En 1982 est paru aux éditions PUF un Dictionnaire Critique du marxisme, ouvrage collectif sous la direction de Georges Labica, avec le concours d’une soixantaine de collaborateurs. Il n’a absolument rien de critique, sinon son titre. Pour tout dire, il ressemble plutôt à un « abécédaire apologétique du bolchevisme ». Son extrême complaisance, pour ne pas dire plus, vis-à-vis de la pensée soviétique officielle, lui a d’ailleurs valu les louanges de Lucien Sève, spécialiste au PCF de la philosophie. Maximilien Rubel a publié dans la revue TEL la critique de plusieurs articles de ce dictionnaire. Il nous a transmis celle de l’article « Guerre ». À ceux qui voudraient des informations sur Maximilien Rubel et sa pensée, il faut signaler qu’une présentation et une interview de lui sont parues dans Iztok hors série de septembre 1982.
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Admettons un instant que l’Octobre 1917 a inauguré en Russie l’ère de la dictature du prolétariat, donc de la transition du capitalisme tsariste au socialisme soviétique grâce au génie de Lénine et au non moins génial « Père des Peuples » qui a réussi à étendre aux pays de l’Ouest limitrophes les bienfaits du régime socialiste. Faisons entrer la Chine, Cuba, etc., dans ce monde nouveau où toutes les institutions nominalement semblables ou identiques à celles propres aux rapports de production des pays « capitalistes » n’en seraient pas moins par essence et par nature « socialistes » ; où État, argent et marchandises, justice et police, camps de travail et bureaucratie, armée et armement ne rappellent que par leur nom et institutions les moyens de coercition similaires dans les pays capitalistes et révèlent leur esprit socialiste.
Ce que nous venons de poser à titre d’hypothèse aurait évidemment paru absurde aux yeux des « fondateurs » qui n’ont jamais manqué, en leur temps, de se gausser de ces tours de passe-passe terminologiques. Il s’agit pourtant d’une évidence pour G. Labica, auteur de l’article « Guerre » du « Dictionnaire critique du marxisme », à quelques vagues réserves près. La difficulté de concilier les concepts inconciliables n’en est pas moins telle que l’interrogation finale, couronnement de l’exposé, porte la marque d’un profond désarroi. « Le socialisme, est-ce la paix ? » s’interroge notre docteur ès marxismes rongé par le doute, alors que pour argumenter en… socialiste, il aurait dû poser la question inverse : Guerre et socialisme sont-ils compatibles ? Un pays qui se proclame socialiste a‑t-il besoin pour se défendre d’exporter son socialisme sous le grondement des chars et de se doter de l’armement le plus perfectionné et le plus meurtrier ? Pourquoi au lieu de compter avant tout sur le rayonnement de son modèle de société et sur la solidarité des masses populaires encore soumises à l’esclavage bourgeois capitaliste, pourquoi demandons-nous doit-il faire peser sur elles la menace d’une guerre d’anéantissement comme si elles méritaient de payer pour les crimes de leurs maîtres ? La seule possession d’un arsenal nucléaire défiant l’imagination, et l’imitation qu’elle implique de la stratégie et de la diplomatie des « impérialistes » ne sont-elles pas des preuves que l’enseigne hissée sur le fronton, du « camp socialiste » relève de la plus malfaisante des supercheries ?
L’auteur de l’article « Guerre » ne s’est pas embarrassé de spéculations de cet ordre. Après un coup de chapeau à la « rubrique “Guerre” de l’index des Œuvres de Lenine », il aborde l’apport des « classiques » dans ce domaine, pour rappeler que « l’intérêt de Marx et d’Engels pour les conflits armés de leur époque a été constant. Engels fut même nommé le “Général” à cause de son goût prononcé pour les “militaria”» etc. (p. 407). En effet, leur œuvre « polémologique » se confond quasiment avec leur œuvre journalistique et leurs écrits « militaires » rempliraient plusieurs volumes, surtout si on y incluait la correspondance s’y rapportant. Voyons comment notre lexicographe marxiste présente la position des « fondateurs » sur ce sujet qui entre tous a stimulé leurs échanges intellectuels et leur réflexion.
