Alexandre Skobov, né en 1958, a été en 1978 le principal animateur avec A. Tsourkov de l’ « Opposition de Gauche » de Leningrad, dans son aile marxiste libertaire (cf Iztok n°3), et condamné le 4 mai 1983 à un nouvel internement psychiatrique (cf p. 46.).
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Ces derniers temps, le KGB a déclenché une nouvelle offensive contre le SMOT, en essayant de contraindre au silence son Bulletin d’Information, une des rares publications périodiques non soumise à la censure paraissant en URSS. À Moscou ont eu lieu des arrestations et des perquisitions. Les autorités font peser la menace de nouvelles actions répressives. Interrogeant notre camarade, membre du Soviet des Représentants du SMOT, Fiodor Finkel, le directeur adjoint du KGB de Moscou, Iakovliev, a déclaré ouvertement la guerre au SMOT. « Malheur aux vaincus », a‑t-il dit.
Personne ne sait qui de nous sera le suivant. Il se peut que, très bientôt, je sois celui-là. Ils ne me laisseront même pas comparaître devant nos tribunaux remplis d’un « public spécial ». En 1979, on m’a déjà jugé par défaut. On m’a jugé en mon absence parce que l’expertise psychiatrique à répétition m’avait reconnu irresponsable. Si la première expertise n’avait pu arriver à ce résultat, on pouvait toujours en faire une seconde. Cela sera d’autant plus facile, maintenant que j’ai déjà passé deux ans et demi en « traitement forcé ». Et puis, en général, on peut enfermer quelqu’un en hôpital psychiatrique sans instruire d’affaire contre lui, sans s’occuper d’enquête ni de « procès », comme cela s’est passé plus d’une fois pour Borissov, Guerchouni et d’autres.
Le temps où l’on pouvait faire tout ça sans bruit est fini. Chaque nouvelle action répressive disperse les restes d’illusions relatives à la nature du système soviétique, tant à l’intérieur du pays qu’en dehors de nos frontières. En écrasant pratiquement toutes les associations ouvertes de défense des droits, le régime a enterré les espoirs légalistes du mouvement dissident et sa pratique conciliatrice. La Pologne a montré par quels moyens la « nouvelle classe » bureaucratique est prête à défendre ses privilèges économiques, ses monopoles politiques et idéologiques.
Alors, à la guerre comme à la guerre. Au fond, elle ne s’est jamais arrêtée, cette guerre. On ne peut en fait la comparer qu’à l’extermination des Indiens par les conquistadores espagnols en Amérique du Sud. Le régime bolchevique s’est toujours appuyé sur la force, il a fait la preuve de son agressivité et de sa tendance à l’expansion. Un seul exemple : au cours de la « soviétisation » des Républiques Baltes, près de la moitié de la population a été expulsée dans des régions reculées, ou bien a émigré. Et les Républiques Baltes n’ont été ainsi « pacifiées » qu’après une longue et cruelle guerre de partisans.
Qu’est-ce que les bâtisseurs du « nouvel ordre » communiste ont obtenu en définitive ? La stagnation, le marasme et la décomposition, la perte des principes civiques et simplement humains, l’impasse morale de la société, un système économique qui ne peut fonctionner sans la loi sur le parasitisme, sans un régime de passeports semi-esclavagiste, sans les corvées agricoles effectuées par une partie considérable de la population urbaine et sans le système monstrueux des camps de prisonniers avec leurs millions d’esclaves-zeks. Tous nos grands chantiers sont bâtis sur leurs ossements. Oui, les bolcheviks ont développé avec beaucoup d’imagination l’expérience de la construction de Pétersbourg et des usines à serfs des Demidov.
