La dictature « transitoire »
La constitution adoptée par le 3e congrès panrusse des soviets en janvier 1918 énonce en tout une dizaine de fois le mot « État » ou l’adjectif « étatique ». En effet, « tout le pouvoir, central et local », est censé appartenir aux soviets (art. 1). La persistance d’un pouvoir exécutif est expliquée par la nécessité passagère de « réprimer sans pitié » (art. 3) la minorité d’anciens exploiteurs et d’instaurer le « service du travail obligatoire » afin « d’exterminer les éléments parasites de la société » (ibid. alinéa 6). L’imminence de la suppression de l’État est affirmée dans l’article 9, le pouvoir n’étant remis qu’au « Comité exécutif central panrusse des soviets », lequel est censé reconnaître « aux ouvriers et aux paysans de chaque nation le droit de décider librement, dans leur propre congrès de soviets, s’ils désirent, et sur quelles bases ils désirent, de participer librement au gouvernement fédéral…» (Art. 8). Il faut rappeler qu’à cette époque ces soviets sont censés être librement élus, et que là où ils le sont, les bolcheviks sont minoritaires.
Le pli autoritariste est d’abord pris par le biais de l’article 19 où est déclaré « obligatoire pour tous les citoyens de la République la défense de la patrie socialiste » (sic). Il est intéressant de noter que le mot « État » fait peur et que le ministère de tutelle de la future tchéka, qui devait initialement prendre le nom de « Commissariat du Peuple au contrôle d’État », se voit baptiser « Commissariat du Peuple à l’inspection ouvrière et paysanne ». Dans ce texte comme dans tous les documents officiels des trois premières années du nouveau pouvoir, l’existence d’une foule de fonctionnaires rétribués par l’administration centrale est passée sous silence, alors même que le seul secteur où le contrôle populaire ne soit pas invoqué est celui des finances, l’impôt étant toujours du seul ressort du ministère central. En ce domaine, toute ambiguïté est levée par la seconde constitution, celle de 1924 qui parle d’un « budget d’État unique » et, pour la première fois, d’un « plan général de toute l’économie populaire de l’Union ». Notons aussi que par fidélité à la Commune de Paris, « les électeurs ont le droit de révoquer à tout moment le député qu’ils ont élu et de procéder à de nouvelles élections ».
« L’État socialiste des ouvriers et des paysans »
Avec la constitution que fait adopter Staline en 1936 il n’est plus question de dépérissement de l’État ni d’autodissolution de la couche dirigeante dans la société. Les idéologues et les juristes officiels entendent réduire l’écart entre les lois révolutionnaires qu’il n’est pas question de respecter et la jurisprudence basée sur la pratique quotidienne de la G.P.U. Ce service est mentionné pour la première fois dans la constitution de 1924, ses terribles initiales signifiant « Direction politique d’État Unifiée ». Pour des besoins de propagande à l’étranger, les libertés formelles accordées par la Ière constitution sont maintenues sur le papier. Cependant, le mot « État » est prononcé une cinquantaine de fois et les articles 13 à 29 sont consacrés à l’organisation de l’État, les articles 64 à 101 à « l’administration d’État » et, autre nouveauté, les articles 102 à 117 sont consacrés au système juridique dont il n’est pas dit qu’il doive passer un jour sous le contrôle direct des soviets…
Avec l’acceptation officielle du terme « État » disparaît la notion de dictature exclusive du prolétariat. En effet, la Bourgeoisie étant censée avoir disparu et avec elle l’exploitation économique, la classe ouvrière a quitté sa condition de prolétariat puisqu’elle est censée posséder les moyens de production par l’intermédiaire de l’étatisation de ceux-ci… La rupture franche avec ce que le marxisme contient de réellement subversif était toutefois encore difficile vu la proximité de la Révolution, le maintien provisoire au pouvoir de quelques vieux bolcheviks, l’instabilité politique de l’Europe rendant possible l’émergence d’un socialisme authentique. Il fallut donc continuer à affirmer que le développement historique conduirait à la disparition de l’État et trouver un prétexte au maintien de la coercition. On invoqua l’encerclement militaire du pays, la périlleuse attente de la victoire mondiale du socialisme et la nécessité de continuer à lutter contre les anciennes classes dirigeantes dont la GPU se chargeait de trouver des représentants jusqu’au sein du Comité Central. Ici intervient une contradiction idéologique majeure : le dépérissement de l’État est repoussé au moment de l’apparition d’un « communisme développé » en URSS lié à la construction du communisme sur le reste de la terre. Ce qui implique qu’après l’expérience du « socialisme dans un seul pays », l’URSS pourrait construire un « communisme initial » encore étatique dans un seul pays ! C’est à Khrouchtchev qu’il appartiendra de développer cette trouvaille idéologique en parlant d’accession prochaine à la « phase supérieure de la société socialiste », suivie d’une imminente « application du principe de répartition du communisme » dès que la base « matérielle et technique » le permettra, soit dans les années 80 (!!!). Notons que c’est là l’idée que l’on se fait aujourd’hui du communisme en URSS, il ne saurait être question que la nouvelle appellation porte atteinte à la structure sociale existante. Pour illustrer combien l’idée est populaire, rappelons que c’est cette forme sociale que les personnages de Zinoviev appellent communisme. Selon le mot du bureaucrate déchu Trotsky : « Quoi, disparaître déjà ? La bureaucratie commence seulement à vivre ».
« L’État du peuple tout entier »
« L’une des conséquences du triomphe total des rapports sociaux socialistes est le passage graduel de l’État de dictature du prolétariat à l’État du peuple tout entier » (Brejnev, le 04/10/1977). Dans la constitution adoptée en 1977, l’État apparaît plus de 150 fois et en aucun cas on éprouve le besoin de justifier sa permanence. Alors que Khrouchtchev promettait encore le passage graduel de certaines fonctions de l’État aux syndicats, Brejnev insiste sur la nécessité de perfectionner l’État en vue du passage au communisme. Ici, le réajustement de l’idéologie à la pratique répressive se fait un peu plus ouvertement ; sans égard pour la critique marxienne du droit, le législateur consacre 17 articles à la justification juridique du fait que la société soviétique ait besoin de délinquants pour en faire une armée d’esclaves nécessaires à son essor économique. 18 articles sont consacrés à la structure étatique du pays, et pour la première fois est instituée définitivement la domination du parti communiste (art. 99 : « Le droit de présenter des candidats à la députation est réservé au Parti »).
La conception brejnevienne de l’État est celle du totalitarisme sans fard, c’est l’État bénéfique et humanitaire que Mussolini voulait instaurer. Les juristes soviétiques d’aujourd’hui insistent sur les rapports du citoyen vis-à-vis de cet État personnalisé et envisagé comme la personne morale de la nation, ainsi que le définissait Napoléon Ier. Reprenons la constitution : art. 13, «… l’État exerce le contrôle de la mesure de consommation et du travail» ; art. 39, « L’exercice par les citoyens des droits et des libertés ne doit pas porter atteinte aux intérêts de la société et de l’État» ; art. 62, « Le citoyen de l’URSS est tenu de sauvegarder les intérêts de l’État soviétique, de contribuer au renforcement de sa puissance et de non-prestige ». Enfin, les deux meilleurs pour la bonne bouche : art. 31, « La défense de la patrie socialiste est la fonction la plus importante de l’État» ; art. 13 alinéa 2, « L’État en alliant les stimulants matériels et moraux contribue à faire du travail le premier besoin vital de chaque Soviétique » (souligné par nous). L’antagonisme entre le prolétariat et l’État soviétique est définitivement insurmontable !
Andrei Diezki