La Presse Anarchiste

Entretien avec Carlos Franqui

Car­los Fran­qui a été l’un des chefs de la clan­des­ti­ni­té à Cuba au temps de Batis­ta, puis com­man­dant de la gué­rilla, puis direc­teur du jour­nal « Revo­lu­cion » (aujourd’­hui « Gran­ma »), puis ministre de la culture de Cas­tro. Il s’est exi­lé en 1968, et il vit actuel­le­ment en Ita­lie. Il a publié un livre de sou­ve­nirs cri­tiques « Por­trait de famille avec Fidel », en espa­gnol, en anglais et en ita­lien mais mal­heu­reu­se­ment pas en fran­çais, et est paru récem­ment à Bar­ce­lone un ouvrage de réflexions théo­riques Révo­lu­tion, Néces­si­té, Mythe et Bar­ba­rie.

À l’oc­ca­sion d’une ren­contre orga­ni­sée à Paris par des com­pa­gnons chi­liens, nous nous sommes entre­te­nus avec Car­los Fran­qui sur son expérience.

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Pen­dant ces 25 der­nières années, nous avons eu à Cuba de nom­breux mou­ve­ments, d’un type ou d’un autre. Je dirais que le plus puis­sant fut celui ayant sur­gi tout au début, dans des condi­tions très dif­fi­ciles, puis­qu’il s’a­gis­sait de l’é­poque où la Révo­lu­tion venait de détruire le capi­ta­lisme cubain. En effet, dès 1961 près d’un mil­lier de gué­rille­ros ― d’o­ri­gine popu­laire pour la plu­part et ne par­ta­geant pas des idéo­lo­gies capi­ta­listes et pro-amé­ri­caines ― se sou­le­vaient à Escan­bray. Ce mou­ve­ment, en désac­cord avec les USA, ne fut liqui­dé que grâce à la dépor­ta­tion mas­sive de la popu­la­tion pay­sanne de la région. Nous avions ici un pro­blème qui d’une cer­taine manière est en train de se poser au Nica­ra­gua éga­le­ment. Il y avait un exil cubain aux USA : bien bour­geois, bien petit-bour­geois, bien favo­rable à Batis­ta, encore que cer­tains révo­lu­tion­naires aient dû quit­ter Cuba à cause des per­sé­cu­tions et en fai­saient par­tie. Qu’ont fait les amé­ri­cains ? La tra­hi­son de la baie des Cochons ! Au lieu d’ap­puyer l’op­po­si­tion inté­rieure, natio­na­liste, ils envoyèrent des gens qu’ils consi­dé­raient comme des incon­di­tion­nels, orga­ni­sèrent leur débar­que­ment afin de déclen­cher une guerre qui n’eut évi­dem­ment pas lieu. Ils liqui­dèrent ain­si la pos­si­bi­li­té de notre oppo­si­tion, celle qui était en train de se for­mer dans tout le pays : dans les champs, dans les syn­di­cats, dans les uni­ver­si­tés. Subi­te­ment, nous nous trou­vâmes devant un autre type d’op­po­si­tion, contre-révo­lu­tion­naire, qui pen­sait de manière tota­le­ment dis­tincte, et sur­tout devant un régime qui, dans la confu­sion qui régnait à cette époque, pou­vait liqui­der tout le monde. La posi­tion natio­na­liste a reçu ain­si un coup très dur ; il en va de même au Nica­ra­gua, où je connais des tas de gens qui pensent plus ou moins comme nous, qui se trouvent entre deux feux et qui auront en fin de compte beau­coup de mal à se défi­nir dans la situa­tion concrète nicaraguayenne.

