La Presse Anarchiste

Du pacifisme est-allemand à la guerre polonaise

Après avoir ras­sem­blé des cen­taines de mil­liers de per­sonnes en Europe de l’Ouest, voi­là que le paci­fisme conta­mine main­te­nant l’Eu­rope de l’Est, de l’URSS où le Groupe pour l’é­ta­blis­se­ment de la confiance entre l’URSS et les USA recueille quelques 900 signa­tures en quelques mois, à la Hon­grie où les cercles paci­fistes ras­semblent plu­sieurs cen­taines de per­sonnes, de la Tché­co­slo­va­quie où une mani­fes­ta­tion offi­cielle pour la paix dégé­nère en mani­fes­ta­tion d’op­po­si­tion, à la RDA où un diri­geant du Par­ti doit dia­lo­guer publi­que­ment avec de jeunes paci­fistes, à tra­vers tout le bloc la volon­té de paix gran­dit et déborde du cadre officiel.
De Berlin à Varsovie

La RDA est sans doute l’un des pays les plus sages du bloc sovié­tique : jamais ses diri­geants n’ont remis en cause leurs rela­tions avec Mos­cou, les intel­lec­tuels ne passent pas le stade des pro­tes­ta­tions ponc­tuelles et la classe ouvrière, depuis l’in­sur­rec­tion de Ber­lin et la grève géné­rale de 1953, n’a connu que des grèves loca­li­sées et vite répri­mées ; c’est pour­tant dans ce cadre aus­tère qu’a pris forme le plus impor­tant mou­ve­ment paci­fiste de toute l’Eu­rope de l’Est.

À l’o­ri­gine, l’op­po­si­tion au mili­ta­risme et à la course aux arme­ments se mani­fes­tait par de nom­breux refus indi­vi­duels d’ac­com­plir le ser­vice mili­taire, avec le sou­tien de l’É­glise évan­gé­lique. Mais peu à peu, face à une mili­ta­ri­sa­tion crois­sante, jeunes mar­gi­naux, étu­diants et tra­vailleurs (chré­tiens ou non) se sont retrou­vés dans les divers cercles ou col­loques sur la paix orga­ni­sés par l’É­glise évan­gé­lique, et c’est au cours de ceux-ci qu’ont émer­gé les deux reven­di­ca­tions de base de ce mou­ve­ment : mise en place d’un ser­vice civil et coup d’ar­rêt à la mili­ta­ri­sa­tion de la société.

Depuis, le mou­ve­ment paci­fiste a gros­si, s’est coor­don­né et éman­ci­pé d’une Église qui ne le sou­te­nait que mol­le­ment. Sans pou­voir, ni vou­loir, faire une liste exhaus­tive de ses actions, on peut signa­ler comme temps forts de l’a­gi­ta­tion paci­fiste en RDA : la dif­fu­sion d’une péti­tion pour le ser­vice civil en mai 1981 (6000 signa­tures dans tout le pays); le lan­ce­ment de l’«Appel de Ber­lin » ― véri­table plate-forme du mou­ve­ment paci­fiste ― en jan­vier 1982 ; une mani­fes­ta­tion de 2000 per­sonnes à Dresde le 13 février à l’oc­ca­sion du 37e anni­ver­saire du bom­bar­de­ment de la ville ; une péti­tion de femmes refu­sant d’être consi­dé­rées comme réser­vistes en automne 1982,…

Il serait dom­mage de ne pas évo­quer éga­le­ment la situa­tion par­ti­cu­lière de Iena, où la Com­mu­nau­té pour la paix (Frie­dens­ge­mein­schaft) mène depuis quelques années une lutte exem­plaire, dif­fu­sant badges et péti­tions, orga­ni­sant ren­contres et mani­fes­ta­tions paci­fistes. La plus belle réus­site de cette « com­mu­nau­té » est sans doute les évè­ne­ments du 19 mai der­nier : ce jour-là, quelque 10.000 per­sonnes assis­taient à un ras­sem­ble­ment offi­ciel pour la paix, aux­quelles se joi­gnirent quelque 40 membres de la « com­mu­nau­té » avec leurs propres ban­de­roles. Iso­lés et agres­sés par les « sta­si » 1Membres de la police poli­tique, ils ont été sou­te­nus par la foule, alors qu’ap­pa­rais­saient des ban­de­roles fabri­quées dans leur coin par d’autres per­sonnes. Débor­dés les orga­ni­sa­teurs ne purent répri­mer cette inter­ven­tion… et durent lais­ser des paci­fistes prendre la parole et polé­mi­quer avec les ora­teurs officiels.

