Yan Huai, après un court séjour passé à Hong Kong, a, depuis le début du mois d’août 1989, élu domicile en France, où il a demandé le statut de réfugié politique. Il a quitté la Chine après les événements du mois de juin (il se trouvait sur la place Tian’anmen lors de la la nuit tragique du 3 au 4 juin). Auparavant, Yan Huai était le président-directeur général de la société Longsheng Kanghua. Il a profité d’une mission à Hong Kong pour s’enfuir. Agé de quarante-quatre ans, originaire du district de Huai’an (province du Jiangsu), Yan Huai avait adhéré au Parti communiste avant la « Révolution culturelle. » Toute sa famille, ses parents comme ses beaux-parents, appartenaient eux aussi à cette organisation : hauts dirigeants, certains d’entre eux occupaient un rang de niveau équivalent à celui de ministre. Lui-même, et ce durant une longue période, a été un haut cadre du Parti, membre du département de l’organisation. Déçu par une réforme politique dont il constate qu’«elle n’existait que sur le papie », il avait décidé d’abandonner ses fonctions pour un poste dans une société d’affaires. Mais, officiant à la société Longsheng Kanghua, il a découvert que « le monde économique était tout aussi pourri. » Aujourd’hui, Yan Huai est le président de la section française de la Fédération pour la démocratie en Chine.
Huang S., A. Pino, I. Rabut
— Peux-tu nous parler de la répression depuis le 4 juin ?
Après le 4 juin, le Comité central et le Conseil des affaires d’État ont publié un document sériant les gens en 19 catégories. Il s’agit du document n°3, qui a paru le 30 juin. Ce document demande de réprimer sévèrement les dix catégories de gens qui ont participé au mouvement. Quant aux 9 autres catégories, celles qui n’ont fait qu’exprimer leur sympathie envers le mouvement, il est indiqué qu’on doit réformer leur pensée. Lorsque je me trouvais encore à Pékin, c’est-à-dire dans la période comprise entre le 4 juin et le début du mois de juillet, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont été arrêtées dans la ville. Dans toute la Chine, ce sont plusieurs centaines de milliers de gens qui ont été appréhendées. Dans chaque organisme d’État, dans chaque établissement scolaire, on a procédé à un « grand nettoyage ». Tous les gens appartenant à ces organismes ou à ces établissements ont dû présenter un compte rendu détaillé de tout ce qu’ils avait dit, accompli ou pensé, au cours des cinquante jours qui séparent le 15 avril du 4 juin. Ensuite, s’est tenue la 4e session du XIIIe Comité central. On a renvoyé Zhao Ziyang, et les vétérans révolutionnaires ont déclaré qu’il fallait engager un vaste mouvement de répression dans tout le pays. À l’origine, il avait été décidé que ce mouvement durerait trois mois. Mais, ensuite, il a été prolongé jusqu’à la fin de l’année. Et il continue toujours. En même temps, on a procédé à un mouvement de rectification du Parti : tous les membres du Parti vont devoir s’inscrire de nouveau et les mauvais membres seront laissés à l’extérieur. À l’issue de ce mouvement de rectification, sur les 40 millions de membres que compte le Parti, on pense que plusieurs millions d’adhérants devraient être exclus. On effectue, par la même occasion, un nettoyage parmi les cadres : tous les sympathisants du mouvement étudiant doivent être démis de leurs fonctions. On veut « extirper le mal jusqu’à la racine ».
Avec les événements des pays de l’Est, la situation s’est encore tendue. Le contrôle exercé par les comités de quartier s’est renforcé. Le contrôle du Parti sur la police et sur l’armée s’est également renforcé. Dans les universités, des polices secrètes ont été mises en place. Les enseignants sont astreints à des gardes de nuit pour surveiller leurs élèves sur les campus. Récemment, la loi martiale a été levée à Pékin. En apparence, la situation s’est assouplie. Mais cet assouplissement est purement extérieur et, dans les faits, au contraire, tout est devenu plus rigoureux. En surface, la Chine a retrouvé la paix : la vie est redevenue normale et les gens se promènent dans les parcs. En réalité, les gens, ceux de la capitale en particulier, sont soumis à une terreur blanche. Tout le monde craint pour soi-même. Que ce soit au travail ou dans la vie quotidienne, les gens se sentent étroitement surveillés. (Surtout, je le répète, depuis les événements survenus dans les pays de l’Est.) C’est la méthode utilisée par les autorités communistes. Cela étant, la résistance populaire n’a jamais cessé.