C’est ain­si que cette pre­mière oppo­si­tion, très impor­tante, fut pra­ti­que­ment détruite à Cuba vers 1965. La majo­ri­té des gens qui pen­saient comme moi se trou­vaient devant le dilemme sui­vant : la révo­lu­tion ne fonc­tion­nait pas mais il y avait aus­si une contre-révo­lu­tion à l’ex­té­rieur. Qui plus est, la contre-révo­lu­tion ne nous aimait pas, nous de l’in­té­rieur, et il était hors de ques­tion pour nous de l’ap­puyer. Les choses étaient très claires. Nous ne pou­vions donc que ten­ter de nous oppo­ser dans le cadre de la révo­lu­tion, et c’est ce que nous avons fait dans la mesure de nos pos­si­bi­li­tés. Beau­coup de gens furent empri­son­nés, d’autres exi­lés, d’autres fusillés.

Depuis d’autres formes d’op­po­si­tion et d’autres types de mou­ve­ments se sont déve­lop­pés. Ils furent tous éga­le­ment plus ou moins liqui­dés. Je vous men­ti­rais, puisque je n’ai pas d’in­for­ma­tions pré­cises à ce sujet, en vous par­lant d’une oppo­si­tion orga­ni­sée à Cuba en ce moment, comme il peut y en avoir une au Chi­li par exemple. Il existe certes des fer­ments d’op­po­si­tion, des ten­ta­tives de créa­tion de syn­di­cats libres et de résis­tance pas­sive. Il y a beau­coup de gens sur­tout qui sont contre le régime mais qui pensent que le sys­tème ne peut pas chan­ger. C’est la véri­té. Demain, il se peut que nous essuyions une grave défaite mili­taire dans un pays afri­cain, ou qu’il y ait un conflit inter­na­tio­nal ou un accord entre amé­ri­cains et sovié­tiques et que les pre­miers éta­blissent des rela­tions avec Cuba. Il se peut éga­le­ment que le méca­nisme du sys­tème com­mu­niste lui-même, qui est par exemple en train d’or­ga­ni­ser le tou­risme sur une vaste échelle, favo­rise une oppo­si­tion. Toutes ces situa­tions doivent être envisagées.

Pour ma part, si je ne me résigne pas tout sim­ple­ment à lut­ter, je ne me fais pas non plus d’illu­sions quant aux résul­tats d’une telle lutte. En fait, nous avons à faire dans le monde actuel à une crise, non seule­ment du mar­xisme mais aus­si de l’i­dée de socia­lisme et même de la révo­lu­tion. Cepen­dant, le mar­xisme demeure la seule alter­na­tive concrète. Mal­gré tous ses pro­blèmes, d’un point de vue pra­tique, il est tou­jours facile d’or­ga­ni­ser au Chi­li une lutte qui se dise mar­xiste ou non, com­mu­niste ou non et qui consiste à mener la gué­rilla et la résis­tance clan­des­tine, puis à prendre le pou­voir et à natio­na­li­ser. Ce sont des choses claires et simples, qui ne fonc­tionnent pas, mais qui sont faciles à mettre en pra­tique. Nous n’a­vons pas de théo­rie poli­tique valable, expé­ri­men­tée dans la pra­tique, à leur oppo­ser. Si nous ne recon­nais­sons pas cette véri­té, c’est que nous ne le vou­lons pas ! De là découle l’im­por­tance de l’i­dée de démo­cra­tie, puis­qu’elle nous per­met au moins de réflé­chir, d’exis­ter, de nous réunir, de créer les condi­tions de la lutte.