En citant les « deux recueils » qui, selon Georges Labica, « donnent un édifiant aperçu » de cet « intérêt » et de ce « goût », l’interrogateur (puisqu’il s’agit d’«interroger le concept ») se borne à quelques vagues références à la correspondance entre Marx et Engels (1852 – 1859) et aux articles de La Nouvelle Gazette Rhénane (1848 – 1849). En tout, une demie-page qui ne nous apprend rien sur les positions prises par les « classiques » lors des grands et moins grands conflits militaires de leur temps. Si près de quarante lignes sont consacrées au « rapport guerre-classe » en tant que « méthode matérialiste d’analyse des guerres » et de « l’extension de la terminologie polémologique », la guerre franco-allemande n’a droit qu’à quelques lignes farcies de banalités sur la carence « stratégique » du mouvement ouvrier. L’échec de la IIe Internationale en 1914 et la naissance de l’Internationale communiste sont survolées en trois pages, et ce travelling vertigineux débouche sur une vision de « l’histoire postérieure », tableau hardiment brossé qui s’achève sur l’angoissante interrogation que nous avons cité plus haut.
Nous avons à faire dans le cas présent à une monumentale entreprise d’escamotage et de tromperie. Ce qu’il y a d’essentiel, mais aussi de plus ambigu et de plus problématique chez les « classiques », observateurs perspicaces et commentateurs souvent irréfléchis des conflits militaires de leur temps, bref la manière plutôt « bourgeoise » dont Marx et surtout Engels ont défini le rôle des exploités entraînés dans les aventures diplomaticoguerrières de leurs exploiteurs, est totalement gardé sous le boisseau.
C’est un véritable défi à l’intelligence d’«apprendre » au lecteur que « les articles de La Nouvelle Gazette Rhénane (sont) à juste titre analysés (…) comme typiques du travail de conjoncture conduit par Marx et Engels » si on leur cache les deux principaux sujets et revendications de cet « organe de la démocratie » fondé par Marx après la révolution allemande de mars 1848 : l’unité de l’Allemagne et la « guerre révolutionnaire contre la Russie », celle-ci étant la condition de celle-là. Que vaut un article « marxiste » sur la « Guerre » où nulle allusion n’est faite à la position de Marx et d’Engels pendant la guerre russo-turque de 1854 et la guerre de Crimée de 1855 – 1856, les deux « classiques » ayant alors pris résolument parti pour la Turquie ? Correspondant européen du plus grand journal américain, le New York Daily Tribune, Marx n’hésitera pas à s’associer au russophobe et réactionnaire David Urqhart contre le russophile Cobden. Comment qualifier un travail de lexicographe marxiste qui ne souffle mot de l’humeur ouvertement belliciste des « fondateurs » se gaussant de l’impotence de l’Europe de l’Ordre, la Propriété, la Famille, la Religion à mener une « vraie » guerre contre le « dernier bastion de la réaction européenne », la Russie tsariste ? N’était-ce pas pourtant une excellente occasion pour illustrer la prétendue « dialectique matérialiste » du maître, de citer au moins tel de ses propos sur le jeu de la diplomatie russe lors de la guerre italienne (1859) ou sur la guerre contre la Russie qualifiée de « mission révolutionnaire de l’Allemagne » (à Lassalle, 15/09/1860) ?
Ces omissions ne sont ni des bavures, ni des oublis : elles érigent la mystification en système de duperie intellectuelle et devraient valoir à leurs auteurs le renvoi aux classes de l’enseignement élémentaire ou un traitement de désintoxication politique. Pour en rester à l’essentiel à propos de la guerre franco-allemande de 1870, comment ne pas signaler l’extraordinaire flair « dialectique » de Marx pressentant, après Sedan, comme une fatalité la « guerre de revanche » de 1914 – 1918 :
« Si la fortune des armes, l’arrogance du succès et les intrigues dynastiques conduisent l’Allemagne à une spoliation du territoire français, il ne lui restera que deux partis possibles. Ou bien elle doit, à tout risque, devenir l’instrument direct de l’expansion russe, ou bien, après un court répit, elle devra se préparer à nouveau à une autre guerre “défensive”, non pas une de ces guerres “localisées” d’invention nouvelle, mais une guerre de races, une guerre contre les races latines et slaves coalisées » (Seconde Adresse du Conseil Général de l’Internationale sur la guerre franco-allemande, 9 septembre 1870).
Ce pronostic d’un observateur jugeant objectivement les perspectives de l’histoire deviendra, sous la plume d’Engels, un impératif politique lourd de conséquences : il permettra aux chefs de la social-démocratie allemande de justifier leur capitulation en août 1914. Fait passé sous silence par nos experts en socialisme scientifique Engels rédige en 1891 – 1892 un article bilingue, en français et en allemand, à l’intention des socialistes des deux pays. Il y parle de l’éventualité d’une participation des socialistes allemands à une guerre, « même contre la France ». Certes, raisonne-t-il, la France républicaine représente la révolution, celle-ci fut-elle bourgeoise. Mais puisque « le tsarisme russe est l’ennemi de tous les peuples occidentaux, et même de la bourgeoisie de ces peuples », si la France se soumet au diktat du tsar russe, elle « renierait tout son rôle historique révolutionnaire et permettrait à l’empire de Bismark de jouer les représentants du progrès occidental face à la barbarie orientale » (Le Socialisme en Allemagne, 1891).