« Mon impres­sion est que les acti­vi­tés indé­pen­dantes de l’É­tat ne peuvent plus être contrées, même par l’ex­pul­sion ou par l’ar­res­ta­tion d’a­mis, car il y a déjà trop de gens prêts à cou­rir des risques » 2 Tages­zei­tung du 24/​05/​83 décla­rait un par­ti­ci­pant à cette mani­fes­ta­tion. Orga­ni­sé, dyna­mique et popu­laire, sur­tout chez les jeunes, il est cer­tain que désor­mais le mou­ve­ment paci­fiste est un élé­ment impor­tant de la « vie » poli­tique es RDA. Il gêne dou­ble­ment le pou­voir : sur le plan inté­rieur, il est l’une des pre­mières mani­fes­ta­tions d’op­po­si­tion orga­ni­sées que connaît le régime ; et d’autre part il ruine l’i­mage paci­fique qu’il cherche à se don­ner, tant envers sa popu­la­tion qu’en­vers les pays occi­den­taux et leurs paci­fistes. Cet embar­ras se mani­feste par le refus d’une répres­sion bru­tale, qui fini­rait de détruire cette image de marque. Au lieu de le répri­mer ouver­te­ment, le pou­voir cherche donc à récu­pé­rer ce cou­rant paci­fiste en en écar­tant les élé­ments les plus radi­caux. 3Ain­si, la RDA a récem­ment expul­sé R. Jahn, l’un des chef de file du Mou­ve­ment. À la Pen­te­côte, le pou­voir a orga­ni­sé 170 ras­sem­ble­ments et 2800 mee­tings pour la paix

L’É­glise évan­gé­lique elle-même, ber­ceau du mou­ve­ment paci­fiste en RDA, semble incom­mo­dée par sa radi­ca­li­sa­tion et son déve­lop­pe­ment ― contra­dic­toires avec la recherche du com­pro­mis com­mune à toutes les Églises de l’Est (sinon du monde!). Dès lors, le mou­ve­ment paci­fiste ne compte que sur ses propres forces et peut expri­mer plus clai­re­ment ses reven­di­ca­tions. Celles expri­mées dans l’«Appel de Ber­lin » peuvent être clas­sées en deux catégories :
– Sur le plan inter­na­tio­nal, créer une paix sans armes par un désar­me­ment bila­té­ral, la dénu­cléa­ri­sa­tion de l’Eu­rope, la fin de l’oc­cu­pa­tion de la RFA et de la RDA et un trai­té de paix entre ces deux pays,…
– Sur le plan inté­rieur, contre la mili­ta­ri­sa­tion de la socié­té, par l’ar­rêt de la fabri­ca­tion des jouets guer­riers, par le rem­pla­ce­ment de l’en­sei­gne­ment mili­taire par un ensei­gne­ment pour la paix, la mise en place d’un ser­vice civil, l’ar­rêt des mani­fes­ta­tions mili­ta­ristes et des exer­cices de défense civile,…

« Créer la paix sans armes, cela ne signi­fie pas seule­ment assu­rer notre propre sur­vie. Cela signi­fie aus­si la fin de ce gas­pillage insen­sé de force de tra­vail et de richesse de notre peuple pour la pro­duc­tion d’ins­tru­ments de guerre et l’é­qui­pe­ment d’é­normes armées de jeunes gens qui sont sous­traits au tra­vail pro­duc­tif », conclut l’«Appel de Ber­lin ». Le point qu’il faut sou­li­gner, c’est com­ment les paci­fistes est-alle­mands rejettent pareille­ment les deux blocs. L’é­cri­vain est-alle­mand S. Heim décla­rait, lors d’une ren­contre entre paci­fistes ouest et est-alle­mands qu’«il n’y a plus de guerre juste. Elle n’existe pas, elle ne sau­rait exis­ter, car il n’y a pas de bombes ato­miques justes. Les SS 20 sont aus­si injustes que les Per­shing II. » Outre les décla­ra­tions et reven­di­ca­tions de ce mou­ve­ment, ses liens et sa soli­da­ri­té avec les paci­fistes de l’Ouest prouvent que ce rejet est réel.