Je suis net­te­ment plus opti­miste à pro­pos du Chi­li que de Cuba. Je ne crois pas, mais je me trompe peut-être, que l’heure de nous libé­rer de l’Ap­pa­reil du pou­voir à l’in­té­rieur du monde com­mu­niste soit arri­vée. Elle tar­de­ra encore à venir. En revanche, se libé­rer de Pino­chet au Chi­li ne relève nul­le­ment de l’im­pos­sible. Une telle lutte et ses résul­tats com­portent néan­moins des impli­ca­tions pro­fondes dont les cama­rades chi­liens doivent tenir compte. La situa­tion sui­vante peut se pré­sen­ter : j’ai eu dans le temps des réunions avec des amis, nous avons beau­coup par­lé et ils étaient assez clairs sur pas mal de points. Ils pas­saient ensuite à la lutte armée et de grandes dif­fi­cul­tés se pré­sen­taient inévi­ta­ble­ment. Alors les cubains arri­vaient avec les armes, l’argent, l’ar­ro­gance du pou­voir. Mes amis pen­saient, comme c’est nor­mal, pou­voir domi­ner tout cela en uti­li­sant les ins­tru­ments qu’on leur four­nis­sait et qui étaient impor­tants pour leur com­bat. Et à la fin, ils décou­vraient une orga­ni­sa­tion qu’ils avaient beau­coup de mal à domi­ner. Ayant lu les dis­cours de Fidel sur la ques­tion, je pense qu’il envi­sage sérieu­se­ment, et depuis un bon moment, un mou­ve­ment insur­rec­tion­nel au Chi­li. Les oppor­tu­ni­tés en ce sens ne man­que­ront d’ailleurs pas de se pré­sen­ter. En même temps, je pense que si quelque chose arrive au Chi­li, ce sera le pro­duit de la réa­li­té chi­lienne. Vous pou­vez plus ou moins modi­fier ou diri­ger cette réa­li­té, mais l’es­sen­tiel est d’en avoir une idée claire et de res­ter très proche d’elle. Parce. que l’in­di­vi­du qui, à un moment don­né, était le plus proche de la réa­li­té cubaine s’ap­pe­lait Fidel Cas­tro. C’é­tait un mon­sieur qui ne se posait pas les pro­blèmes que nous pou­vons nous poser ; tout sim­ple­ment, il se dégui­sait en catho­lique, met­tait une croix autour du cou, bap­ti­sait les enfants, par­lait de démo­cra­tie et de réta­blis­se­ment de la consti­tu­tion. C’é­tait un lan­gage que les gens com­pre­naient et appuyaient, il leur parais­sait juste. Pen­dant ce temps, nous autres étions pré­oc­cu­pés de savoir ce qui se pas­se­ra après la révo­lu­tion, ce que le socia­lisme vou­lait dire, etc. Nous avions donc beau­coup plus de dif­fi­cul­té à com­mu­ni­quer avec les gens que Cas­tro. La pos­si­bi­li­té qu’une grande insur­rec­tion armée éclate dans cer­tains pays lati­no-amé­ri­cains ne me semble pas rele­ver de l’u­to­pie. Le dan­ger serait que notre pays se trans­forme, une fois de plus, en une terre de per­sonne, ou plu­tôt des autres, où l’URSS et les USA inter­viennent de mul­tiples façons, et qu’en fin de compte nous soyons dans une situa­tion simi­laire à celle qui a sui­vi la guerre d’in­dé­pen­dance lorsque nous avons fait une grande révo­lu­tion sans deve­nir libres pour autant.

A mon avis, 80% de la popu­la­tion cubaine sait que le sys­tème ne fonc­tionne pas et que le désac­cord est pro­fond. Lors­qu’ils ont la moindre pos­si­bi­li­té d’ex­pres­sion, cela finit mal. Il y a deux ans, lors d’une impor­tante aug­men­ta­tion des prix, il y a eu une sorte de grande pro­tes­ta­tion. Beau­coup de jeunes com­mu­nistes ont fini en pri­son à cause du mou­ve­ment. Évi­dem­ment, le régime renon­ça immé­dia­te­ment à l’aug­men­ta­tion en question.

