La Presse Anarchiste

Bureaucratie et autogestion

J’es­saierai dans cet arti­cle de décel­er les orig­ines de la con­tra­dic­tion qui existe
en Yougoslavie entre bureau­cratie et auto­ges­tion, en soulignant
l’im­por­tance que la « tra­di­tion révolutionnaire »
du social­isme abso­lutiste (ou aus­si « bolchevisme »,
« marx­isme-lénin­isme », « socialisme
sci­en­tifique » etc, a non seule­ment en Yougoslavie mais
dans le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire en général.
Dans la dis­pute-con­flit entre les ten­dances autori­taires et
lib­er­taires dans le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire du 19e
siè­cle (et surtout dans la 1re Internationale),
l’au­tori­tarisme a pré­valu, tan­dis que la ten­dance lib­er­taire a
été réduite à un rôle mar­gin­al. On cite rarement la con­séquence la plus impor­tante du con­flit dans le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire : encore que les par­tis soci­aux-démoc­rates aient con­tin­ué à aug­menter leurs forces numériques, la fer­veur révo­lu­tion­naire dimin­u­ait progressivement. 

Il
y eut une grande excep­tion : les Bolcheviques russ­es. Ils con­tin­uèrent à propager l’idée de la révo­lu­tion armée, mais sous le con­trôle direct du par­ti révo­lu­tion­naire, c’est à dire eux-mêmes. Étant per­sé­cutés par la police impéri­ale et faisant par­tie de l’aile la plus autori­taire du pre­mier marx­isme, ils don­nèrent une struc­ture hiérar­chique à leur organ­i­sa­tion révo­lu­tion­naire, en ayant comme but non pas l’abo­li­tion ou la dis­pari­tion de l’É­tat. Mais la con­quête du pou­voir et l’in­stau­ra­tion de la dic­tature du pro­lé­tari­at. Les pre­mières con­quêtes révo­lu­tion­naires furent abolies ou dis­parurent : c’est-à-dire le sovi­et et le con­seil ouvri­er. Et on touche ici la con­tra­dic­tion la plus impor­tante du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire autori­taire : au lieu de détru­ire la struc­ture hiérar­chique de la société,
il en créa une nou­velle ; au lieu de val­oris­er davan­tage les actions révo­lu­tion­naires spon­tanées des tra­vailleurs, il les tron­qua au nom de la révo­lu­tion, de la classe ouvrière, de l’his­toire et du Comité Central.
Cepen­dant, comme elle était la seule révo­lu­tion vic­to­rieuse de l’his­toire, la révo­lu­tion bolchevique exerça une énorme attrac­tion sur les mou­ve­ments et sur les organ­i­sa­tions révo­lu­tion­naires du monde entier. 

Ain­si au début et durant toute la pre­mière moitié du XXe siè­cle, elle inspire le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire en
général. Le rôle dom­i­nant du par­ti dans le mou­ve­ment et le rôle dom­i­nant de l’élite du par­ti dans le par­ti lui-même dev­in­rent presque les car­ac­téris­tiques prin­ci­pales de la plu­part des révolutionnaires
pro-bolcheviques et des organ­i­sa­tions de gauche. Ils n’avaient pas
pour but immé­di­at ni même comme but tac­tique l’autogestion. 