À moins d’une cen­taine de kilo­mètres de Ber­lin se trouve la Pologne. Dans ce pays voi­sin de la RDA, la situa­tion est tota­le­ment oppo­sée : la tra­di­tion de contes­ta­tion est pro­fon­dé­ment ancrée dans la popu­la­tion, aujourd’­hui plus que jamais. Pour­tant, le mou­ve­ment paci­fiste n’y est qu’embryonnaire. Le seul indice de paci­fisme et d’an­ti­mi­li­ta­risme que l’on puisse déce­ler dans le pro­gramme de Soli­da­ri­té se résume à une phrase « Les dépenses d’ar­me­ment doivent être réduites au mini­mum, et les moyens ain­si libé­rés affec­tés à l’aug­men­ta­tion de la pro­duc­tion ». 4Des experts de Soli­da­ri­té avaient éla­bo­ré un plan de recon­ver­sion des indus­tries d’ar­me­ment. Et encore, ce sou­hait est sur­tout dû à des consi­dé­ra­tions éco­no­miques. À l’op­po­sé, même s’il semble que la direc­tion de Soli­da­ri­té y soit étran­gère, plu­sieurs décla­ra­tions bel­li­cistes ont vu le jour dans sa presse, sur­tout depuis le coup d’É­tat. On y fus­tige un mou­ve­ment paci­fiste (occi­den­tal) « dont les acti­vi­tés sont fomen­tées par Mos­cou et qui par ses pos­tu­lats de désar­me­ment uni­la­té­ral fait le jeu de l’URSS » 5 Tygod­nik Mazowsze n°39 du 050183 in Bul­le­tin d’In­for­ma­tion de Soli­da­ri­té en France n°55 du 16/​02/​83, on y démontre la nature bel­li­queuse de l’URSS : « Les diri­geants sovié­tiques ont com­pris qu’ils avaient per­du la confron­ta­tion paci­fique et que chaque année qui pas­sait ne fai­sait qu’aug­men­ter l’é­cart, en par­ti­cu­lier quant au niveau de vie des masses labo­rieuses en URSS et en Occi­dent. Ils ont donc été pla­cés devant l’al­ter­na­tive : ou bien s’i­so­ler, à l’ins­tar des années 30, dans le monde com­mu­niste en renon­çant au sta­tut de puis­sance mon­diale et au droit de dik­tat poli­tique ou bien faire le der­nier pas par détresse et entrer sur la voie de la confron­ta­tion armée. C’est ce choix qui a été fait. », on y appelle l’Oc­ci­dent à ren­for­cer son poten­tiel mili­taire et à dur­cir son atti­tude car, pour les Sovié­tiques, « une seule chose est capable d’at­teindre leur ima­gi­na­tion, c’est la peur devant quel­qu’un de plus fort»… 6 Myśl Nie­za­lez­na n°14 in Bul­le­tin Inf. Sol. En France n°55 On a même vu Milews­ki, repré­sen­tant de Soli­da­ri­té à l’é­tran­ger, décla­rer que « si l’Eu­rope de l’Ouest deve­nait trop faible, elle serait inté­grée au bloc sovié­tique, comme nous l’a­vons été il y a quelques années. Et nos chances de conqué­rir notre indé­pen­dance et les droits de l’homme fon­da­men­taux seraient consi­dé­ra­ble­ment réduites. C’est pour­quoi nous tenons à ce que les démo­cra­ties d’Eu­rope de l’Ouest soient en sécu­ri­té. » 7 Tages­zei­tung du 16/​05/​83 Enne­mis héré­di­taires de la Rus­sie, conscients que le par­tage de monde en deux blocs est la source prin­ci­pale de leurs maux, les Polo­nais ne risquent-ils pas d’être ten­tés de pro­fi­ter d’une occa­sion de guerre, voire la pro­vo­quer ? C’est le dan­ger que met en évi­dence un jour­na­liste dans l’un des prin­ci­paux jour­naux clan­des­tins, Tygod­nik Wojen­ny : « Si Yal­ta est une malé­dic­tion si irré­ver­sible que seule la guerre peut y mettre fin, de plus en plus on en accep­te­ra l’hy­po­thèse, mais encore on se met­tra à l’es­pé­rer ». 8 Bull. D’Inf. Sol. En France n°22.