— Nous reviendrons sur la résistance populaire. Auparavant, peux-tu nous dire si la répression a touché en priorité les ouvriers, comme incline à le supposer la lecture des listes d’arrestations ou des avis de condamnation ?
Le mouvement ayant touché toutes les couches de la société, la répression a touché toutes les couches de la société. S’agissant des gens appartenant aux couches supérieures, peu ont été arrêtés : on a choisi généralement de les renvoyer de leur poste. Eux, n’avaient pas pris une part directe au mouvement. Mais, maintenant, ils sont sans pouvoir. Pour ce qui concerne les autres couches, celles qui ont participé activement au mouvement, il convient de distinguer entre deux catégories. D’un côté, on trouve les intellectuels et les étudiants, de l’autre, les ouvriers et les citadins. S’agissant des intellectuels et des étudiants, on les a jetés en prison mais, en tout cas jusqu’à présent, aucun n’a été exécuté. Ils ont dû passer aux aveux et rédiger des professions de repentir, et, pour finir, on les a libérés. (Récemment, on vient d’en relâcher 800.) Bien sûr, une fois libérés, ils font l’objet d’une surveillance étroite, ainsi que leur famille. Mais, pour donner l’illusion d’un certain assouplissement, on n’a procédé à aucune condamnation ouverte. Quant aux ouvriers et aux citadins, dans la mesure où leur influence sociale est plus limitée, là, on n’a pas fait de quartier et la répression est cruelle. Rien qu’au mois de juin, à Shanghai ou à Pékin, plusieurs centaines d’entre eux ont été condamnés à mort et exécutés. Ensuite, dès que le pouvoir a compris l’effet négatif qu’une telle politique exerçait sur l’opinion internationale, il a décidé de poursuivre la répression en cachette : on évalue à plus d’un millier le nombre des exécutions secrètes. Comme on considère que ce sont les ouvriers et les citadins qui formaient la base du mouvement, la répression s’est abattue plus férocement sur eux. Et ceux qui n’ont pas été exécutés ont été envoyés dans des camps, dans des régions reculées du pays. Quant à ceux qui avaient été arrêtés et contre lesquels aucune preuve n’a pu être apportée, s’ils ont été relâchés, ils ont auparavant été frappés et torturés.
— Venons-en, maintenant, à cette résistance populaire que tu évoquais à l’instant. À la résistance qui s’exprime à l’intérieur même du pays, cela s’entend.
Après le 4 juin, tous ceux qui se sont enfuis à l’étranger — soit, si on additionne l’ensemble, plusieurs centaines de personnes, ont réussi à le faire grâce à la complicité du peuple. (Et, hors de Chine, ceux qui ont fui continuent de servir la cause démocratique.) Des gens sont sortis, mais aussi des documents, des photographies ou des mandats d’arrêt : en bref, toutes sortes de matériaux sont disponibles qui permettent de confondre le gouvernement chinois et de dévoiler aux yeux du monde entier sa férocité. Lorsque les appels à la délation ont été lancés, les lignes téléphoniques réservées aux dénonciations ont été bloquées : des gens appelaient pour dénoncer Deng Xiaoping ou ceux qui ont collaboré trop étroitement et notoirement avec le pouvoir. Pendant la période du couvre-feu, des francs-tireurs s’embusquaient dans des coins de la ville et tiraient sur les soldats, la nuit…
… ils ont tué des soldats ?