Après la
sec­onde guerre mon­di­ale, les Bolcheviks, ou les partis
marx­istes-lénin­istes, prirent le pou­voir dans plusieurs états
européens y com­pris la Yougoslavie, en instau­rant des systèmes
poli­tiques autori­taires, et en mod­i­fi­ant (mais en gar­dant) la
struc­ture sociale hiérar­chique. La Yougoslavie se différencie
des autres pays par la façon dont le par­ti com­mu­niste a
con­quis le pou­voir : alors que dans les Pays de l’Est de
l’Eu­rope cela se fit en gros par l’in­ter­ven­tion des troupes
sovié­tiques, en Yougoslavie ce fut l’œu­vre du mou­ve­ment des
par­ti­sans con­trôlé par le par­ti com­mu­niste. Cette
dif­férence jouera un rôle impor­tant dans les futures
diver­gences entre les com­mu­nistes yougoslaves et les pays de la
« sphère d’in­flu­ence » soviétique.
Ain­si en Yougoslavie l’élite du par­ti devint le groupe social
(cer­tains diraient la classe) dom­i­nant. Les mem­bres du parti
dev­in­rent pro­gres­sive­ment la nou­velle bour­geoisie, à laquelle
s’u­nirent plusieurs groupes soci­aux, y com­pris ceux qu’on appelle en
Yougoslavie la « tech­nocratie ». Puis un
troisième groupe fit par­tie de la classe moyenne, formé
de petits entre­pre­neurs, à la suite d’une relative
libéral­i­sa­tion des investisse­ments privés (mais
tou­jours d’une échelle lim­itée). La classe tra­vailleuse — qui était offi­cielle­ment définie comme la classe
dom­i­nante de la société entière — était générale­ment d’o­rig­ine paysanne, et les paysans for­maient la base de la hiérar­chie sociale. 

La posi­tion des
paysans mérite une atten­tion par­ti­c­ulière : bien qu’ils pos­sè­dent la plu­part des ter­res cul­tivables du pays et pro­duisent la plus grande par­tie des pro­duits agri­coles néces­saires au reste de la société, ils furent longtemps con­sid­érés comme des mar­gin­aux soci­aux, un héritage des siè­cles passés à élim­in­er le plus vite pos­si­ble. Dans le même temps, la pro­duc­tion agri­cole social­isée n’é­tait pas et n’est pas capa­ble de pro­duire assez de nour­ri­t­ure pour toute la pop­u­la­tion et plus grave encore, la société n’a pas su socialis­er l’a­gri­cul­ture parce qu’elle n’a pas réus­si à inté­gr­er l’inévitable excès de main d’œu­vre dans l’in­dus­trie, les ser­vices soci­aux et l’é­tat. C’est ain­si que de vastes zones agri­coles (surtout dans les régions mon­tag­neuses et côtières du pays) ne furent pas en mesure de nour­rir leur pro­pre pop­u­la­tion. En aug­men­ta­tion con­stante, et ce fut le début d’un énorme exode de chômeurs
vers les grandes villes et vers les pays étrangers de l’ouest.
Il en résul­ta une grave pénurie de pro­duits agricoles
typ­iques des zones dev­enues touris­tiques (comme sur presque toute la
côte) et des zones semi-déser­tiques et inhabitées
(comme la plu­part des mon­tagnes). La classe paysanne con­stitue près
d’un tiers de la pop­u­la­tion glob­ale du pays, sans cepen­dant jamais
s’in­té­gr­er com­plète­ment du point de vue socio-culturel.
L’assimi1ation de ce groupe social dans le système
auto­ges­tion­naire est encore un prob­lème en sus­pens. La seule
pos­si­bil­ité immé­di­ate, dans ce sens, ne se trou­ve pas
dans le secteur pro­duc­tif, mais plutôt dans le système
socio-poli­tique, où il existe encore des résis­tances de
la part des class­es moyennes et des groupes dom­i­nants eux-mêmes,
et même au niveau pre­mier de l’échelle sociale — et
qu’on peut con­sid­ér­er comme impor­tant — celui de la commune,
qui est le pre­mier élé­ment de l’organisation
socio-poli­tique dont le pou­voir économique et poli­tique est
dans une cer­taine mesure impor­tant. Au dessus de ce niveau, l’état
et la bureau­cratie du par­ti découra­gent par leurs décisions
toute ten­ta­tive sérieuse de met­tre en pra­tique les notions de
l’au­to­ges­tion, et ce faisant ils défend­ent le mono­pole de leur
pouvoir.

