La Presse Anarchiste

L’idée de non-violence

Ce texte est un second com­plé­ment à notre dos­sier sur le paci­fisme à l’Est. Il est extrait d’un recueil col­lec­tif paru en samiz­dat à Mos­cou en été 1982 et inti­tu­lé « Socia­liste 82 » (sur ce recueil, cf ce numé­ro p.44). Nous le publions pour ses influences anar­chistes bien sûr, mais sur­tout parce qu’il reprend un troi­sième thème entre la lutte anti­ato­mique et l’an­ti­mi­li­ta­risme, thème un peu oublié aujourd’­hui dans le mou­ve­ment paci­fiste : la non-vio­lence. Cette tra­duc­tion est tirée des Cahiers du Samiz­dat (n°91, jan­vier 83) , rue du Lac 48, 1050 Bruxelles.

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Le Club de Rome, avec sa concep­tion de la « révo­lu­tion humaine », et déjà avant lui Léon Tol­stoï, le Mahat­ma Gand­hi et Mar­tin Luther King ont avan­cé l’i­dée de la non-vio­lence comme alter­na­tive à la bac­cha­nale de crimes indi­vi­duels ou de masse, de répres­sions deve­nues sys­té­ma­tiques, pour mettre fin aux per­sé­cu­tions de mino­ri­tés eth­niques, de dis­si­dents, au mépris total pour la digni­té humaine. que la non-vio­lence soit un bien, cela était déjà clair pour Boud­dha et Moise ; Tol­stoï s’ap­puyait direc­te­ment sur la tra­di­tion des pre­miers chré­tiens de « ne pas s’op­po­ser au mal par la vio­lence ». Chez nous, le tol­stoïsme n’a pas dépas­sé le cadre étroit d’un phé­no­mène de secte, il s’est fon­du dans le contexte de la « théo­rie des petites causes », alors que la socié­té voyait mûrir l’exi­gence de « grandes causes » et qu’ap­pro­chait non plus le 20e siècle du calen­drier, mais le véri­table 20e siècle. Le Mahat­ma Gand­hi sut don­ner à l’i­dée de non-vio­lence un carac­tère effi­cace et de masse. Non pas une non-résis­tance, mais une résis­tance orga­ni­sée, mas­sive et non-vio­lente : cam­pagne d’in­sou­mis­sion civile, boy­cott et grèves, marches de pro­tes­ta­tion obli­gèrent fina­le­ment les Anglais à accep­ter l’ap­pel du Congrès Natio­nal à quit­ter l’Inde. Mar­tin Luther Ring, lau­réat du Prix Nobel de la Paix, comme notre Sakha­rov, a com­bat­tu pour l’é­ga­li­té des Noirs amé­ri­cains. Et il faut dire que le mou­ve­ment qu’il a diri­gé (et non pas les « Musul­mans noirs » ou les « Pan­thères noires ») a obte­nu des résul­tats signi­fi­ca­tifs. L’as­sas­si­nat de King comme celui de Gand­hi ne témoignent pas contre leurs idées, mais indiquent qu’il reste un tra­vail colos­sal d’é­du­ca­tion morale et d’or­ga­ni­sa­tion à faire avant que la vio­lence soit éliminée.

L’i­dée de non-vio­lence a‑t-elle un point de contact avec la sphère des idées socia­listes et la tac­tique réelle du mou­ve­ment démo­cra­tique ouvrier ? Au XIXe siècle tous les socia­listes étaient d’ac­cord pour dire que le « monde de la vio­lence » devait être détruit. L’a­ve­nir se pré­sen­tait à eux comme une asso­cia­tion d’in­di­vi­dus dans laquelle le libre déve­lop­pe­ment de cha­cun serait la condi­tion du libre déve­lop­pe­ment de tous. Et pour­tant la voie menant à un tel but consis­tait pour la majo­ri­té des socia­listes en une révo­lu­tion vio­lente. Pour­quoi ? Les diri­geants bour­geois et les idéo­logues étaient enclins à consi­dé­rer les socia­listes comme des « maniaques san­glants », se refu­sant à voir la filia­tion évi­dente entre la manière dont eux-mêmes avaient accé­dé au pou­voir et celle avec laquelle on se pré­pa­rait à les renverser.

Le roman­tisme des com­plots et des com­bats de bar­ri­cades plane sur le siècle der­nier. À qui s’a­dresse le tableau de Dela­croix « La liber­té sur les bar­ri­cades » ? Aux répu­bli­cains ou aux socia­listes ? Aux bour­geois ou aux pro­lé­taires ? Qui était Gari­bal­di, ce che­va­lier sans peur et sans reproche ? Un révo­lu­tion­naire ou un socia­liste ? Le droit des citoyens des États-Unis de pos­sé­der une arme fut jus­ti­fié par les « pères fon­da­teurs » de façon très simple. Si le gou­ver­ne­ment était allé contre la volon­té du peuple, le peuple en armes l’au­rait dépo­sé et en aurait choi­si un autre. La révo­lu­tion vio­lente appa­rais­sait (et en géné­ral était) la seule forme pos­sible pour chan­ger l’ordre des choses : l’ordre féo­dal en ordre bour­geois, l’ordre bour­geois en ordre socia­liste. Bref, même les enne­mis de prin­cipe de la vio­lence ne pou­vaient se pas­ser d’elle en tant que moyen de lutte.