La malédiction de Yalta

Les atti­tudes dif­fé­rentes face au pro­blème de la paix en RDA et en Pologne s’ex­pliquent aisé­ment et de plu­sieurs façons :

  • rai­sons his­to­riques : alors que les deux der­nières guerres qu’a connues l’Al­le­magne ont été un désastre (natio­nal éco­no­mique, moral,…), c’est à la faveur de la Pre­mière Guerre mon­diale que la Pologne a retrou­vé son indé­pen­dance ; les accords d’a­près-guerre (Yal­ta) ne traitent pas de la même façon l’Al­le­magne et la Pologne. La pre­mière est vain­cue, occu­pée et DIVISÉE, les alle­mands ― à l’Ouest comme à l’Est ― ont donc inté­rêt à ce que le cli­mat inter­na­tio­nal soit déten­du, pour évi­ter tant une sépa­ra­tion encore plus nette qu’une pres­sion accrue des occu­pants (voir l’ins­tal­la­tion des Per­shing II en RFA). Au contraire, à l’o­ri­gine du moins, les accords de Yal­ta réservent à la Pologne comme aux autres Pays de l’Est alliés un sort meilleur, puisque si l’URSS devait effec­ti­ve­ment rece­voir des garan­ties de rela­tions ami­cales avec ces pays, il n’é­tait nul­le­ment pré­ci­sé qu’ils devaient lui être éco­no­mi­que­ment, poli­ti­que­ment et mili­tai­re­ment liés. 9Les accords de Yal­ta pré­voyaient notam­ment « des gou­ver­ne­ments inté­ri­maires lar­ge­ment repré­sen­ta­tifs de tous les élé­ments démo­cra­tiques de la popu­la­tion qui s’en­ga­ge­raient à faire éta­blir, aus­si­tôt que pos­sible, par des élec­tions libres, des gou­ver­ne­ments répon­dant à la volon­té du peuple ». C’est donc plus ― en appa­rence du moins ― la vio­la­tion des accords de Yal­ta que ces accords eux-mêmes qui est la source de l’op­pres­sion de la Pologne. Pour obte­nir une réin­ter­pré­ta­tion plus favo­rable, cer­tains pensent dès lors qu’il faut une pres­sion occi­den­tale accrue sur l’URSS, non seule­ment pour stop­per son avance, mais aus­si pour la for­cer à res­ti­tuer ce qu’elle a « volé ».
  • rai­sons géo­po­li­tiques : pla­cés à la fron­tière entre les deux blocs, les Alle­mands sont les plus expo­sés en cas de conflit, et donc les plus à même de le redou­ter. Les liens encore forts entre les popu­la­tions de RFA et de RDA ain­si que l’é­cho du mou­ve­ment paci­fiste ouest-alle­mand favo­risent éga­le­ment une prise de conscience des pro­blèmes de la paix.
  • rai­sons poli­tiques : depuis long­temps, la socié­té est-alle­mande est ultra­mi­li­ta­ri­sée et occu­pée par les troupes sovié­tiques, toute mon­tée de la ten­sion inter­na­tio­nale signi­fie donc un dur­cis­se­ment inté­rieur ; en Pologne par contre, du moins avant le 13 décembre, l’ar­mée res­tait popu­laire et appa­rais­sait comme un fac­teur d’in­dé­pen­dance et de libé­ra­lisme (en 1956, elle avait sou­te­nu les révi­sion­nistes contre les sta­li­niens). D’autre part, l’ab­sence d’op­po­si­tion forte en RDA attise les espoirs d’une détente inter­na­tio­nale, pré­misse d’une libé­ra­li­sa­tion inté­rieure, alors que les rap­ports entre l’É­tat et la socié­té polo­naise sont vus avant tout comme une ques­tion de rap­port de forces intérieur.