En four­nis­sant un tra­vail phy­sique très intense, on peut obte­nir ce dont on a besoin : un réfri­gé­ra­teur, un voyage, une mai­son. Il existe une sorte d’é­qui­valent du sta­kha­no­visme sovié­tique, qui a beau­coup à voir avec la force brute : le cou­peur de canne à sucre, par exemple, sait qu’il peut obte­nir telle ou telle chose s’il coupe beau­coup de cannes. Col­lec­ti­ve­ment, la situa­tion est très pla­ni­fiée : au moins huit salaires dif­fé­rents sont en vigueur. La plu­part sont très bas : un ven­ti­la­teur, dans un pays aus­si chaud que Cuba, coute 650 pesos dans un maga­sin d’É­tat. Pour réunir une telle somme, il faut faire beau­coup de mar­ché noir ou tra­vailler énor­mé­ment, puisque cela repré­sente près de 5 mois et demi de salaire d’un ouvrier. On a plu­tôt ten­dance à dire oui à tout et à faire peu. Ils ont éta­bli des normes fixant la quan­ti­té mini­mum de tra­vail à four­nir dans chaque usine. Elles sont par­fois res­pec­tées, le plus sou­vent elles ne le sont pas, mais on n’ex­plique jamais aux gens que même si le sys­tème de norme fonc­tion­nait au mieux, la pro­duc­tion connai­trait ses pro­blèmes habi­tuels, et le ration­ne­ment du sucre, de la viande, du lait, du café ne ces­se­rait pas pour autant.

Je pense qu’il existe, non seule­ment à Cuba, mais aus­si dans tous les pays du socia­lisme réel et dans n’im­porte quelle situa­tion concrète de ce type, une capa­ci­té excep­tion­nelle du peuple à se rési­gner et à sup­por­ter. Je ne m’a­ven­tu­re­rai pas à qua­li­fier une telle capa­ci­té. A Paris, par exemple, pen­dant l’Oc­cu­pa­tion alle­mande, la popu­la­tion a phy­si­que­ment accep­té la situa­tion bien que la majo­ri­té se trou­vait vrai­sem­bla­ble­ment en désac­cord. Dans toute dic­ta­ture, il y a des périodes où les gens acceptent beau­coup de choses, et d’autres où ils sont en condi­tion de se révolter.

Cet espèce de consen­te­ment néga­tif existe dans tous les pays com­mu­nistes. En Pologne, les choses se sont indu­bi­ta­ble­ment cla­ri­fiées puis­qu’il fal­lait choi­sir entre les tanks, la police et les ouvriers. Mais dans ce cas, il y a éga­le­ment un autre pro­blème : qui a rai­son ? Ceux qui disent qu’il faut patien­ter, ne pas accep­ter les pro­vo­ca­tions puisque celles-ci entraî­ne­raient le pire, ou bien ceux qui disent qu’une telle accep­ta­tion est dan­ge­reuse ? Cer­tains disent que si l’on accepte les pro­vo­ca­tions, les russes inter­vien­dront et la répres­sion aug­men­te­ra, et ils ont rai­son. D’autres consi­dèrent que le mou­ve­ment polo­nais peut être vain­cu s’il conti­nue dans l’i­nac­tion, ce qui est éga­le­ment vrai. Par ailleurs, il y a un autre fac­teur qui devrait nous faire réflé­chir en tant que lati­no-amé­ri­cains : l’É­glise. L’É­glise nous convient par­fois, d’autres fois elle ne nous convient pas. Pour cer­tains, l’É­glise en tant que théo­lo­gie de la libé­ra­tion, c’est bien, mais l’É­glise conne soli­da­ri­té, c’est mau­vais. Pour moi, hon­nê­te­ment, c’est mau­vais dans les deux cas. La foi est très res­pec­table, mais l’É­glise comme ins­tru­ment poli­tique n’est rien de plus qu’un pou­voir qui sert à conge­ler les masses. Lorsque je pense aux mil­lions de lati­no-amé­ri­cains au Bré­sil ou au Mexique qui voient dans la figure du pape Jésus, ou à l’in­dien auquel on a incul­qué une autre reli­gion pour qu’il demeure cap­tif, je com­prends l’im­por­tance pour l’homme de croire, mais je ne peux m’empêcher de me dire que l’un des grands pro­blèmes est jus­te­ment de croire, puisque les croyances n’ont évi­de­ment pas grand chose à voir avec la réa­li­té. Dans le cas polo­nais, l’É­glise qui est un pou­voir tem­po­rel est inté­res­sée avant tout à conser­ver son pou­voir. Il se peut qu’elle ait ser­vi l’op­po­si­tion à un moment don­né et qu’il y ait dans le cas polo­nais iden­ti­fi­ca­tion entre l’É­glise et la nation. Ceci est éga­le­ment pos­sible dans cer­tains pays en Amé­rique latine. Mais après, l’É­glise nous dit que tout le monde doit res­ter tran­quille, qu’on ne peut plus rien risquer !