L’élite du
par­ti s’est ain­si trou­vée dans une posi­tion contradictoire :
celle d’être en même temps un groupe social (ou classe)
dom­i­nant et l’a­vant-garde révo­lu­tion­naire. Ce qui veut dire
que comme groupe social priv­ilégié, elle doit défendre
ses intérêts économiques, soci­aux, poli­tiques et
cul­turels ; dans le même temps, comme avant-garde
révo­lu­tion­naire ; elle doit com­bat­tre les privilèges
et les intérêts par­ti­c­uliers de toute nature des
dif­férents groupes soci­aux. Elle est donc à la fois
alliée et enne­mie d’elle-même. Comme avant-garde
révo­lu­tion­naire, elle doit chercher à améliorer
les con­di­tions de vie des ouvri­ers et des paysans, mais en tant que
groupe priv­ilégié, les cir­con­stances (qui sont le fruit
de sa ligne de con­duite antérieure) l’oblig­ent à se
dés­in­téress­er des prob­lèmes qui ne sont pas les
siens, et sou­vent à aller ouverte­ment con­tre les intérêts
des tra­vailleurs. Ain­si, elle devient égale­ment alliée,
et en même temps aus­si enne­mie de la classe ouvrière. En
pré­con­isant l’au­to­ges­tion, elle tend à don­ner toujours
plus de pou­voir aux tra­vailleurs, mais elle doit également
empêch­er qu’ils n’ar­rivent à con­cur­rencer les groupes
soci­aux priv­ilégiés, par­mi lesquels elle se trouve
elle-même. C’est pourquoi elle a tou­jours indispensablement
besoin de trou­ver quelque chose à présen­ter comme
enne­mi de l’au­to­ges­tion et de la révo­lu­tion en général.
Si elle arrive à faire croire qu’un autre groupe freine le
développe­ment du sys­tème auto­ges­tion­naire, l’élite
au pou­voir se trou­ve automa­tique­ment du côté des classes
laborieuses et du peu­ple. De temps en temps, par conséquent,
elle mène une bataille con­tre les pré­ten­dus enne­mis des
tra­vailleurs, réels ou fic­tifs, s’as­sur­ant ain­si un rôle
fon­da­men­tal dans le proces­sus révo­lu­tion­naire. Cela se
traduit, cepen­dant par une éter­nelle guerre de défense
et la révo­lu­tion ne s’avère vic­to­rieuse que lorsque (ou
parce que) elle réus­sit à éviter la défaite,
ou à faire un petit pas en avant, de type essentiellement
social-démoc­rate, en pro­mou­vant des réformes dans un
secteur quel­conque de la vie sociale.