Oui, des soldats ont été tués. Le jour même où la loi martiale a été levée, place Tian’anmen, trois types d’actions de résistance ont été engagées : des gens ont crié des slogans, d’autres ont apporté des couronnes de fleurs pour célébrer la mémoire des victimes tombées sur la place, d’autres, enfin, se sont rassemblés. Je signale, également, les actions de boycott : par exemple, les Pékinois, cette année, n’ont pas acheté de choux. On a appelé cela le « mouvement des choux » [[À Pékin, en hiver, on ne trouve pas de légumes sur le marché, à l’exception de choux. Les Pékinois, en temps normal, en achètent plusieurs dizaines de kilos. Cette année, pour s’attirer les bonnes grâces de la population, la municipalité de Pékin a fait venir de grosses quantités de choux et a subventionné leur distribution. Mais les gens, malgré les appels du maire de la ville, Chen Xitong, ont ostensiblement boudé les étals, n’achetant que le strict minimum.]]. Les étudiants, eux aussi, ont mené des actions spécifiques. À la porte des écoles, ils ont déployé des banderoles et des couronnes de fleurs, en signe de deuil. Quand l’armée est entrée dans la ville, ils ont déserté les campus et ils ont parcouru tout le pays, allant dans les régions pour faire le récit des événements de Pékin. Une fois l’année scolaire recommencée, en septembre, après qu’on les a forcés à regagner leur campus, ils ont saisi toutes les occasions dc manifester leur mécontentement : après le repas, ils faisaient systématiquement des promenades collectives ou bien ils portaient ostensiblement des vêtements noirs, en signe de deuil. Ils ont affiché continuellement des dazibaos et des xiaozibaos [affiches à petits caractères]. Au moment des événements d’Europe de l’Est, tous les matins, après leur toilette, ils tapaient sur leur cuvette d’émail, et, à midi, au réfectoire, ils tapaient sur leurs gamelles. Le soir, ils cassaient des bouteilles, signifiant par là leur hostilité à Deng Xiaoping. Le 9 décembre de l’année dernière, les élèves de l’Institut aéronautique de Pékin ont organisé une manifestation devant les studios de la télévision centrale. Dans toutes les écoles, on a pris prétexte de la mauvaise nourriture, de l’éclairage insuffisant, etc., pour organiser des manifestations. En outre, beaucoup d’organisations clandestines se sont formées. Les citadins, les paysans, les ouvriers se sont organisés dans des sociétés secrètes ou religieuses, et beaucoup de gens fréquentent maintenant les églises parce qu’ils savent qu’ils pourront y recueillir des informations en provenance de l’étranger. C’est, du reste, la raison pour laquelle le Comité central a fait arrêter beaucoup de hauts dignitaires de ces églises. Aller dans les églises, c’est une forme de résistance, c’est aussi un moyen pour pouvoir discuter et pour exprimer son mécontentement. Cela étant, on trouve aussi des organisations purement politiques. Ainsi, le « Comité chinois pour la liberté et la démocratie », qui a envoyé son programme à l’étranger. Ce programme, qui a été imprimé dans la revue Minzhu zhongguo [Chine démocratique], revue qui paraît au Japon, est très proche de celui de la Fédération pour la démocratie en Chine. Il existe aussi un « Comité de lutte du 4 juin ». Sans compter des organisations avec lesquelles nous n’avons aucun contact, mais qui se réclament du mouvement démocratique et même de la Fédération pour la démocratie en Chine. Elles éditent des tracts et les diffusent, et elles les signent du nom de la Fédération pour la démocratie en Chine. Et puis, bien sûr, la Fédération pour la démocratie en Chine elle-même, qui a commencé à organiser des sections dans les grandes villes du pays. J’ajoute que dans l’armée, des officiers sont mécontents aussi et commencent, plus ou moins, à s’organiser dans l’attente d’une situation favorable. Au sein du Parti, des hauts dirigeants à la retraite n’ont pas été d’accord avec les massacres, même s’ils ne peuvent pas le faire savoir publiquement.
— Et la résistance à l’extérieur de Chine ?