J’ai tou­jours eu et j’ai encore une concep­tion, sûre­ment erro­née, de la révo­lu­tion conne quelque chose de non héroïque. Les héros m’ont tou­jours gêné et j’ai tout fait pour ne pas en être un. Pas pour rien, mais tout sim­ple­ment parce que je pense que le héros consti­tue la néga­tion du socia­lisme et de la révo­lu­tion. Peut-être que de par mon ori­gine pay­sanne et ouvrière, je n’ai jamais pen­sé vouer ma vie toute entière à quelque chose que je pou­vais acqué­rir par d’autres moyens. J’au­rais pu être en ce moment à Cuba, avec d’autres lati­no-amé­ri­cains comme vous, et faire de mer­veilleux dis­cours sur les mer­veilles de Cuba, habi­ter l’une des plus belles mai­sons de La Havane, avoir une cama­rade ser­vante chez moi, boire du bon cognac et beau­coup de vin fran­çais, fré­quen­ter des tas d’a­mantes, etc., tout ce qui plai­rait à n’im­porte qui. Le pro­blème, c’est le prix à payer pour tout cela. Évi­dem­ment, je n’ai­me­rais pas tout cela, sinon dès mon plus jeune âge j’au­rais tout fait pour deve­nir bour­geois. Mon pro­blème est très simple : il faut chan­ger le monde. Mais ce qui me semble une erreur, c’est de chan­ger de camp : ils ont fusillé mon cama­rade, à moi main­te­nant de fusiller l’un des leurs. Ou encore, faire la révo­lu­tion pour deve­nir riche. Qui est révo­lu­tion­naire dans une révo­lu­tion, l’homme du pou­voir ou celui de l’op­po­si­tion ? Nous en avons par­lé une fois avec Fidel, et je ne pense pas m’être trom­pé. Au départ, tout avait chan­gé à Cuba ; il ne res­tait plus rien du vieux monde, si par vieux monde on entend l’ar­mée, les lati­fun­dias, les com­mer­çants et toutes les ins­ti­tu­tions bour­geoises. Ce chan­ge­ment a natu­rel­le­ment été à l’o­ri­gine d’une énorme confu­sion his­to­rique dif­fi­cile à com­prendre et qui dure encore. En 1959 par exemple, que pou­vaient com­prendre les ouvriers cubains de la situa­tion, en votant à 90% contre les com­mu­nistes lors des pre­mières élec­tions libres dans les syn­di­cats, de ces syn­di­cats qui avaient fait la révo­lu­tion et se pro­non­çaient pour un socia­lisme huma­ni­taire de pain et de liber­té ? Même Fidel n’est pas arri­vé à y intro­duire les com­mu­nistes. Un an et demi après en même temps qu’ils voyaient dis­pa­raître les patrons, les maîtres des lati­fun­dias, tout ce monde qui les avait si long­temps oppri­més, ces ouvriers s’a­per­ce­vaient que l’on met­tait en pri­son leurs propres diri­geants syn­di­caux et que le mou­ve­ment syn­di­cal était détruit. Que pou­vaient-ils se dire ? D’une part, ils étaient for­cé­ment d’ac­cord avec la dis­pa­ri­tion du vieux monde, et d’autre part ils voyaient les injus­tices, appa­rem­ment indi­vi­duelles, que l’on com­met­tait à l’é­gard de leurs cama­rades qui les avaient tou­jours accom­pa­gnés pour accom­plir cette révo­lu­tion. Cette ter­rible contra­dic­tion est un pro­blème du communisme.