Si les situa­tions de ces deux pays sont dif­fé­rentes, les prio­ri­tés que se sont fixés les mou­ve­ments est-alle­mand et polo­nais le sont tout autant. En RDA, les paci­fistes com­battent certes la rup­ture des rela­tions avec l’Ouest et la course aux arme­ments comme obs­tacles à la libé­ra­li­sa­tion et au rap­pro­che­ment entre les deux Alle­magnes, mais ils ont avant tout la volon­té de réduire les risques de guerre, avec toutes les consé­quences qui l’accompagneraient.

En Pologne, la lutte se situe sur un autre plan : « L’i­dée de liber­té et de com­plète indé­pen­dance nous est chère. Nous favo­ri­se­rons tout ce qui ren­force la sou­ve­rai­ne­té de la nation et de l’É­tat, tout ce qui per­met le déve­lop­pe­ment de la culture natio­nale et la connais­sance de notre héri­tage his­to­rique. Nous consi­dé­rons que notre iden­ti­té natio­nale doit être plei­ne­ment res­pec­tée » déclare le pro­gramme de Soli­da­ri­té. Dans cette optique, l’op­po­si­tion polo­naise a rare­ment consi­dé­ré les rela­tions inter­na­tio­nales autre­ment que comme un fac­teur dont il fal­lait tenir compte dans la recherche de l’in­dé­pen­dance. 10Il fau­drait reve­nir sur la concep­tion de l’in­dé­pen­dance de l’op­po­si­tion polo­naise. Cet objec­tif prin­ci­pal, outre qu’il exa­cerbe chez cer­tains les sen­ti­ments patrio­tiques et bel­li­cistes, déforme pro­fon­dé­ment la vision qu’a l’op­po­si­tion polo­naise de la situa­tion inter­na­tio­nale. Dès lors que son but est l’é­man­ci­pa­tion de la Pologne, son seul adver­saire est l’U­nion sovié­tique, et l’Oc­ci­dent (le monde libre!) une force à uti­li­ser dans la lutte contre cet adver­saire. Plus encore que la défor­ma­tion de sa vision du monde, la recherche de l’in­dé­pen­dance rend l’op­po­si­tion polo­naise plus ou moins indif­fé­rente aux ques­tions inter­na­tio­nales, comme elle l’est trop sou­vent vis-à-vis de l’op­po­si­tion dans les autres pays de l’Est. Quand les jour­na­listes du Tages­zei­tung inter­vie­waient Milews­ki au sujet de la guerre froide, celui-ci répon­dait : « Que signi­fie pour nous la guerre froide ? Nous avons déjà aujourd’­hui une guerre bien réelle en Pologne ! Ain­si, pour nous la guerre froide est quelque chose de loin­tain, dont nous ne nous sou­cions pas…». 11 Tages­zei­tung du 16/​05/​83.