Au lendemain du 4 juin, les organisations démocratiques chinoises à l’étranger ont pris leur essor. Avant le 4 juin, il y avait deux organisations qui, pour être relativement faibles, n’en assuraient pas moins un travail non négligeable : L’«Alliance pour la démocratie en Chine » et le « Parti démocratique chinois. » Mais depuis, des centaines de groupes se sont créés dans la communauté chinoise vivant à l’étranger. Par exemple, aux États-Unis, on trouve L’«Association autonome des étudiants chinois », le « Comité des anciens membre du Parti communiste », un journal, le Xinuen ziyou daobao [la tribune libre de la presse], et une radio : « la Voix du 4 juin ». En Angleterre ou en Allemagne de l’Ouest, les associations officielles d’étudiants chinois sont devenues autonomes. Des revues se sont créées un peu partout : Minzhu Zhongguo au Japon, Nahan [le cri] en Angleterre. À Hong Kong, il existe l’«Association de soutien des citoyens de Hong Kong au mouvement démocratique du continent », qui a été fondée pendant les événements d’avril-juin et qui regroupe diverses organisations. En France, il y a la « Coordination pour la démocratie en Chine », l’«Association d’aide aux victimes de la répression en Chine », la revue Kaifang [ouverture], la « Ligue chinoise des droits de l’homme », la « Commission préparatoire pour une Union autonome des étudiants chinois en France. » Il y a une émission de radio : « L’écho du 4 juin ». Ces organisations, pendant ces six derniers mois, ont mobilisé des dizaines de milliers de gens, en France seulement, et mené plusieurs activités pour dénoncer les massacres du 4 juin et continuer le mouvement démocratique de 1989, et pour s’opposer, par divers moyens, à la dictature du Parti communiste.
— Et puis, bien sûr, la Fédération pour la démocratie en Chine. Quelles sont les grandes lignes du programme de la Fédération ?
La Fédération pour la démocratie en Chine a été créée voilà plus de quatre mois. C’est l’organisation la plus importante, en nombre et en audience. C’est aussi la plus célèbre. Depuis sa fondation, en septembre dernier, elle est devenue la force d’opposition la plus importante qui se soit élevée contre le gouvernement chinois depuis son avènement, il y a quarante ans. Le noyau est formé de gens ayant participé directement au mouvement démocratique de 1989. Elle regroupe aussi un grand nombre d’étudiants chinois qui étudiaient à l’étranger et de Chinois d’outremer. Elle regroupe, de façon générale, des Chinois qui ont quitté la Chine parce qu’ils y avaient été victimes de la répression. La Fédération pour la démocratie en Chine a déjà engagé plusieurs actions : 1) elle a mis sur pied des sections dans plusieurs pays qui ont recruté des adhérents. Dans plus de dix pays, aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne, en France, au Japon, en Australie, etc., des sections ont été établies et la Fédération compte désormais plus de 2.000 membres ; 2) elle s’efforce d’exercer des pressions sur le gouvernement chinois : en organisant des cérémonies comme la cérémonie de commémoration du centième jour de la répression, ou la journée de deuil célébrée le jour de la fête nationale. Elle n’a pas manqué, non plus, d’exprimer son opinion à propos de chacun des grands événements internationaux qui sont survenus ; 3) elle s’efforce d’entrer en contact avec des gouvernements, des assemblées parlementaires, des partis politiques, des syndicats et autres organisations sociales étrangères ; 4) elle a entrepris un travail d’information. Dans ce but, elle s’est dotée d’un organe, Minzhu Zhongguo [Chine démocratique], et, en association avec d’autres organisations, elle est sur le point de monter une station de radio qui émettra à destination de la Chine. Elle va organiser, en avril, un colloque sur les problème de l’Europe de l’Est, colloque qui se tiendra probablement à Berlin-Est. Et avec la revue parisienne Actuel, elle prépare une opération « un bateau pour la Chine » : un bateau croisera au large des côtes chinoises et diffusera des émissions de radio qui pourront être captées par nos compatriotes. Nous nous apprêtons, aussi, à marquer, par diverses manifestations, le premier anniversaire des massacres.
— La section française, que tu présides, envisage-t-elle des actions propres ?