Les
class­es moyennes jouent un rôle intéres­sant et important
dans ce proces­sus parce qu’elles sont sociale­ment et culturellement
priv­ilégiées, mais sub­stan­cielle­ment privées du
pou­voir poli­tique de déci­sion. D’un côté elles
sont men­acées par les reven­di­ca­tions des tra­vailleurs, de
l’autre elles sont dépen­dantes de l’élite au pouvoir.
Les class­es moyennes sont un groupe social assez diversifié :
privé d’in­térêts com­muns dans la sphère du
social, for­mé essen­tielle­ment par l’in­tel­li­gentsia, par de
petits et moyens bureau­crates, de petits entre­pre­neurs privés,
de « tech­nocrates », de tech­ni­ciens et de
tra­vailleurs haute­ment spé­cial­isés. Il en résulte
que c’est un groupe sta­tique plus qu’un élé­ment social
dans le vrai sens du terme. Selon les expres­sions idéologiques
de la classe dom­i­nante, tous ces groupes appa­rais­sent tout à
tour comme des alliés ou des enne­mis de la classe ouvrière.
Les petits pro­prié­taires sont donc tan­tôt qualifiés
d’ « entre­pre­neurs privés » ou
« d’a­vancées de la société
bour­geoise », selon qu’on veut les faire ren­tr­er dans la
caté­gorie neu­tre ou celle d’ad­ver­saires. Les représentants
de l’in­tel­li­gentsia tech­nique, à leur tour, sont définis
comme « experts » ou « technocrates »
selon le rôle qu’ils doivent assumer dans les pro­jets de la
classe dom­i­nante à un moment his­torique pré­cis. Les
petits et moyens bureau­crates, au con­traire, sont tou­jours critiques
mais jamais claire­ment clas­si­fiés ou mar­qués comme
groupe social. Dans le domaine des intel­lectuels, enfin, on distingue
tou­jours deux caté­gories : celle des « honnêtes »
et celle des « gêneurs », des
« extrémistes » aux « critiques
non con­struc­tives », etc. Les tech­ni­ciens et les ouvriers
haute­ment qual­i­fiés sont exclus de ce rit­uel, parce qu’ils
font par­tie de la classe tra­vailleuse, mais égale­ment et aussi
de la classe privi1égiée. Si la bureau­cratie n’existait
pas, l’élite au pou­voir devrait tout bon­nement l’inventer,
puisque c’est le bouc émis­saire de toute société
bureau­cra­tique. C’est la cause des échecs, des retards dans
l’ap­pli­ca­tion des « mesures » pris­es par
l’élite dom­i­nante pour résoudre tel ou tel problème,
par­ti­c­uli­er ou général, de la société.
Elle est coupable de dilapi­der l’ar­gent pour ses besoins personnels,
et d’en laiss­er peu ou pas pour la réal­i­sa­tion des différents
pro­jets d’u­til­ité publique. Elle est aus­si respon­s­able du
naufrage de toute ten­ta­tive d’in­tro­duc­tion de formes d’autogestion
nou­velles et meilleures dans les dif­férents sous-systèmes
soci­aux. Nous devri­ons tous nous unir con­tre elle et la combattre
pour défendre les « fruits de la révolution »
et pour en faire mûrir d’autres encore. Et cepen­dant personne
n’a jamais réus­si à dire ce qu’est exacte­ment la
bureau­cratie, qui la com­pose, que fait-elle, com­ment a‑t-elle pu
devenir aus­si puis­sante et invin­ci­ble et surtout com­ment est-il
pos­si­ble de la vain­cre. En résumé, nous con­sta­tons que
les bureau­crates sont générale­ment des individus
jouis­sant de priv­ilèges impor­tants qui com­pensent large­ment le
désagré­ment de servir con­tin­uelle­ment d’en­ne­mi du
peu­ple et de la révo­lu­tion. Nous décou­vrons également
qu’il est impos­si­ble de les com­bat­tre et encore moins de les vaincre,
parce qu’ils sont tou­jours pro­tégés et non pas par tel
ou tel per­son­ne ou groupe, mais par le sys­tème lui-même.
Nous voyons enfin qu’eux aus­si, mal­gré tous leurs privilèges,
sont impuis­sants s’ils ne reçoivent pas des direc­tives « d’en
haut ». On peut briève­ment en arriv­er à la
con­clu­sion que, aux plus hauts niveaux, la bureau­cratie ne se
dis­tingue pas de l’élite au pou­voir et se mêle à
elle, en s’en détachant de temps en temps. Les bureau­crates ne
sont que les alter ego, le mis­ter Hyde de ceux qui sont aux postes de
respon­s­abil­ité : aimés et hais, défendus et
insultés. achetés et ven­dus, usés et abusés
par leurs patrons.