Des structures organisationnelles englobant tous les domaines de la société totalitaire ne survivent que les formes bureaucratiques pesantes, privées de tout contenu. L’oligarchie soviétique, semble-t-il, a définitivement perdu la capacité de se transformer, même en cas de nécessité extrême. Le « nouveau » programme alimentaire, qu’on attendait depuis longtemps et qui a bénéficié d’une si large publicité, s’est révélé être une gigantesque bulle de savon. Il y a dans ce programme autant de nouveau que dans les tirades ronflantes et absolument creuses des « décisions historiques » du XXVIe Congrès comparées aux mêmes « décisions historiques » du XXVe congrès. L’empire soviétique subit de plus en plus souvent des échecs dans le monde. Ses laquais réussiront-ils à « pacifier » la Pologne révolutionnaire ? En Afghanistan, la machine de guerre soviétique s’est embourbée tout à fait, comme le Duce en Abyssinie.
Votre temps s’est terminé en 1953, Messieurs ! Maintenant votre régime est un cadavre en décomposition privé de toutes ses forces vitales. Vous défendez l’utopie abstraite et anti-humaine d’une société mécaniste et sans âme, où chaque individu est un rouage qui doit s’acquitter de fonctions déterminées. Nous défendons les idées naturelles du bien, de la justice, de la liberté et de l’homme authentique. Vous n’avez derrière vous que la force de l’appareil répressif et puis l’inertie des gens. Derrière nous, il y a la nature humaine vivante, qui ne se résignera pas à la condition de rouage. Vous avez peur pour votre position dominante, et nous, nous n’avons rien à perdre. Vous essayez d’écraser le SMOT. Mais vos structures figées ne peuvent combattre que des structures figées. Et le SMOT n’a pas de telles structures. La vie et l’énergie de notre mouvement ne tiennent pas dans les instructions directrices d’un état-major central et d’un corps de « commandants » mais dans l’activité et l’initiative de chaque groupe particulier, de chaque participant du mouvement, bien qu’ils soient loin d’être toujours en contact les uns avec les autres. Le SMOT est une association libre d’aide mutuelle, une association de gens qui, à cause de leurs convictions morales, ne peuvent rester à l’écart. C’est justement l’impossibilité pour chacun d’eux de se soumettre à la situation existante qui est à la source de notre activité. C’est justement ça qui nous unit. Vous vous occupez vous-mêmes de liquider les barrières idéologiques séparatrices en nous enfermant dans les mêmes camps, après nous avoir poussé dans le ghetto spirituel de ceux qui réprouvent et qui sont réprouvés. C’est pourquoi nous n’avons pas besoin d’appareil dirigeant ni de discipline contraignante pour agir ensemble. C’est justement pour cela que vous nous haïssez plus que tout. L’unité, un fonctionnement sans chefs et sans ordres, vous privent des justifications de votre propre existence.
Le SMOT lutte pour les droits des travailleurs. Les droits des travailleurs sont inséparables des droits de l’homme en général, tels que le droit de recevoir n’importe quelle information indépendamment des frontières étatiques, de diffuser et de défendre tous. les points de vue, le droit de critiquer les autorités et d’exiger d’elles qu’elles rendent compte de leurs actions, le droit de s’unir dans des associations sociales non soumises au contrôle de l’État. Vous pouvez, comme ça vous chante, ne pas nous reconnaître ces droits. On ne mendie pas les droits, on les prend. Comme avant, le SMOT réunira les informations concernant tous les aspects de notre activité, que vous voudriez bien pudiquement cacher ; comme avant, il diffusera la parole imprimée non soumise à la censure.
Beaucoup de mes amis, s’attendant à ce que la vague de terreur totalitaire, d’un moment à l’autre, roule jusqu’à eux, déclarent leur adhésion à l’Union Populaire du Travail (NTS) des solidaristes russes. Il m’est impossible de manifester d’une telle façon ma volonté de m’opposer jusqu’au bout au régime terroriste, car je ne partage pas bon nombre des prémisses idéologiques du NTS. Mais je considère certains membres de cette organisation, qui mène une lutte héroïque contre la tyrannie bolchevique, comme mes camarades, et suis toujours prêt à agir avec eux. Notre cause est commune. Si l’on m’arrête, je me considérerai comme un prisonnier de guerre. À la guerre comme à la guerre ! Nous sommes prêts à défendre nos convictions. Et vous, Messieurs, vous ne passerez pas. Vous n’avez pas d’avenir. L’avenir est à nous.
Alexandre Skobov
27 juillet 1982