreurs du mou­ve­ment paci­fiste euro­péen et de ses idéo­logues est leur refus mani­feste de prendre en compte la nature du régime sovié­tique » dit-il. Le désar­me­ment est une idée uto­pique car l’URSS n’est pas com­pa­rable aux USA. Le régime repose sur cette poli­tique agres­sive. Les diri­geants sovié­tiques n’ont pas peur de l’Oc­ci­dent mais de leur propre popu­la­tion : tout échec dans leur expan­sion peut avoir des réper­cus­sions internes et entraî­ner leur chute, car cet échec serait un signe d’af­fai­blis­se­ment. On ne par­vien­dra à la paix mon­diale que si le régime sovié­tique se démo­cra­tise. Dans ce cadre, la tac­tique paci­fiste est vouée à l’é­chec, mais le sur­ar­me­ment occi­den­tal aus­si. Il ne sert à rien d’en­tas­ser des bombes et des mis­siles pour lut­ter contre l’URSS, mais il faut aider la popu­la­tion sovié­tique dans sa lutte contre les com­mu­nistes. Pour cela, il faut inter­rompre l’aide éco­no­mique aux Pays de l’Est, aide qui per­met à ces régimes de mieux tenir leur popu­la­tion. Mais les ban­quiers et les indus­triels de l’Ouest s’y opposent car ils ne veulent pas sacri­fier une part de profits.

L’er­reur de Bou­kovs­ky est double : d’un côté il met tous les paci­fistes dans le même sac à par­tir d’une dénon­cia­tion de cer­tains d’entre eux mani­pu­lés ou uti­li­sés par Mos­cou, de l’autre il donne une solu­tion au pro­blème de la paix dans le monde assez satis­fai­sante puis­qu’il s’a­git de la chute du régime sovié­tique, mais sans don­ner de moyens pra­tiques pour y par­ve­nir. Écrit en 1982, ce pam­phlet n’a­borde à aucun moment le paci­fisme de l’Est qui est déjà bien déve­lop­pé à cette date : mau­vaise infor­ma­tion ou mise à l’é­cart de faits ne cadrant pas avec la thèse géné­rale ? « Il y a à l’Est 400 mil­lions d’êtres humains dont on a volé la liber­té et qui mènent une exis­tence misé­rable. La paix ne sera pas pos­sible tant qu’ils seront esclaves et c’est seule­ment avec eux (et non avec leurs bour­reaux) que nous devrions tra­vailler à ins­tau­rer la paix uni­ver­selle ». Une par­tie du mou­ve­ment paci­fiste occi­den­tal, celle qui mani­feste contre les Per­shing II et les SS20 et qui col­la­bore avec les paci­fistes de l’Est et les sou­tient, semble avoir déci­dé d’ap­pli­quer cette recom­man­da­tion de Bou­kovs­ky. Oui, il existe des paci­fistes qui tra­vaillent réel­le­ment pour la paix. Et comble d’i­ro­nie, ce sont des « imbé­ciles » qui mettent en pra­tique les réflexions théo­riques de Bou­kovs­ky, sans les connaître probablement.

Dimi­trov

Vla­di­mir Bou­kovs­ky, « Les paci­fistes contre la paix », Laf­font, Paris 1982


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