« C’est si éloi­gné de nos pro­blèmes » (Milews­ki), cette réac­tion cou­rante face à la situa­tion inter­na­tio­nale est sans doute le prin­ci­pal reproche que l’on puisse faire à l’op­po­si­tion polo­naise. C’est elle, plus qu’une véri­table volon­té de guerre ou une sym­pa­thie sans réserve pour l’Oc­ci­dent, qui est la cause des ambi­guï­tés de Soli­da­ri­té. Car beau­coup de mili­tants de l’op­po­si­tion polo­naise ne consi­dèrent les démo­cra­ties occi­den­tales ni comme un modèle, ni comme un sou­tien véri­table et dés­in­té­res­sé. « Pour la droite (les gou­ver­ne­ments de l’Ouest), seul Mos­cou est un inter­lo­cu­teur réel, et la Pologne ne compte que dans la mesure où elle peut empoi­son­ner la vie à Mos­cou ; une Pologne vain­cue par Mos­cou cesse d’in­té­res­ser la droite ; Yal­ta en est le meilleur exemple », écrit D. Wars­zaws­ki dans KOS. Les véri­tables bel­li­cistes, quant à eux, sont encore moins nom­breux que les ultra-natio­na­listes. « Les polo­nais ont tou­jours aspi­ré à l’in­dé­pen­dance, ils n’ont jamais accep­té Yal­ta. Ce qui ne veut pas dire que les Polo­nais sont prêts â ris­quer une tra­gé­die natio­nale en deman­dant à sor­tir du Pacte de Var­so­vie ». 12S. Blum­sz­ta­jn, repré­sen­tant de Soli­da­ri­té en France, dans Que faire aujourd’­hui n°18. Pour com­plé­ter ce tableau, il faut men­tion­ner l’i­ni­tia­tive d’une frac­tion de la résis­tance de Var­so­vie, les KOS (Comi­tés de Défense sociale), qui ont annon­cé début juillet qu’ils se soli­da­ri­saient avec le mou­ve­ment paci­fiste occi­den­tal. 13 Bull. D’Inf. De Sol. En France n°68 du 27/​07/​83.

Certes, comme nous l’a­vons vu, les prio­ri­tés, les stra­té­gies et les actions de l’op­po­si­tion polo­naise et du paci­fisme est-alle­mand ont peu de points com­muns. Par contre, le pro­blème qui les sous-tend est le même : la remise en cause de la divi­sion de l’Eu­rope (du monde?) en deux blocs, le refus de la « malé­dic­tion de Yal­ta ». Toutes les dif­fé­rences qui, à par­tir de ce fond com­mun, séparent l’op­po­si­tion polo­naise du paci­fisme est-alle­mand viennent du fait qu’en Pologne, c’est avant tout les consé­quences sociales et poli­tiques de Yal­ta qui sont sur la sel­lette, alors qu’en RDA, ce sont sur­tout les consé­quences « diplo­ma­tiques » et militaires.

Mais, de même que la concep­tion polo­naise de l’in­dé­pen­dance englobe des notions de liber­té et d’au­to­ges­tion, la lutte pour la paix en RDA a une dimen­sion réel­le­ment poli­tique : « de même que la lutte pour la paix et la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment en RFA inclut la lutte contre les mono­poles, chez nous, déjà rien que pour se pro­cu­rer des moyens d’ex­pres­sion, elle ne peut qu’être liée à un écla­te­ment de la dic­ta­ture des bureau­crates poli­tiques » écrit à ce sujet un paci­fiste est-alle­mand. 14 Tages­zei­tung du 09/​03/​82. Les deux mou­ve­ments s’ac­cordent en tout cas sur ce point : la situa­tion inter­na­tio­nale, entre­te­nue par les deux blocs, n’est pas accep­table. L’«Appel de Ber­lin » évoque « l’é­qui­libre de la ter­reur (qui) n’a pu jus­qu’à pré­sent empê­cher la guerre nucléaire qu’en la remet­tant sans cesse à demain », Tygod­nik Wojen­ny de son côté déclare : « Ceux qui acceptent en tant que réa­li­té iné­luc­table la malé­dic­tion de Yal­ta sont condam­nés aujourd’­hui à la pers­pec­tive de la guerre. Ce sont ceux qui chantent les louanges du sta­tu quo qui sont les semeurs de guerre. La paix euro­péenne et mon­diale ne peut être sau­vée que par ceux qui se révoltent contre le régime, qui ne croient pas en son intan­gi­bi­li­té, ceux qui brisent les chaînes. » 15 Bull. D’Inf. De Sol. En France n°22.

La seule paix que refuse l’op­po­si­tion polo­naise est celle qui passe sur le cadavre des liber­tés et des nations celle au nom de laquelle Jaru­zels­ki a pro­cla­mé l’é­tat de guerre, et au nom de laquelle les démo­cra­ties de l’Ouest ont, par exemple, aban­don­né la Tché­co­slo­va­quie en 1938, puis trente ans plus tard.