Le parti social-démocrate ayant acquis une « position qui lui garantit dans un bref délai la conquête du pouvoir politique », la victoire des Russes signifierait l’écrasement du socialisme allemand ; d’où le « devoir des socialistes allemands… de ne pas capituler », de combattre impitoyablement la Russie et ses alliés, cette alliée fut-elle la République française, car « face à la République au service du Tsar russe, le socialisme allemand représente la révolution prolétarienne », et c’est lui qui défend l’héritage de 1793.
Les dirigeants du parti social-démocrate seront trop contents de suivre à la lettre les conseils du « Général » Engels. Seuls s’y opposeront Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg. Celle-ci fournira dans son pamphlet rédigé en prison ― la célèbre « Brochure de Junius » intitulée La crise de la social-démocratie ― la démonstration, à ses yeux parfaitement « marxiste » que le mandat légué par les « fondateurs » avait perdu toute signification révolutionnaire par suite du développement intense du système capitaliste : les lois de l’accumulation avaient produit un phénomène politico-économique inconnu au XIXe siècle, l’impérialisme exacerbé par les ambitions nationales et un militarisme de plus en plus agressif.
L’article « Guerre » aurait pu fournir à son rédacteur l’occasion de profiter de l’entrée « Abstrait-Concret » (p.4 sq) pour instruire le lecteur sur les aspects, bien « concrets », de l’expansionnisme militaire de la Russie moderne « abstraitement », donc fictivement, socialiste. L’analogie historique avec le système annexionniste du tsarisme, constamment dénoncé et combattu par les « fondateurs », permettait le rappel d’un fait qui est en lui-même la meilleure démonstration de la mystification léniniste dont G. Labica est le complice ou la victime : aucune des éditions des œuvres complètes publiées jusqu’ici par les soins des Instituts du marxisme-léninisme de Moscou et de Berlin-Est ne procure au lecteur, curieux ou chercheur, un écrit capital de Marx, sans doute le pamphlet le plus incendiaire jamais produit au XIXe siècle contre la Russie tsariste. Cette mise à l’index en Russie… marxiste des Révélations sur l’histoire diplomatique du XVIIIe siècle (1856 – 1857) texte que Marx considérait comme une « introduction à un travail approfondi » sur la « permanente coopération secrète entre les cabinets de Londres et de Petersbourg » (Herr Vogt, 1860), s’expliquerait-elle par l’intolérable vision prémonitoire du génial dialecticien pour qui le régime tsariste représentait la barbarie orientale ?
N’aurait-il pas été plus… marxiste de publier ce travail du socialiste scientifique sans craindre de le soumettre à une critique « matérialiste » ? L’escamoter, c’est comme un aveu, c’est reconnaître tacitement que Marx ne s’est pas trompé en écrivant ces lignes :
« Une simple substitution de noms et de dates nous fournit la preuve évidente qu’entre la politique d’Ivan II et celle de la Russie moderne, il existe non seulement une similitude, mais une identité. »
« Le socialisme, est-ce la paix ?» Demandons-nous plutôt : parler de paix en préparant la guerre atomique, est-ce une manière de discours socialiste ? Notre marxiste désemparé déplore la « récente apparition » de « guerres socialistes », plus exactement de « conflits armés entre des pays se réclamant également du socialisme » (p. 411). Question, en vérité, digne des slogans de Big Brother dans 1984 de George Orwell. N’aurait-il pas été plus conforme au simple bon sens ― mieux partagé parmi les masses privées de culture académique ― de se demander : socialisme et guerre sont-ils compatibles ? Socialisme et armement atomique, socialisme et goulag, socialisme et dictature de parti, socialisme et expansionnisme militaire, socialisme et… marxisme d’État, etc. sont-ils compatibles ?
La logique de l’auteur doit le conduire à répondre affirmativement, sans trop s’embarrasser de scrupules étrangers à un esprit matérialiste : quoi qu’elle puisse être, quoi qu’elle puisse faire, la Russie dite soviétique demeure quand même pour lui un « pays socialiste ».
Maximilien Rubel
Une critique assez vaste de ce dictionnaire a été publiée par Maximilien Rubel dans TEL n°20 (17 au 23 février 1983) et 21 (24 au 30 février 1983). Elle concerne en particulier les articles « marxisme », « socialismes » « paysannerie », « transition ». C’est un extrait d’un travail plus important en cours de rédaction, La légende Marx.