La Presse Anarchiste

Les écrivains à succès et les autres


L’Unique n°2 (juillet 1945)

Les écrivains à succès et les autres

Des pes­simistes super­fi­ciels pour­ront déplor­er que nos sociétés croupis­sent dans une lam­en­ta­ble stag­na­tion. La chose leur paraî­trait naturelle avec tant soit peu de réflex­ion ; les humains, pour la plu­part, ont pour idéal une exis­tence matérielle tou­jours améliorée ; esclaves du panur­gisme à peu près général, ils ne trou­vent leur sat­is­fac­tion morale (si on peut dire) que dans l’ac­cu­mu­la­tion des hon­neurs et des dig­nités. Or, ceux-ci néces­si­tent de leur part un con­formisme à toute épreuve.

C’est ain­si que les écrivains sont générale­ment admis à l’In­sti­tut : Paul Bour­get et M. Hen­ri Bor­deaux en sont des exem­ples sug­ges­tifs. Que si, mal­gré leur indépen­dance d’e­sprit ini­tiale, ils y entrent tout de même, ils ne tarderont pas à subir l’empreinte de la mai­son. Tel M. Georges Duhamel qui se pré­ten­dit jadis le con­seiller des pro­lé­taires et qui mena plus tard une si vio­lente cam­pagne con­tre le per­son­nel des hôpi­taux : il l’ac­cu­sait de laiss­er les malades en souf­france depuis qu’on l’avait fait béné­fici­er des quar­ante heures. Ce fut un bureau­crate, le Directeur de l’As­sis­tance publique, qui remit les choses au point : sans doute n’é­tait-il qu’ad­min­is­tra­teur, mais il con­nais­sait le dévoue­ment de ses sub­or­don­nés et la néces­sité d’une large détente au bon air pour des tra­vailleurs astreints à une besogne peu agréable, sinon répugnante.

L’A­cadémie fait preuve d’une égale incom­préhen­sion en ce qui con­cerne les familles nom­breuses. Pour les encour­ager, n’ac­corde-t-elle pas un prix Cognacq — un seul — au mari priv­ilégié dont la légitime a mis au monde au moins onze enfants ? Et ce geste étriqué lui parait large­ment suff­isant pour encour­ager les mères cigognes à la repop­u­la­tion. Si les vertueux dona­teurs étaient de mod­estes pro­lé­taires oblig­és d’élever une nom­breuse cou­vée, sûre­ment déchanteraient-ils ; du moins pour­raient-ils faire une enquête, même som­maire, dans les régions déshéritées où pul­lu­lent encore les rejetons.

C’é­taient jadis le cas de mon pays natal. J’ai gardé le sou­venir de la gêne chronique, de la mis­ère qui trop sou­vent sévis­sait dans presque toutes les familles. Même nor­male, la récolte était tou­jours insuff­isante : je me sou­viens encore de telle année désas­treuse où, dès l’en­trée de l’hiv­er, elle était déjà épuisée. Le bétail se vendait très mal, et c’é­tait à peu prés l’u­nique source de revenus. Aus­si les habi­tants devaient-ils recourir à des travaux sup­plé­men­taires pour sub­sis­ter. La plu­part descendaient, à la mau­vaise sai­son, tra­vailler la vigne dans les plaines du Biter­rois ou du Nar­bon­nais, d’autres jusqu’au Médoc. D’autres enfin émi­graient car­ré­ment dans les grandes villes, par­fois en Amérique. Cer­tains, priv­ilégiés, y fai­saient for­tune, ou tout au moins amas­saient un petit pécule. Les plus entre­prenants mon­taient un com­merce, et par­fois y engloutis­saient leurs économies. Tel un de mes par­ents qui avait voulu s’établir marc­hand de char­bons à Bor­deaux, dans un quarti­er ouvri­er les clients ne le payant pas, il dut fer­mer bou­tique et chercher du tra­vail. Bien qu’à peine quadragé­naire et très robuste, il fut écon­duit pen­dant des mois ; et c’é­tait navrant de l’en­ten­dre racon­ter son dés­espoir lorsque, ren­trant à la mai­son, ses enfants l’ac­cueil­laient invari­able­ment par cette impi­toy­able récla­ma­tion : « J’ai faim ». S’ils restaient au vil­lage, les habi­tants s’en­det­taient pro­gres­sive­ment. Sans doute leur fai­sait-on crédit à con­di­tion, bien enten­du, qu’ils fussent solv­ables. Que s’ils ne pou­vaient pas acquit­ter leurs dettes, leurs créanciers finis­saient par les faire expro­prier, le fruit de cette opéra­tion étant tou­jours bien supérieur aux avances con­sen­ties. Généreux, les expro­pri­a­teurs les engageaient à leur ser­vice ; et, bien que la rétri­bu­tion du tra­vail ain­si obtenu fût presque tou­jours insuff­isante, ils pas­saient dans la con­trée pour des bien­fai­teurs incom­pa­ra­bles : leurs vic­times elle-mêmes ne taris­saient pas d’éloges sur leur bonté.