Je me sou­viens de la tête d’Al­thus­ser au col­loque de Venise, en novembre 1977, en voyant les dis­si­dents, nul­le­ment bour­geois, du monde com­mu­niste, et en enten­dant l’un d’entre eux dire avec beau­coup d’hu­mour, à pro­pos du dra­peau rouge et du por­trait de Marx, qu’il lui sem­blait se retrou­ver à Mos­cou. Tout de suite après, il fit une brillante inter­ven­tion sur la crise du mar­xisme, en rai­son notam­ment de l’ab­sence d’une théo­rie de l’É­tat. Mais pour­quoi le mar­xisme devrait-il avoir une théo­rie de l’É­tat du moment qu’il consi­dère sa dis­pa­ri­tion comme auto­ma­tique après celle des classes. En un mot, je ne pense pas que l’é­chec du monde com­mu­niste soit le résul­tat de la mau­vaise foi des com­mu­nistes qui ont fait la révo­lu­tion en URSS ou à Cuba. Il s’a­git avant tout d’un nou­vel ins­tru­ment de pou­voir qui s’ap­pelle le par­ti com­mu­niste, d’une idéo­lo­gie qui parle de socia­lisme mais dont le seul résul­tat est la créa­tion d’un appa­reil d’é­lite, qui s’ap­pro­prie tout, de l’É­tat le plus gigan­tesque qu’il y ait jamais eu. Cet État comme tout État, est en contra­dic­tion avec le peuple. La ques­tion n’est pas de natio­na­li­ser, mais de socia­li­ser. Envoyer un admi­nis­tra­teur à la place du bour­geois, comme à Cuba, ce n’est pas la même chose que de dire par exemple aux ouvriers : « Main­te­nant, choi­sis­sez votre direc­teur, déci­dez de la vie de votre usine puis­qu’elle vous appar­tient, à vous et non pas à l’É­tat. » L’É­tat est l’ins­tru­ment de l’ex­ploi­teur, un ins­tru­ment de classe, comme disent les mar­xistes eux-mêmes, for­cé­ment répres­sif. Per­son­nel­le­ment, je me consi­dère proche de l’a­nar­chisme, bien que je ne par­tage pas l’u­to­pie selon laquelle on peut vivre tout de suite après la révo­lu­tion dans une socié­té sans État. L’his­toire a démon­tré que nous n’y sommes pas suf­fi­sam­ment préparés.

Après l’ex­pé­rience de la défaite col­lec­tive d’une révo­lu­tion, les uto­pies me font peur. Nous en avons beau­coup par­lé, et vrai­ment je ne suis pas tout à fait convain­cu que la solu­tion du monde com­mu­niste soit l’ex­pro­pria­tion, demain, du par­ti et de l’É­tat. Com­ment expro­prie-t-on. Qui s’en charge après ? Quelles seront les struc­tures que l’on crée ? En plus, je suis convain­cu d’une chose : qu’il s’a­gisse ou non d’un phé­no­mène col­lec­tif qui vient d’en bas, une avant-garde, une mino­ri­té, ne pour­ra jamais résoudre les pro­blèmes. C’est notre expé­rience. Dans le cas cubain, il y a des pos­si­bi­li­tés de lut­ter à l’in­té­rieur comme à l’ex­té­rieur : essayer de créer des syn­di­cats libres, de faire des petites pro­tes­ta­tions indi­vi­duelles etc. Ten­ter de créer, comme en Pologne, des ins­tru­ments qui per­mettent, à un moment don­né, de construire une oppo­si­tion. A Cuba et en exil, d’autres per­sonnes pensent à la lutte armée ; ils en meurent fré­quem­ment. Un mou­ve­ment de ce type, sans base sociale, me parait très dif­fi­cile à mener dans le pays tel qu’il est aujourd’­hui, parce que je crois à la théo­rie léni­niste selon laquelle il n’y a pas de révo­lu­tion sans mouvement.