L’ « intelligentsia
tech­nique », autrement dit la « technocratie »
est un autre groupe social intéres­sant et con­tra­dic­toire, qui
porte atteinte aux con­quêtes des luttes ouvrières, à
la révo­lu­tion. Générale­ment situés dans
l’in­dus­trie, les tech­nocrates y jouent un grand rôle au niveau
des déci­sions. Leur pou­voir de déci­sion est plus élevé
que leur pou­voir numérique et cela grâce aux normes
légales qui imposent une dis­ci­pline dans la ges­tion des
entre­pris­es. Les déci­sions finales sur toutes les questions
qui con­cer­nent la ges­tion de l’en­tre­prise devrait revenir de droit à
tous ceux qui font par­tie de la vie de l’en­tre­prise. Mais en réalité
le choix retombe tou­jours sur une des deux ou trois solutions
pro­posées par les tech­nocrates, tou­jours présents en
force dans toutes les com­mis­sions les plus impor­tantes qui s’occupent
des prob­lèmes fon­da­men­taux, comme la planification,
l’or­gan­i­sa­tion de la pro­duc­tion, le mar­ket­ing et la dis­tri­b­u­tion des
revenus. Pour ce qui a trait en par­ti­c­uli­er à ce dernier
point, toute ten­ta­tive de répar­ti­tion égal­i­taire est
fer­me­ment découragée par le par­ti. les syn­di­cats et les
autres organ­i­sa­tions « socio-poli­tiques » et
aus­sitôt qual­i­fiée d’ « ouravnilovka »
(c’est à dire ten­dance au nivellement)[[Note du traducteur :
« Ouravnilov­ka » : mot russe traduit
ordi­naire­ment par « égal­i­tarisme mal fondé,
injus­ti­fié ; niv­elle­ment de salaire ». En
fait, pour com­pren­dre exacte­ment, on peut se reporter à un
manuel d’ « Économie Poli­tique » ed.
sovié­tique 1954, mais tou­jours en usage, qui définit
ain­si le mot : « l’ouravnilov­ka est un signe de
vision petite-bour­geoise du social­isme comme niv­elle­ment général
des besoins, des con­di­tions de vie, de goûts et de
con­som­ma­tion ». Dans l’adap­ta­tion française de
P.Nikitine « principes d’é­conomie politique »,
ce pas­sage est sup­primé et seules appa­rais­sent les points de
l’é­mu­la­tion social­iste, qu’on pour­rait résumer avec
Staline : « on ne peut tolér­er qu’un ouvrier
d’un laminoir sidérurgique gagne autant qu’un bal­ayeur. On ne
peut tolér­er qu’un chauf­feur dans les chemins de fer gagne
autant qu’un copiste. Marx et Lénine dis­ent que la différence
entre le tra­vail qual­i­fié et le non qual­i­fié existera
encore dans le sys­tème social­iste, et même après
la sup­pres­sion des class­es(…) » (nou­velle situation,
nou­velles tâch­es pour l’or­gan­i­sa­tion de l’économie »
26-06-1931).]]. 

Cette. ten­dance est
bien enten­du con­sid­érée comme néga­tive et est
forte­ment cri­tiquée puisqu’elle rend impos­si­ble une
rétri­bu­tion du per­son­nel « adap­tée au
tra­vail fourni ». On oublie encore volon­tiers que les
ouvri­ers, pris comme groupe, touchent une prime qui en rap­port au
tra­vail fourni (quel qu’il soit) est tou­jours inférieure à
celle des « tech­nocrates » et des
« bureau­crates », en dépit de ce que la
con­tri­bu­tion de ces deux dernières caté­gories au
bien-être de la société soit très
inférieure à celle des ouvri­ers. Il est juste de
rap­pel­er ici que, encore que les mem­bres de l’élite dominante
aient sou­vent cri­tiqué cet aspect et pose le problème
sans jamais cepen­dant lui don­ner une solu­tion, mon opin­ion à
ce pro­pos est que l’élite au pou­voir en jus­ti­fi­ant la faillite
pra­tique de l’au­to­ges­tion (ou plus exacte­ment : l’échec
de la ten­ta­tive d’in­tro­duc­tion de l’au­to­ges­tion tou­jours plus
rapi­de­ment et tou­jours plus en pro­fondeur dans la vie sociale
quo­ti­di­enne), invente et défend le mythe de la
« bureau­cratie », de la « technocratie »
et de la « tech­nobu­reau­cratie ». Celles-ci sont
con­sid­érées comme les obsta­cles les plus importants
aux­quels se heurte le développe­ment ultérieur de
l’au­to­ges­tion. mais en atten­dant elles ne mod­i­fient en rien ou
presque les priv­ilèges soci­aux, économiques et
cul­turels des dif­férents groupes soci­aux. De cette manière,
ces groupes soci­aux ser­vent à mas­quer le rôle et la
posi­tion sociale de l’élite dominante.