Dans la mesure où le quartier général de la Fédération est basé à Paris, la plupart des activités sont communes. Bien sûr, la section française se charge plus spécifiquement des contacts avec les organisations françaises, et notamment avec les organisations d’étudiants chinois et de Chinois d’outre-mer vivant en France. Par exemple, à l’occasion du nouvel an chinois, nous avons organisé un dîner de soutien qui a rassemblé plus de 300 personnes. (Du reste, les choses ne se sont pas faites sans mal : le restaurant où le repas a été servi a fait l’objet de menaces. La femme de l’ambassadeur de Chine en France aurait fait savoir au patron du restaurant qu’il ne lui serait plus délivré de visa, à lui comme aux membres de sa famille, pour se rendre en Chine, que les contacts commerciaux qui le liaient à des sociétés chinoises seraient rompus, ou que la banque de Chine suspendrait les prêts qu’elle lui consentait. Malgré tout, la manifestation a eu lieu.) Nous allons organiser, pour la fête des morts, le 5 avril, une cérémonie du souvenir pour les victimes du 4 juin. Nous nous manifesterons également le 4 mai et le 4 juin. Nous entendons aussi mobiliser la communauté asiatique vivant en France et qui a fui les pays où s’exerce la dictature d’un Parti communiste. Derrière ces partis communistes locaux, en effet, on découvre, à un niveau ou à un autre, la patte du Parti communiste chinois. Le 17 avril, jour anniversaire de la chute de Pnom Penh, nous organiserons une manifestation commune avec nos camarades cambodgiens contre le régime des Khmers rouges.
— Quelles tâches la Fédération pour la démocratie en Chine s’est-elle fixées ?
Nous nous sommes fixé un plan de travail en quatre parties : 1) un travail tourné en direction de la Chine continentale ; 2) le regroupement des forces chinoises qui se trouvent à l’étranger ; 3) des recherches d’ordre théorique ; 4) la formation de cadres en vue d’un changement éventuel de gouvernement en Chine. Je reprends ces points, un par un.
L’audience du mouvement démocratique organisé à l’extérieur de Chine est relativement faible en Chine même. Or, le travail fondamental, c’est à destination de la Chine elle-même qu’il faut le mener. Vis-à-vis des intellectuels, nous devons resserer les liens et maintenir des contacts étroits. Enfin, s’agissant des représentants de la couche supérieure, il importe de les diviser pour que, en cas de bouleversement, une partie d’entre eux se rangent à nos côtés. En résumé, le travail doit être tourné vers le continent, être au service de la Chine et du mouvement démocratique en Chine même.
Dans la perspective d’une lutte de longue haleine, il faut réaliser des forces à l’étranger. Mettre sur place un front unique luttant contre la dictature du Parti communiste.
Pour ce qui concerne le renforcement du travail théorique, deux points méritent d’être distingués : il convient, d’une part, d’envisager les moyens pour renverser le gouvernement, mais il convient, d’autre part, de penser l’après-régime. Sans objectifs politiques, sans théorie, il nous sera difficile d’aller de l’avant. Trop nombreux sont ceux qui ne prêtent pas assez attention à cela.
La formation des cadres, enfin. Il faut former des cadres qui serviront le mouvement à la fois pendant la période de lutte qui devra se solder par le renversement du régime, mais aussi des cadres susceptibles d’assurer la relève demain. La Chine est un grand pays : si on réserve dix cadres par province, il en faudra 300, si on affecte un cadre par district, il en faudra au moins 2.000. Nous avons donc besoin de beaucoup de cadres, et de cadres pourvus de qualités morales et d’une bonne formation théorique.
— On évoque, s’agissant de la Fédération pour la démocratie en Chine, deux tendances : les « réformateurs à l’extérieur du système » [tizhiwai] et les « reformateurs à l’intérieur du système » [tizhinei]. Qu’en est-il ?