Je suis res­té à Cuba tant que j’ai pu encore chan­ger quelque chose, même un mini­mum. Ma der­nière expé­rience fut le « cor­don de La Havane », lorsque un mil­lion de per­sonnes semaient du café dans des terres non labou­rées, ce qui appa­rais­sait comme une grande folie col­lec­tive et un bel exemple de mobi­li­sa­tion des masses. Nous avions fait la guerre sur la sier­ra Maes­tra dans des plan­ta­tions de café. Le café cubain est un café de mon­tagne excellent, et nous cubains sommes de grands ama­teurs de café. Un jour Fidel eut l’i­dée ― puisque le pou­voir per­son­nel total lui per­met de prendre éga­le­ment des déci­sions totales ― de dire qu’il était dif­fi­cile ce plan­ter le café à la mon­tagne, mais qu’il valait mieux culti­ver la canne à sucre et impor­ter le café, à l’é­poque bon mar­ché. On aban­donne le café de mon­tagne, et nous res­tons évi­dem­ment sans café. Fidel se sou­vint alors qu’il y a au Mexique des plan­ta­tions de café dans les plaines et se dit : « Pour­quoi pas chez nous ? » Il mobi­lise par consé­quent l’É­tat cubain (cf. les jour­naux les pho­tos et les films de l’é­poque), on dépense des mil­lions de dol­lars, on achète du café au Mexique et on mobi­lise la popu­la­tion de La Havane pour le semer. J’ar­rive donc un jour pour y par­ti­ci­per aus­si, et je tombe sur des mil­liers de per­sonnes en train de creu­ser de petits trous et d’y mettre des bâton­nets et des pieds de café. Je me suis dit qu’il était deve­nu fou. Lorsque je deman­dais aux gens ce qu’ils fai­saient tout le monde se mit à rire comme si j’at­ter­ris­sais d’une autre pla­nète. Tout le monde se ren­dait compte qu’il n’y aurait jamais de café. Le jour même, on se mit en grève afin que les terres soient d’a­bord labou­rées et je me suis dit qu’il y avait encore mal­gré tout des choses concrètes, pra­tiques pour les­quelles on pou­vait encore lut­ter. Pour­tant, le len­de­main, alors que les gens contents regar­daient les trac­teurs labou­rer la terre, sur­vint un ordre du par­ti décré­tant qu’il s’a­gis­sait d’un acte contre-révo­lu­tion­naire et qu’il fal­lait impé­ra­ti­ve­ment conti­nuer à semer le café direc­te­ment. Ce fut fait et vous pou­vez deman­der à n’im­porte qui à La Havane si le moindre plant de café en est sorti.