L’in­tel­li­gentsia est
égale­ment un groupe social priv­ilégié, que ce
soit du point de vue socio-économique que du point de vue
cul­turel, car elle fait par­tie des class­es moyennes, ses mem­bres sont
présents dans tous les groupes soci­aux que nous avons
men­tion­nés, mais ils dis­posent aus­si d’un ter­rain d’action
spé­ci­fique dans la sphère sociale : celle des
mass-media et des insti­tu­tions sci­en­tifiques et de formation.
L’in­tel­li­gentsia con­trôle donc la pro­duc­tion intellectuelle
d’une société dans laque­lle l’idéolo­gie revêt
un rôle extrême­ment impor­tant à tous les niveaux.
Étant don­né ce pou­voir, l’in­tel­li­gentsia est soumise à
son tour à un con­trôle lourd et sévère de
l’élite, qui à la fois la méprise et la porte
aux nues pour son tra­vail, jugé naturelle­ment au point de vue
de la classe dom­i­nante. Le con­trôle est particulièrement
rigoureux dans le domaine des mass-media et le secteur cul­turel aux
niveaux les plus élé­men­taires ; il l’est moins, en
revanche, aux niveaux les plus élevés (par exem­ple dans
les uni­ver­sités). Dans ce sens les insti­tu­tions scientifiques
sont rel­a­tive­ment libres, mais si elles « n’uti1isent pas
cor­recte­ment » cette lib­erté, elles peu­vent être
privées de ressources finan­cières vitales. 

Il y a une très
grande dif­férence entre l’in­tel­li­gentsia de type tech­nique et
celle de type human­iste ou social : la pre­mière ne
ren­con­tre pra­tique­ment pas d’ob­sta­cles dans son tra­vail (sauf
évidem­ment des prob­lèmes « objectifs »
comme le manque réel de fonds) alors que les deux autres
n’ob­ti­en­nent que ce qu’elles méri­tent (et cela du point de vue
de l’élite). Ces dernières années il y a eu une
reprise de la ten­dance à lim­iter le nom­bre des étudiants
dans les dis­ci­plines sociales et human­istes sous le prétexte
que la société a peu besoin de cadres poli­tiques ayant
cette for­ma­tion. Il est intéres­sant de remar­quer que les
philosophes et les soci­o­logues ren­trent dans cette catégorie,
de même qu’il n’est pas inutile de soulign­er que des mem­bres de
ces branch­es for­maient la par­tie prin­ci­pale de ce que l’on pourrait
appel­er le groupe des « dis­si­dents ». Enfin on
peut observ­er une chute brusque d’in­térêt par rap­port à
ces deux pro­fes­sions, tant de la part de la société que
des étu­di­ants, surtout depuis la défaite du mouvement
anti-autori­taire des étu­di­ants, entre la fin des années
60 et le début des années 70. Cela aurait dû
amen­er (surtout les marx­istes) à la con­clu­sion indu­bitable que
la société n’avait plus besoin de cri­tiques, ce qui
voulait dire que les class­es dirigeantes ne voulaient pas être
gênées par des cri­tiques « extrémistes »
ou « non con­struc­tives ». Cepen­dant, comme la
société n’est pas en mesure de déclar­er qu’elle
n’a plus besoin de philosophes ni de soci­o­logues, elle cherche à
soulign­er du moins leur faible uti1ité. L’intérêt
des étu­di­ants pour ces matières est exceptionnellement
élevé, si on les com­pare à celui envers des
pro­fes­sions fort lucra­tives comme celles liées au droit
(« bureau­cra­tiques ») et à l’économie
(« tech­nocra­tique »). Il s’est donc créé
un cli­vage pro­fond entre les aspi­ra­tions des jeunes et les intérêts
de l’élite sociale dominante. 

Cette dernière
n’hésite pas à recon­naître que l’autogestion
con­stitue un pas en avant vrai­ment révo­lu­tion­naire. Mais en
même temps elle se rend compte que c’est aus­si un pas vers la
reven­di­ca­tion poli­tique d’une par­tie des priv­ilèges qui sont
actuelle­ment le mono­pole exclusif des class­es moyennes. L’élite
dom­i­nante pro­tège les priv­ilèges de ces class­es, mais
elle en réprime les ambi­tions poli­tiques. Dans le pre­mier cas
elle con­tred­it les intérêts de la majorité des
tra­vailleurs ; dans le sec­ond elle entre en con­flit avec une partie
des class­es moyennes. En d’autres ter­mes, elle joue avec les deux
groupes soci­aux comme le chat avec la souris. Je pense avoir dit
assez claire­ment qu’à mon avis aucun des groupes sociaux
évo­qués jusqu’à présent (sauf l’élite
du par­ti) ne détient le pou­voir poli­tique. Voilà le
seul priv­ilège que l’élite ne partage avec personne. 