Il existe deux sortes d’individus. D’abord, le groupe de ceux qui ont souffert du communisme à un moment ou à un autre de ces quarante années et qui ont quitté la Chine depuis longtemps. Les gens de ce groupe entretiennent à l’égard du régime une haine viscérale et se situent à l’extérieur du système. Ensuite, il existe le groupe de ceux qui sont sortis après le 4 juin et qui ont occupé des responsabilités dans le Parti, dans le gouvernement ou au sein d’entreprises et d’établissement d’enseignement ou de recherche, et qui ont participé au mouvement des réformes au cours de ces dix dernières années. Ceux-là avaient plutôt tendance à se situer à l’intérieur du système. Les différences, en fait, restent largement conditionnées par la situation de chacun du temps qu’il se trouvait en Chine. Mais, depuis les massacres du 4 juin, les différences tendent à s’estomper. Maintenant, tout le monde se situe à l’extérieur du système. Autrefois, la divergence fondamentale portait sur la question de savoir s’il fallait ou non renverser le Parti communiste. Aujourd’hui, tout le monde s’accorde pour renverser la dictature du parti unique. Au demeurant, tout le monde préfère insister sur ce qui rassemble et faire taire les différences mineures qui divisent. Notre analyse est la suivante : si l’on souhaite rallier à notre cause le maximum de compatriotes restés au pays, nos mots d’ordre ne doivent pas être trop radicaux. On ne nous comprend pas toujours : d’aucuns s’imaginent que nous sommes trop tièdes parce que nous voulons ménager la chèvre et le choux et que nous nous préparons une issue de secours. Mais, en fait, parce que nous connaissons parfaitement ce système, nous savons qu’il n’y a pas de compromis possible. Radicaux ou pas, peu importe. Nous sommes tous des ennemis du pouvoir. Le Parti communiste est encore très fort, nous devons unir toutes nos forces contre lui au lieu de nous préoccuper de ces différences entre tizhinei et tizhiwai.
— Quelle issue pour la Chine ?
Il existe une différence énorme entre la Chine et les pays de l’Est. En Chine, le contrôle social est plus étroit que dans ces pays, ou même que partout ailleurs, et l’armée a partie liée avec le pouvoir. Par conséquent, il faut s’attendre à ce que le Parti communiste dure encore un certain temps. Et notre lutte durera encore longtemps. Je ne crois pas à la possibilité d’une victoire en deux ou trois ans. Il faut prévoir des plan quinquennaux de lutte démocratique.
La Chine ne suivra pas forcément la voie des pays de l’Est, comme la Roumanie, par exemple. La particularité du Parti communiste chinois réside dans ce que c’est le peuple lui-même qui l’a choisi, alors que, dans les pays de l’Est, il a été imposé aux populations par les Russes. La grande faute du Guomindang c’est que sa corruption a jeté la Chine dans les bras du communisme. C’est pourquoi, dès lors que le Parti émane de l’intérieur du pays, son renversement ne saurait émaner que de l’intérieur du pays. L’influence des changements survenus dans le climat extérieur ne pèsera pas d’un poids déterminant dans le changement en Chine. Ce qui peut accélérer les changements à l’intérieur du pays, c’est la lutte acharnée des Chinois vivant hors de Chine : les Chinois vivant à Taiwan, à Hong Kong, à Macao et les Chinois de la diaspora [50 millions d’individus]. La lutte sera longue et dure et elle doit être efficace. Il faut travailler au réveil des consciences des masses ouvrières et paysannes, car, si l’on excepte les ouvriers de Pékin, au cours des événements d’avril-juin le reste de la population n’a pas beaucoup bougé. Il faut que la couche intermédiaire, celle des intellectuels, mûrisse. Les intellectuels ne sont pas organisés, ils n’ont pas de programme, leur force est trop restreinte. Quant à la couche supérieure, il importe vraiment de la diviser. Pour que le mouvement aboutisse, la participation de certains éléments haut placés dans le système est inévitable : regardons le rôle de l’armée aux Philippines ou en Roumanie et celui de Gorbatchev en Russie. Certes, nous avions Hu Yaobang ou Zhao Ziyang, mais ils étaient trop faibles. Ne nous berçons pas d’illusions mais ne nous relâchons pas non plus. La lutte, malheureusement, sera longue.
Propos recueillis à Paris, le 3 février 1990, et traduits du chinois par Huang San, Angel Pino et Isabelle Rabut.