Mon pre­mier exil a eu lieu sous Batis­ta, juste après ma libé­ra­tion de pri­son. J’ai conti­nué mes acti­vi­tés depuis l’é­tran­ger et peu de temps après je suis reve­nu dans la sier­ra Maes­tra. Pour com­prendre cette période il faut par­tir d’un fait très simple : pra­ti­que­ment notre lutte ne se défi­nis­sait pas comme révo­lu­tion­naire mais comme une lutte pour la recon­quête de la liber­té per­due. Les mani­festes de notre mou­ve­ment se pro­non­çaient pour le réta­blis­se­ment de la consti­tu­tion sus­pen­due par la dic­ta­ture. Nous avons écrit une bonne ving­taine de pro­grammes, plus ou moins radi­caux, mais Fidel, en bon poli­ti­cien, n’a jamais vou­lu accep­ter les dis­cus­sions idéo­lo­giques. Il se défi­nis­sait comme plu­tôt radi­cal ou comme plu­tôt conser­va­teur selon l’op­por­tu­ni­té poli­tique. La ques­tion du socia­lisme était loin de se poser en ce temps. Nous étions pré­oc­cu­pé plu­tôt par le mili­ta­risme et le cau­dillisme. Il s’a­gis­sait de savoir si Fidel était un mili­taire ou un cau­dillo. Lui„ il expli­quait qu’il était un civil com­bat­tant les mili­taires, ce qui était vrai. Il se disait éga­le­ment anti-cau­dillo, mais dans sa manière de conduire la lutte, il y avait une évi­dente ten­dance à igno­rer toute l’or­ga­ni­sa­tion du mou­ve­ment. Un exemple : le pacte qu’il a fait avec les vieux poli­ti­ciens afin d’ob­te­nir l’argent néces­saire à l’a­chat du bateau. Il avait rai­son, nous ne pou­vions pas réunir nous-mêmes l’argent suf­fi­sant pour ce grand yacht. C’est moi d’ailleurs qui ait ame­né à Mexi­co l’argent recueilli. Mais aupa­ra­vant, il a fait un dis­cours qui enflam­ma tout le monde sur le thème : « Allons-nous frap­per aux portes des voleurs et des extor­queurs ? ». Tout de suite après, sans rien dire à per­sonne, il fit un pacte avec les « voleurs et les extor­queurs » qui lui don­nèrent l’argent. Évi­dem­ment on ne peut pas dire qu’il s’é­tait ven­du aux « voleurs et aux extor­queurs », puis­qu’il les liqui­da par la suite. Mais ce type de recours poli­tique posait par ailleurs des pro­blèmes à tous ceux qui mour­raient dans la lutte et qui n’é­taient pas consul­tés. Le 26 Juillet s’est pra­ti­que­ment divi­sé en deux : la par­tie civile, dans les villes, et la par­tie mili­taire, dans la sier­ra. Pour la par­tie civile, il faut dis­tin­guer entre les milices, les luttes syn­di­cales, le front étu­diant, la pro­pa­gande et le recueil des fonds. Dans la men­ta­li­té des villes, on était pré­oc­cu­pé par le mili­ta­risme et le cau­dillisme qui consti­tuaient tous deux une vieille réa­li­té et un vieux mal cubains. L’i­dée de se doter d’une ins­ti­tu­tion comme les nou­veaux syn­di­cats était impor­tante non seule­ment dans la lutte contre Batis­ta, mais aus­si dans la pers­pec­tive d’empêcher dans l’a­ve­nir les déci­sions trop personnelles.

Un cama­rade, qui allait entrer dans la même voi­ture que Fidel à la Mon­ca­da, Gus­ta­vo Alva, aujourd’­hui en pri­son, un type fan­tas­tique, me disait : « L’im­por­tant, le pro­blème, c’est le fusil ! ». Je lui rétor­quais tou­jours : « D’ac­cord, mais qu’est-ce qu’il y a dans la tête de celui qui le manie ? S’il n’a pas une idée claire de l’a­ve­nir il fini­ra en sol­dat obéis­sant. » Notre mou­ve­ment qui conquit la sym­pa­thie de la nation triom­pha très vite et par consé­quent ne put se trans­for­mer en une force dans laquelle toute la nation puisse s’in­cor­po­rer. Nous étions une mino­ri­té com­por­tant deux ailes : civile et mili­taire. L’aile civile a pra­ti­que­ment per­du la guerre, bien qu’elle joua un rôle très impor­tant, alors que l’aile mili­taire a triom­phé. Lors de la prise du pou­voir, le pres­tige de Fidel et des com­man­dants de la Sier­ra a été énorme. Ils se sont conver­tis pour le peuple en véri­tables diri­geants poli­tiques. La lutte des syn­di­cats et des cama­rades des autres sec­teurs avait en réa­li­té moins de poids public. C’est la rai­son pour laquelle ces dis­si­dences ne pou­vaient pas impo­ser la dis­cus­sion révo­lu­tion­naire, pour ne pas employer le mot de démo­cra­tie, qui peut sem­bler un vieux mot.

Car­los Franqui
Paris, le 1er novembre 1984


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