Construire la paix…

Même si les mou­ve­ments polo­nais et est-alle­mands ne mettent pas l’ac­cent sur les mêmes aspects de la paix, leur vision glo­bale de celle-ci est sem­blable. On peut la défi­nir ainsi :
– le refus de Yal­ta s’ex­plique par l’as­pi­ra­tion à une Europe indé­pen­dante des deux blocs, condi­tion de la paix dans cette région du monde et entre les nations qui la com­posent : l’«Appel de Ber­lin » évoque une Europe « dénucléarisée» ;
– « il faut l’en­vi­sa­ger de telle manière qu’elle com­porte le sou­tien aux aspi­ra­tions natio­nales. » 16S. Blum­sz­ta­jn, repré­sen­tant de Soli­da­ri­té en France, dans Que faire aujourd’­hui n°18. Si la paix, en effet, n’en tient pas compte, elle ne sera ni effec­tive ni louable ;
– aspect com­plé­men­taire de ce deuxième point, la paix ne doit pas pas­ser par des­sus les liber­tés, mais au contraire les favo­ri­ser. « Le seul point où nous pou­vons et nous devons nous rejoindre (avec les paci­fistes), c’est la digni­té humaine. Mais la digni­té humaine n’est qu’un point de départ dont découlent de nom­breuses consé­quences dif­fé­rentes. Com­ment peut-on obte­nir le res­pect de la digni­té humaine ? Une quan­ti­té de choses doivent être obte­nues dans les domaines éco­no­mique, poli­tique, de la culture et de l’en­sei­gne­ment,… Et dans le domaine mili­taire, le désar­me­ment » (Milews­ki). 17 Tages­zei­tung du 16/​05/​83.

En accord sur ces grandes lignes, paci­fistes est-alle­mands et oppo­si­tion­nels polo­nais se séparent sur la stra­té­gie à suivre pour impo­ser cette paix. Pour les pre­miers, elle se résume en un slo­gan : « Frie­den schaf­fen ohne Waf­fen » (Construire le paix sans arme). Comme nous l’a­vons déjà vu, les pro­po­si­tions de l’«Appel de Ber­lin » vont sur­tout dans le sens d’une démi­li­ta­ri­sa­tion tant des nations que des esprits, et d’un désar­me­ment bila­té­ral et généralisé.

Pour l’op­po­si­tion polo­naise, au contraire, ce ne sont pas des mesures diplo­ma­tiques ou mili­taires qui peuvent ame­ner la paix, mais l’é­mer­gence et le triomphe du mou­ve­ment social. « Une vic­toire de Soli­da­ri­té dans sa lutte contre le régime serait un énorme suc­cès de la gauche euro­péenne. Ce serait la preuve de la puis­sance et de la résis­tance de la classe ouvrière, cela ren­for­ce­rait l’es­poir d’une coopé­ra­tion poli­tique inter­na­tio­nale du monde du tra­vail euro­péen, seule chance de recon­quête de l’in­dé­pen­dance par notre conti­nent, dont la poli­tique est déter­mi­née aujourd’­hui par la stra­té­gie glo­bale des deux grands » (D. Wars­zaws­ki). Seules les socié­tés euro­péennes en lutte pour leurs propres liber­té et indé­pen­dance peuvent four­nir le cadre néces­saire à la paix. Alors que le paci­fisme est-alle­mand prône une pres­sion sur les gou­ver­ne­ments en faveur de la paix, l’op­po­si­tion polo­naise voit dans la libé­ra­tion des socié­tés euro­péennes le préa­lable à celle-ci. Il faut dire que, pour l’ins­tant du moins, les contes­ta­taires est-alle­mands ont moins à attendre de leur popu­la­tion que leurs homo­logues polonais…