La scis­sion par­mi les ouvriers socia­listes entre anar­chistes et sociaux-démo­crates, la polé­mique entre Marx et Bakou­nine au XIXe siècle, et la des­ti­née de la social-démo­cra­tie et des diverses branches de l’a­nar­chisme au XXe siècle furent déter­mi­nées en par­tie par la recherche, recherche contra­dic­toire, recherche « par la méthode des essais et des erreurs », par la recherche donc d’une tac­tique et d’une stra­té­gie fon­da­men­ta­le­ment neuves à une époque où l’i­dée de la non-vio­lence devient de plus en plus vitale et le pro­grès des moyens d’exer­cer la vio­lence de plus en plus rapide. L’in­tel­li­gent­sia bour­geoise ayant juré fidé­li­té au « qua­trième état », et par suite s’ar­ro­geant par­fois le droit de par­ler au nom de la classe ouvrière sans jus­ti­fi­ca­tion suf­fi­sante, sur­es­ti­ma natu­rel­le­ment ses pos­si­bi­li­tés théo­riques et sous-esti­ma le bon sens et l’ex­pé­rience pra­tique des masses. « Les tra­vailleurs seuls ne peuvent s’é­le­ver au des­sus du trade-unio­nisme », répé­taient-ils au lieu de com­prendre ce qu’é­tait le trade-unio­nisme. Et ce n’est que là où l’es­prit de recherche des révo­lu­tion­naires s’ap­puyait sur la pra­tique du mou­ve­ment ouvrier indé­pen­dant, la géné­ra­li­sait, qu’il par­ve­nait à appor­ter du nou­veau. C’est ain­si que l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme « décou­vrit » le carac­tère révo­lu­tion­naire du trade-unio­nisme pure­ment paci­fique et la signi­fi­ca­tion poli­tique de la grève générale.

La conclu­sion célèbre à laquelle arri­vèrent Marx et Engels à pro­pos du pas­sage non violent et par­le­men­taire de l’An­gle­terre au socia­lisme avait été pré­cé­dé par le mou­ve­ment char­tiste. En 1905, la grève géné­rale d’oc­tobre triom­pha en Rus­sie, tan­dis que l’in­sur­rec­tion armée de décembre échouait. La révo­lu­tion de février-mars 1917 qui ren­ver­sa le Tsar ne fut pas le résul­tat de « l’in­sur­rec­tion consi­dé­rée comme un art ». Ce sont les mani­fes­ta­tions spon­ta­nées et les grèves, plus l’in­sou­mis­sion civile du régi­ment de Vol­hy­nie mar­quant le pas­sage des troupes aux côtés du peuple qui eurent pour résul­tat une révo­lu­tion où le sang ne fut pas versé.

Mais pour­quoi remuer le pas­sé ? En cette seconde moi­tié du XXe siècle, la liber­té ne peut être conquise sur ces bar­ri­cades. Dans un affron­te­ment direct armé, ce n’est jamais le cou­rage qui triom­phe­ra, mais la tech­nique. Et s’il en est ain­si, il faut alors recon­naître que le grand che­min vers la révo­lu­tion popu­laire est celui qu’in­di­quaient Gand­hi et King. Et nous, socia­listes, ne devons pas regret­ter le roman­tisme des révo­lu­tions pas­sées, mais nous réjouir de ce que notre but (l’é­li­mi­na­tion de la vio­lence) et les moyens uti­li­sés dans la lutte pour y par­ve­nir aient atteint une uni­té har­mo­nieuse. Les tra­vailleurs manuels et intel­lec­tuels consti­tuent dans la plu­part des pays 90% de la popu­la­tion active. S’ils ne se laissent pas trans­for­mer en esclaves à l’u­sine et en pro­lé­taires (à l’i­mage de la popu­lace romaine qui ne dési­rait rien d’autre que « du pain et des jeux ») pen­dant leurs loi­sirs, le socia­lisme démo­cra­tique triom­phe­ra de toutes les mani­gances des enne­mis de la démo­cra­tie, fussent-ils armés de la technique.

La conscience des masses, tel est le nitro­to­luène qui fera écla­ter le monde de la vio­lence, à moins que… à moins que notre bêtise et notre fai­blesse ne per­mettent à une poi­gnée d’ir­res­pon­sables de déci­der du sort de l’hu­ma­ni­té au moyen de l’arme ther­mo­nu­cléaire. Au terme du XXe siècle et à l’o­rée du XXIe, l’i­dée de la non-vio­lence n’est pas sim­ple­ment une bonne idée, mais le seul moyen pos­sible de subsister.

E. Rzia


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