On sait que M. Georges Lecomte, noble académi­cien, admi­ra­teur qual­i­fié et défenseur épique du Français moyen, n’eut pas son pareil pour célébr­er les joies de la repop­u­la­tion à tout prix : les rires enfan­tins ren­dent douces les épreuves – même de la faim. Peut-être les intéressés apprécieront-ils davan­tage, sans aucun doute les poèmes vécus d’Eugène Bizeau, « Pater­nité », dont j’avais (dans l’e.d., fas­ci­cule de mai 1935) respectueuse­ment con­seille la lec­ture à l’émi­nent con­seiller. Tel pré­tend enseign­er autrui qui gag­n­erait à s’in­stru­ire lui-même.

L’oeu­vre émou­vante de notre cama­rade aura du moins les lecteurs qu’elle mérite : ceux qui ont réelle­ment souf­fert et qui ne pactisent pas avec l’iniq­ui­té. Pour ma part,. elle a ravivé en moi le sou­venir tou­jours per­sis­tant de mes vieux par­ents, pau­vres eux aus­si, mais, comme Bizeau, pleins d’une ten­dresse infinie pour leurs enfants : ten­dresse qu’ils m’ont témoignée l’un et l’autre jusqu’aux approches de la mort et dont nulle autre affec­tion ne saurait éga[lé l’in]tensité. Comme Bizeau aus­si, mon père, bien qu’il ne fût pas exempt de tout préjugé — qui d’en­tre nous peut se flat­ter d’en être tout à fait libéré ? fit appel dès mon plus jeune âge à la réflex­ion et à l’ex­péri­ence pour éveiller en moi l’e­sprit cri­tique : à une époque où sévis­sait le « déroulédisme », il nous enseignait, lui, les bien­faits de la paix et le dénoue­ment désas­treux des dic­tatures napoléoni­ennes. Et il nous engageait à respecter toutes les idées, nul d’en­tre nous n’é­tant sûr de pos­séder la Vérité. Com­bi­en de penseurs qui pré­ten­dent à la direc­tion des con­sciences gag­n­eraient à s’in­spir­er de cette impartialité !

Mais ne sont-ils pas esclaves de leur clien­tèle et de ses exi­gences impérieuses ? Tels ces libres penseurs oppor­tunistes qui font bap­tis­er leurs enfants pour ne pas con­trari­er leur épouse et peut-être aus­si pour qu’ils devi­en­nent plus tard des mondains authen­tiques. Com­bi­en je préfère la logique intran­sigeante de Bizeau :

Ne croy­ant pas un mot des fables de l’Eglise, 
En baisant ton front pur, enfant, je te baptise ; 
Et la main sur le coeur, je me plais penser 
Qu’un men­songe un latin ne vaut pas mon baiser ! 

Ses « Cro­quis de la rue », avaient eu, pour les pré­fac­er, le com­men­ta­teur le plus indiqué : Han Ryn­er. Dis­tincts peut-être par la nature de leur édu­ca­tion pre­mière, les deux écrivains s’u­nis­saient intime­ment par le culte de la beauté véri­ta­ble et par une intense sen­si­bil­ité. Tous deux avaient les plus grandes dif­fi­cultés pour faire éditer leurs oeu­vres.. Ain­si d’ailleurs que tous les écrivains réelle­ment indépendants…

Déplor­er cet abaisse­ment pitoy­able du goût pub­lic, à quoi bon ? Dans la tour­mente qui déplace arti­fi­cielle­ment les con­di­tions sociales, de nou­velles couch­es ont été hissées sur les som­mets de la hiérar­chie. Leur idéal est l’ag­i­ta­tion échevelée et sans but. Dans leurs ran­don­nées ver­tig­ineuses, ce qui les intéresse ce ne sont pas les beautés de la nature, mais les poteaux indi­ca­teurs ou les bistrots. Soyons, nous, les dis­ci­ples de Rousseau : l’u­nivers prodigue tou­jours ses mer­veilles et, dans un coin dis­cret, la source claire et rafraîchissante nous invite à calmer notre soif après une marche exténu­ante à l’ar­dent soleil de Messidor.

Paul Caubet