La dif­férence
qui se trou­ve entre les niveaux nor­mat­ifs et pra­tiques de la vie
sociale est énorme. L’élite dom­i­nante laisse intacte la
struc­ture de classe de la société en con­ser­vant tels
quels les priv­ilèges qu’elle a et ceux des class­es moyennes en
se ser­vant du mythe, en même temps épou­van­tail, de
l’au­to­ges­tion (le pou­voir des travailleurs).

L’au­to­ges­tion
n’est prise au sérieux que par les tra­vailleurs et les classes
moyennes inférieures (autres que celles qui font par­tie de
l’in­tel­li­gentsia), c’est à dire par ceux qui aspirent à
amélior­er leur posi­tion à l’in­térieur de la
société, ou à porter en avant active­ment, dans
la pra­tique, le proces­sus révo­lu­tion­naire. Ain­si l’autogestion
est dévelop­pée et freinée par le même
groupe social qui pour­suit rigoureuse­ment ses intérêts,
en attaquant les priv­ilèges des class­es moyennes par
l’au­to­ges­tion, et en freinant l’au­to­ges­tion pour main­tenir la
hiérar­chie sociale. Les tra­vailleurs sont encour­agés à
atta­quer les servi­teurs de l’élite dom­i­nante, ser­vant ainsi
eux-mêmes d’in­stru­ment pour la con­ser­va­tion du système
dans lequel ils ont le rang de tra­vailleurs ; et où
para­doxale­ment appa­raît une pos­si­bil­ité d’abolir une
société de patrons, de servi­teurs et de prolétaires,
du moins si les tra­vailleurs pre­naient l’au­to­ges­tion (trop) au
sérieux.

En con­clu­sion :
l’élite dom­i­nante est iden­tique à la bureau­cratie au
niveau élevé et est la classe qui guide la société.
Elle exploite les class­es moyennes qui défend­ent leurs
intérêts, ser­vent de tam­pon et cal­ment l’ac­tion des
mass­es non priv­ilégiées. En même temps, elle
exploite égale­ment les class­es sociales non-privilégiées
qui en lut­tant pour leurs droits par l’au­to­ges­tion la préservent
des ambi­tions par­fois trop fortes des class­es moyennes. C’est une
sit­u­a­tion poli­tique pré­caire qui présente tou­jours deux
issues pos­si­bles : une voie vers la société
lib­er­taire, une autre vers le total­i­tarisme. Il est curieux que les
par­ti­sans de l’au­to­ges­tion ne soient pas lib­er­taires ni
anti-autori­taires. Ils cherchent finale­ment à retrouver
exclu­sive­ment dans la tra­di­tion marx­iste-lénin­iste les racines
de l’au­to­ges­tion, et évidem­ment on ne peut en atten­dre de bons
résul­tats. Les orig­ines lib­er­taires de l’au­to­ges­tion sont
presque com­plète­ment ignorées, du moins, c’est ce qu’il
semble. 

Enfin nous devons
pos­er le prob­lème de la con­sis­tance réelle et de la
valeur de l’au­to­ges­tion en Yougoslavie. Existe-t-elle réellement ?
La réponse est pos­i­tive puisqu’il y a des gens prêts et
capa­bles de lut­ter pour l’ap­pli­quer ; néga­tive puisqu’elle
n’est pas appliquée. Mais elle existe plus au niveau de la
base, dans les usines et les insti­tu­tions, que dans les com­munes, les
Républiques ou la Fédéra­tion ; plus dans
les secteurs poli­tique­ment moins « sensibles »
que dans d’autres : plus dans les secteurs économiquement,
cul­turelle­ment et poli­tique­ment plus développés ;
finale­ment je veux espér­er aujour­d’hui plus qu’hi­er et demain
plus qu’aujourd’hui.

Slo­bo­dan
Drakulic
(traduit
de l’i­tal­ien, A. RIVISTA ANARCHICA novem­bre 1979) 


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