Les idées des paci­fistes est-alle­mands sur la paix et le rejet des deux blocs sont sans doute plus éla­bo­rées et inté­res­santes que celles de l’op­po­si­tion polo­naise, mais celle-ci a l’a­van­tage d’in­té­grer la paix à un com­bat plus géné­ral, et de mon­trer qu’en fait elle ne peut pas être le résul­tat d’une négo­cia­tion entre États, même sou­te­nue par leurs popu­la­tions. Pour nous, liber­taires, toutes ces concep­tions sont com­plé­men­taires plu­tôt que contra­dic­toires : au lieu de reje­ter les paci­fistes est-alle­mands parce qu’ils se can­tonnent à la lutte pour la paix et espèrent encore sa mise en place par des voies ins­ti­tu­tion­nelles ou l’op­po­si­tion polo­naise pour sa vision condam­nable de la réa­li­té inter­na­tio­nale, nous devrions nous atta­cher à encou­ra­ger chez cha­cun de ces deux mou­ve­ments ce qu’il leur manque le plus : tout comme les est-alle­mands doivent com­prendre que les ques­tions inter­na­tio­nales sont étroi­te­ment liées aux ques­tions éco­no­miques, sociales et poli­tiques, l’op­po­si­tion polo­naise doit prendre conscience que le monde n’est pas divi­sé entre le Bien et le Mal, mais entre deux blocs qui, au delà des nuances, se valent et se ressemblent.

Pour finir, je vou­drais évo­quer une situa­tion his­to­rique que tous ceux qui sou­tiennent l’Ouest contre l’Est au nom de la liber­té, tant dans les milieux liber­taires que dans l’op­po­si­tion est-euro­péenne, devraient médi­ter. Lors de la pre­mière guerre mon­diale, plu­sieurs liber­taires ont appe­lé à sou­te­nir la France contre l’Al­le­magne car, disaient-ils, une vic­toire alle­mande signi­fiait le triomphe du socia­lisme auto­ri­taire sur le socia­lisme liber­taire, et plus géné­ra­le­ment de la bar­ba­rie sur la liber­té. Or, si la guerre a nui au mou­ve­ment liber­taire, ce n’est sûre­ment pas parce que l’Al­le­magne a gagné ! C’est tout sim­ple­ment parce que quatre ans de guerre ont déci­mé en grande par­tie les rangs des mili­tants liber­taires et syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires, envoyés en pre­mières lignes.

Avril

  • 1
    Membres de la police politique
  • 2
     Tages­zei­tung du 24/​05/​83
  • 3
    Ain­si, la RDA a récem­ment expul­sé R. Jahn, l’un des chef de file du Mou­ve­ment. À la Pen­te­côte, le pou­voir a orga­ni­sé 170 ras­sem­ble­ments et 2800 mee­tings pour la paix
  • 4
    Des experts de Soli­da­ri­té avaient éla­bo­ré un plan de recon­ver­sion des indus­tries d’armement.
  • 5
     Tygod­nik Mazowsze n°39 du 050183 in Bul­le­tin d’In­for­ma­tion de Soli­da­ri­té en France n°55 du 16/​02/​83
  • 6
     Myśl Nie­za­lez­na n°14 in Bul­le­tin Inf. Sol. En France n°55
  • 7
     Tages­zei­tung du 16/​05/​83
  • 8
     Bull. D’Inf. Sol. En France n°22.
  • 9
    Les accords de Yal­ta pré­voyaient notam­ment « des gou­ver­ne­ments inté­ri­maires lar­ge­ment repré­sen­ta­tifs de tous les élé­ments démo­cra­tiques de la popu­la­tion qui s’en­ga­ge­raient à faire éta­blir, aus­si­tôt que pos­sible, par des élec­tions libres, des gou­ver­ne­ments répon­dant à la volon­té du peuple ».
  • 10
    Il fau­drait reve­nir sur la concep­tion de l’in­dé­pen­dance de l’op­po­si­tion polonaise.
  • 11
     Tages­zei­tung du 16/​05/​83.
  • 12
    S. Blum­sz­ta­jn, repré­sen­tant de Soli­da­ri­té en France, dans Que faire aujourd’­hui n°18.
  • 13
     Bull. D’Inf. De Sol. En France n°68 du 27/​07/​83.
  • 14
     Tages­zei­tung du 09/​03/​82.
  • 15
     Bull. D’Inf. De Sol. En France n°22.
  • 16
    S. Blum­sz­ta­jn, repré­sen­tant de Soli­da­ri­té en France, dans Que faire aujourd’­hui n°18.
  • 17
     Tages­zei­tung du 16/​05/​83.

Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste