La Presse Anarchiste

D’un printemps à l’autre (1979/1989)

Entre le « Print­emps de Pékin » de 1978–1979 [[Sur ce point, voir : Huang S., A. Pino, L Epstein, Un bol de nids d’hi­ron­delles ne fait pas le print­emps de Pékin, Bib­lio­thèque asi­a­tique, Chris­t­ian Bour­go­is édi­teur, Paris, 1980 ; V. Sidane, Le Print­emps de Pékin (oppo­si­tions démoc­ra­tiques en Chine, novem­bre 1978-mars 1980), col­lec­tion archives, Gal­li­mard-Jul­liard, Paris, 1980.]] et les événe­ments d’avril-juin 1989, à dif­férentes repris­es, la fièvre a mon­té dans les cam­pus, don­nant libre cours à des remous d’iné­gale ampleur [[Ce texte est tiré d’une étude beau­coup plus longue sur les « années Deng » qui doit servir de pré­face à une antholo­gie des œuvres poli­tiques de Wei Jing­sheng, ouvrage à paraître prochaine­ment. Les élé­ments réu­nis pour sa rédac­tion provi­en­nent, essen­tielle­ment, de la presse de Chine pop., le Quo­ti­di­en du peu­ple ou le Quo­ti­di­en de Pékin, mais aus­si de la presse de Hong Kong, Zhen­ming (rival­isons), Baix­in (1e peu­ple) ou bien encore Jiushi niandai (les années 90).]].

Les acteurs du « Print­emps de Pékin » de 1978–1979, celui du « Mur de Xidan », apparte­naient, pour l’essen­tiel, à la généra­tion des gardes rouges. Exilés à la cam­pagne — où ils eurent, plusieurs années durant, tout le loisir de méditer sur la façon dont le pou­voir les avait manip­ulés et l’op­por­tu­nité de partager la vie de paysans dont, le plus sou­vent, ils ne soupçon­naient pas le sort mis­érable —, ils sont ensuite revenus en ville, clan­des­tine­ment en général, tirant prof­it des bal­bu­tiements de la jeune poli­tique de libéral­i­sa­tion. Mais c’est en qual­ité d’ou­vri­ers qu’ils réus­siront, la plu­part du temps, à se refaire une place dans la société. Certes, le Mou­ve­ment pour la démoc­ra­tie a bien comp­té dans ses rangs quelques étu­di­ants, en tant que tels, mais on observe que leur influ­ence quan­ti­ta­tive a été insignifi­ante et leur puis­sance qual­i­ta­tive proche de zéro. Quelques excep­tions nota­bles : Wang Jun­dao de la revue Print­emps de Pékin, Hu Ping de Terre fer­tile, ou bien encore Yang Guang d’Explo­ration. Toute­fois, à la faveur des événe­ments, la plu­part des étab­lisse­ments d’en­seigne­ment supérieur ne tarderont pas à s’en­richir de bul­letins étu­di­ants autonomes, bul­letins qui béné­ficieront même, en cer­tains secteurs, de l’aval, voire de l’aide, de l’ad­min­is­tra­tion uni­ver­si­taire : tel fut le cas, par exem­ple, de Lac sans nom à l’U­ni­ver­sité de Pékin [Bei­da], de l’É­tu­di­ant à l’U­ni­ver­sité Fudan de Shang­hai, des Collines Jialu à l’U­ni­ver­sité de Wuhan, ou bien encore des Abri­cots rouges de l’U­ni­ver­sité Zhong­shan de Can­ton. Il n’empêche, au milieu de l’an­née 1980, lorsque les revues non offi­cielles seront inter­dites, les feuilles étu­di­antes devront sus­pendre, elles aus­si, leur pub­li­ca­tion. Trente-deux étu­di­ants de l’U­ni­ver­sité de Pékin, par­mi lesquels deux jeunes hommes du nom de Fen Jie et de Fang Zhiyan, forts des encour­age­ments de trente-qua­tre revues indépen­dantes, con­fieront bien alors à l’ex­a­m­en de l’Assem­blée pop­u­laire nationale un pro­jet de loi sur les pub­li­ca­tions, pro­jet qu’ils accom­pa­g­neront d’une liste de sou­tien grosse de quelque 600 sig­na­tures. Mais leur propo­si­tion — s’en éton­nera-t-on ? ne recevra aucun écho de la part des délégués de ladite Assemblée.

À l’époque du pre­mier « Print­emps de Pékin », les étu­di­ants s’en­gageront surtout dans des opéra­tions visant à l’amélio­ra­tion de leur con­di­tion. Des prob­lèmes d’e­space, notam­ment, con­sé­cu­tifs à la pra­tique maoïste du détourne­ment des lieux édu­cat­ifs, seront à l’o­rig­ine de quelques con­vul­sions. Après le déclenche­ment de la « Révo­lu­tion cul­turelle », l’en­seigne­ment supérieur ayant pra­tique­ment dis­paru, il avait fal­lu atten­dre 1978 pour que de nou­veau les exa­m­ens d’en­trée — c’est-à-dire des épreuves fondées sur l’ap­ti­tude intel­lectuelle des can­di­dats et sur leurs con­nais­sances —, soient réin­tro­duits dans les uni­ver­sités et qu’on recom­mence à inscrire des étu­di­ants en troisième cycle. Mais, entre-temps, de nom­breux étab­lisse­ments d’en­seigne­ment supérieur avaient été investis par des mil­i­taires ou des entre­pris­es qui se les étaient appro­priés. Lorsque les cours reprirent, ceux qui s’y étaient instal­lés refusèrent de restituer les bâti­ments aux étu­di­ants. Partout, des salles de classe fai­saient défaut, sans que les autorités, qui feignaient l’ig­no­rance, s’en alar­massent out­re mesure. Pour faire val­oir leur droit à l’en­seigne­ment, les étu­di­ants durent se résoudre à alert­er la société, moyen­nant l’or­gan­i­sa­tion de man­i­fes­ta­tions. Ain­si, le 10 octo­bre 1979, les étu­di­ants de l’U­ni­ver­sité du peu­ple [Ren­da] de Pékin descen­dront dans la rue pour ten­ter de recou­vr­er leur bien. Ils tra­verseront la place Tian’an­men et s’ac­croupiront devant la porte Xin­hua de Zhong­nan­hai, avant d’aller pos­er des daz­ibaos au Mur de la démoc­ra­tie de Xidan. Le 12 octo­bre, 800 enseignants et étu­di­ants de l’In­sti­tut cen­tral de l’é­conomie et des finances de Pékin s’ex­primeront à leur tour pour obtenir de la man­u­fac­ture de tabac « Grande Muraille » qu’elle évac­ue l’Institut.

L’af­faire qui inter­vint au début de l’an­née suiv­ante aurait pu débor­der l’en­ceinte des écoles et se traduire par un reten­tisse­ment social plus grand. Le 12 févri­er 1980, en effet, le Comité per­ma­nent de la 5e Assem­blée pop­u­laire nationale, pro­mulgue une « Déci­sion de procéder à des élec­tions au niveau du dis­trict au suf­frage direct ». À peine cette déci­sion est-elle con­nue que les étu­di­ants de Shang­hai enta­ment leur cam­pagne élec­torale. Et, en divers endroits, il bat­tront même les can­di­dats offi­ciels. Fu Shen­qi, un jeune ouvri­er mil­i­tant de la démoc­ra­tie, de Shang­hai, rédac­teur en chef de la Voix de la démoc­ra­tie, entre en lice. Bien qu’é­carté des listes élec­torales par les autorités, il n’en recueille pas moins de nom­breux suf­frages et se voit désigné. Mais on le privera de son siège, en toute illé­gal­ité. Les étu­di­ants de l’U­ni­ver­sité de Pékin pren­dront égale­ment une part active à ces élec­tions. Par­mi les can­di­dats fig­urent deux respon­s­ables de revues non offi­cielles, Wang Jun­dao et Hu Ping. Hu Ping sera élu député du peu­ple dans le dis­trict de Haid­ing (Pékin). Les étu­di­ants de l’É­cole nor­male du Hunan par­ticipent aus­si à la con­sul­ta­tion. Les autorités locales s’e­sc­rimant trop osten­si­ble­ment à con­trôler le scrutin, les étu­di­ants hunan­nais vont sig­ni­fi­er ouverte­ment leur dés­ap­pro­ba­tion, cer­tains d’en­tre eux allant même jusqu’à entamer une grève de la faim. Le Comité provin­cial du Par­ti, optant sans réserve pour le camp de l’ad­min­is­tra­tion de l’É­cole, les étu­di­ants devront se résoudre à mon­ter à Pékin pour dépos­er une plainte auprès des autorités cen­trales. Rai­son leur sera don­née mais les jeunes gens n’au­ront pas le temps de savour­er leur vic­toire. Dao Sheng, leur leader, est expul­sé de son étab­lisse­ment puis arrêté en secret. On l’en­voie finale­ment dans un camp de réé­d­u­ca­tion par le tra­vail. Et le rideau tombe sur cette fic­tion d’élec­tions libres.

Par la suite, des vagues de con­tes­ta­tion étu­di­ante défer­leront régulière­ment. En mai 1980, par exem­ple, les étu­di­ants de l’U­ni­ver­sité de Nankin dénon­cent des erreurs com­mis­es par le Comité du Par­ti de l’U­ni­ver­sité. On relève d’autres gestes de ce genre ailleurs. Mais, chaque fois, ce seront des ten­ta­tives large­ment dic­tées par les cir­con­stances et qui demeureront isolées et net­te­ment localisées.

Au cours des années com­pris­es entre 1980 et 1984, la réforme économique rurale ren­con­tre un suc­cès évi­dent et l’é­conomie chi­noise se développe. Le statut social des intel­lectuels, lui aus­si, s’améliore. Nom­breux sem­blent alors ceux qui fondent leurs espoirs sur les réfor­ma­teurs, et avant tout sur Deng Xiaop­ing. Sans doute faut-il imput­er à cela le calme relatif qui régn­era un temps dans les étab­lisse­ments d’en­seigne­ment supérieur. Mais, à la fin de l’an­née 1984 et au début de l’an­née suiv­ante, l’échec de la réforme économique urbaine devenant patent, la cor­rup­tion des bureau­crates éclate au grand jour et leur inca­pac­ité à régler les prob­lèmes s’é­tale désor­mais sans fard. L’in­fla­tion devient extrême­ment forte et la con­di­tion des déten­teurs du savoir, comme celle de leurs héri­tiers, en subi le con­tre­coup : le pou­voir d’achat des salaires des pro­fesseurs et des bours­es d’é­tudes ne va pas cess­er de se détéri­or­er. Si on ajoute à cela le mécon­tente­ment provo­qué par la faib­lesse de la part réservée à l’en­seigne­ment dans le bud­get nation­al, on le voit, les motifs ne man­quent pas, pro­pres à raviv­er la colère étu­di­ante. Dans un con­texte général de fail­lite de l’idéolo­gie com­mu­niste, le pou­voir s’esquiv­era en jouant la seule carte qu’il gar­dait dans sa manche, celle du patri­o­tisme. Et les étu­di­ants fer­ont vibr­er la corde de l’amour du pays, laque­lle leur four­nit, en quelques occa­sions, pré­texte à remuer.

Le 15 août 1985, jour anniver­saire de la capit­u­la­tion du Japon, le Pre­mier min­istre japon­ais, Yasuhi­ro Naka­sone, et dix-huit de ses min­istres se ren­dent en vis­ite offi­cielle au tem­ple Yasukani (qu’on appelle en Chine le « tem­ple des crim­inels de guerre ».), à Tokyo, où sont con­servées les tablettes funéraires de Hide­ki Tojo et d’autres « crim­inels de guerre de la classe A ». Les étu­di­ants chi­nois reçoivent ce geste comme un affront. Le 12 sep­tem­bre 1985, des affich­es sont apposées à l’U­ni­ver­sité de Pékin qui sug­gèrent qu’on institue le 18 sep­tem­bre un « jour de la honte nationale » (le 18 sep­tem­bre 1931, les Japon­ais étant entrés en guerre con­tre la Chine). Leurs auteurs con­vient leurs cama­rades à un attroupe­ment sur la place Tian’an­men. Dans tous les étab­lisse­ments d’en­seigne­ment supérieur, le scé­nario se répète à l’i­den­tique. Toute­fois, si les daz­ibaos qui fleuris­sent, en l’oc­cur­rence, se fix­ent pour objet prin­ci­pal de dén­i­gr­er les « impéri­al­istes japon­ais », cer­tains con­ti­en­nent des attaques con­tre Deng Xiaop­ing — sa posi­tion vis-à-vis du Japon étant jugée trop con­ciliante —, et, plus générale­ment, émet­tent des cri­tiques à l’é­gard de la poli­tique chi­noise d’ou­ver­ture. D’au­cuns se hasarderont même, dans leurs philip­piques, à dis­sert­er sur la démoc­ra­tie ou la lib­erté. Le Comité cen­tral du Par­ti usera de tous les strat­a­gèmes pos­si­bles et imag­in­ables pour faire échec au rassem­ble­ment du 18 sep­tem­bre. Il opposera, c’est assez dire, sa force d’in­er­tie aux étu­di­ants, ten­tera de les divis­er… Rien n’y fera. Les étu­di­ants con­ver­gent vers la place Tian’an­men. À Cheng­du (Sichuan) ou à Xi’an (Shaanxi), on s’ac­tive aus­si con­tre l’in­va­sion économique de l’empire du Soleil-Lev­ant. Le 1er octo­bre, jour de la fête nationale, les étu­di­ants de divers étab­lisse­ments sco­laires de Xi’an man­i­fes­tent, et cela jusqu’au matin du 3. Ceux de Cheng­du pren­nent la relève, chez eux, durant la nuit du 15 au 16 octo­bre. En sep­tem­bre ou en octo­bre, partout en Chine, on assis­tera à des scènes ana­logues. Le bruit court qu’une action générale a été envis­agée pour le 9 décem­bre, sous cou­vert de célébr­er le 50e anniver­saire du 9 décem­bre 1935 (ce jour-là, les étu­di­ants péki­nois s’é­taient émus de l’in­va­sion japon­aise du Nord de la Chine). Mais le Par­ti com­mu­niste, prenant les étu­di­ants de vitesse, rameutera l’ensem­ble de ses forces et récupér­era l’ini­tia­tive en arrangeant lui-même une céré­monie officielle.

Sig­nalons, au pas­sage, quelques parades exé­cutées par des étu­di­ants issus d’eth­nies minori­taires. Le 22 décem­bre 1985, 200 jeunes ouï­gours, élèves de l’In­sti­tut cen­tral des minorités, se réu­nis­sent sur la place Tian’an­men pour pro­test­er con­tre les essais nucléaires effec­tués au Xin­jiang et pour revendi­quer une autonomie plus grande de la région. Le 26 décem­bre, à Shang­hai, les étu­di­ants de divers­es minorités fer­ont de même.

En 1986, con­fron­té une nou­velle fois à l’échec de la réforme économique dans les zones urbaines, le Par­ti com­mu­niste se trou­ve con­traint de ranimer le fan­tôme de la réforme poli­tique. Les intel­lectuels se dépensent fébrile­ment en dis­cus­sions sur la ques­tion, cer­tains, s’a­ban­don­nant jusqu’à par­ler de démoc­ra­tie. À leur sens, en effet, la démoc­ra­tie, seule, vien­dra à bout de l’in­fla­tion, de la déval­u­a­tion, de la baisse du pou­voir d’achat, des dis­par­ités sociales, de l’af­fairisme bureau­cra­tique, de la cor­rup­tion, en bref de tous les maux induits par une réforme économique mal ini­tiée. Tout cela débouchera sur la mobil­i­sa­tion étu­di­ante la plus impor­tante que la Chine ait con­nue depuis la « Révo­lu­tion cul­turelle » [[Sur le mou­ve­ment étu­di­ant de l’hiv­er 1986, voir : Ba Qi [Huang San], « l’Avenir est à nous ! » Quelques remar­ques sur le mou­ve­ment étu­di­ant chi­nois, Iztok, revue lib­er­taire sur les pays de l’Est, Paris, n° 14, sep­tem­bre 1987, pp. 15–22.]].

Le 5 décem­bre 1986, plus d’un mil­li­er d’é­tu­di­ants de l’É­cole poly­tech­nique de Chine de Hefei (Anhui) se rassem­blent : ils s’indig­nent de la déci­sion arrêtée par leur admin­is­tra­tion d’in­valid­er les can­di­da­tures avancées par eux aux élec­tions de dis­trict. Le 9 décem­bre 1986 (51e anniver­saire du mou­ve­ment du 9 décem­bre 1935), ils sont plus de 3.000, venant de l’É­cole poly­tech­nique de Chine mais aus­si de l’U­ni­ver­sité de l’An­hui et de l’U­ni­ver­sité indus­trielle de l’An­hui, à déam­buler dans les artères de la ville aux cris de : « Nous voulons la démoc­ra­tie ! Sans démoc­ra­tie, pas de mod­erni­sa­tion ». Le même jour, à Wuhan, plus de 2.000 étu­di­ants bro­car­dent les « élec­tions bidons ». Le 13 décem­bre, les délégués des étu­di­ants de Fuzhou, un mil­li­er de per­son­nes, invo­quent la démoc­ra­tie, le respect des droits de l’homme et l’ac­céléra­tion de la réforme poli­tique. Le 14 et le 15, un mil­li­er d’é­tu­di­ants de Shen­zhen s’in­sur­gent con­tre l’aug­men­ta­tion des frais de sco­lar­ité et le sys­tème des pénal­ités sanc­tion­nant l’échec aux exa­m­ens. Du 17 au 19 décem­bre, à Kun­ming, 2.000 étu­di­ants promè­nent des cal­i­cots sur lesquels on lit : « Vive la démoc­ra­tie ! Vive la lib­erté ! » et exi­gent le droit de choisir libre­ment leurs can­di­dats aux élec­tions de dis­trict. Le 20, à Can­ton, 300 étu­di­ants de l’U­ni­ver­sité Zhong Shan, mais qui pour la plu­part sont orig­i­naires d’autres provinces que le Guang­dong, assiè­gent les locaux du gou­verne­ment munic­i­pal pour faire val­oir ces deux requêtes : le con­trôle des prix et la lib­erté de la presse.

Mais la plus grande des man­i­fes­ta­tions de la péri­ode se tient à Shang­hai, à la suite de bru­tal­ités poli­cières exer­cées sur des étu­di­ants, et du refus des autorités de châti­er les coupables. Le 19, dans l’après-midi, les étu­di­ants des uni­ver­sités Fudan, Jiadong, Tongji, et d’autres étab­lisse­ments, avaient envahi la place du Peu­ple en hurlant : « Démoc­ra­tie ! Lib­erté ! Égal­ité ! ». Toute la nuit, et dix-huit heures durant, mal­gré le froid et la faim qui les tenaille, un mil­li­er d’en­tre eux étaient restés assis devant le siège du gou­verne­ment munic­i­pal. Le 20, à 5 h 50 du matin, plusieurs mil­liers de policiers avaient chargé, procé­dant à des inter­pel­la­tions. La riposte des étu­di­ants ne tardera pas. Le jour même, de 60.000 à 70.000 d’en­tre eux dénon­cent les « actes fas­cistes des policiers » et par­courent la ville en scan­dant ces deux mots d’or­dre « Nous voulons la réforme démoc­ra­tique ! Nous voulons la lib­erté ! ». Des heurts se pro­duisent entre la foule et les forces de l’or­dre. Le 21, plusieurs dizaines de mil­liers d’é­tu­di­ants se massent aux cris de : « Non aux bru­tal­ités poli­cières ! Nous voulons les droits de l’homme ! ». Ils noti­fient en même temps, au maire de la munic­i­pal­ité, Jiang Zemin, leurs qua­tre desider­a­ta : la démoc­ra­tie et la lib­erté ; la lib­erté de la presse ; la recon­nais­sance du car­ac­tère légal, patri­o­tique et juste du mou­ve­ment étu­di­ant ; la garantie de la sécu­rité des étu­di­ants. Tout ce temps, la presse offi­cielle, quand elle ne s’en­fer­mera pas dans un mutisme opiniâtre rel­a­tive­ment à la lutte étu­di­ante, en ren­dra compte en la dénat­u­rant : des dépêch­es de l’A­gence Chine nou­velle, par exem­ple, indiquent que les colonnes des protes­tataires ont blo­qué la cir­cu­la­tion, qu’elles ont trou­blé l’or­dre social et nui à la bonne marche de la pro­duc­tion. Ce qui ajoute encore à l’ire des étu­di­ants. Le 22, le bureau de la Sécu­rité publique de Shang­hai dif­fuse une cir­cu­laire pré­cisant que tous ceux qui désirent défil­er doivent en for­muler préal­able­ment la per­mis­sion et soumet­tre le nom d’un respon­s­able. Cela ne retien­dra pas une dizaine de mil­liers d’é­tu­di­ants de con­fluer en cortège vers le cen­tre de la ville le lendemain.

Le 22 décem­bre, les étu­di­ants de l’U­ni­ver­sité de Nankin et ceux de l’In­sti­tut des tech­nolo­gies de Nankin se répan­dent dans la ville. Plusieurs dizaines de mil­liers de per­son­nes encer­clent le siège du Comité per­ma­nent de l’Assem­blée pop­u­laire provin­ciale. Ils deman­dent la lib­erté, la démoc­ra­tie et des réformes. Au cours de la nuit, d’autres man­i­fes­ta­tions suiv­ent. Le 25 au soir, plusieurs mil­liers d’é­tu­di­ants se pressent sur la place Gulou, paralysant la cir­cu­la­tion de toute la ville. À Tian­jin, le 24 décem­bre, plus de 3.000 étu­di­ants de l’U­ni­ver­sité Nankai ou d’autres étab­lisse­ments d’en­seigne­ment supérieur se présen­tent devant le siège du gou­verne­ment munic­i­pal aux cris de : « Lib­erté de la presse ! À bas les priv­ilèges ! ». Le 25, à Hangzhou, les étu­di­ants don­nent libre cours à leur dés­ap­pro­ba­tion face au black-out des infor­ma­tions et récla­ment la mise en œuvre des réformes poli­tiques. À Suzhou, le 27, les étu­di­ants défi­lent dans les campus.

Pékin sera la dernière ville à bouger. Déjà, aux alen­tours du 9 décem­bre, lors des inci­dents sur­venus dans l’An­hui, des daz­ibaos sont appliqués dans Bei­da et dans d’autres fac­ultés. Le 26 décem­bre, la munic­i­pal­ité de Pékin pro­mulgue un règle­ment en dix points sur les man­i­fes­ta­tions : les rassem­ble­ments et les pro­ces­sions sont désor­mais sub­or­don­nés à autori­sa­tion préal­able et, en tout état de cause, stricte­ment pro­hibés dans cer­tains lieux comme Zhong­nan­hai ou la place Tian’an­men. Le 29, à l’aube, plusieurs cen­taines d’é­tu­di­ants de l’É­cole nor­male supérieure de Pékin, à l’in­térieur de leur cam­pus, fusti­gent le texte. Un cortège marche ensuite vers Bei­da et vers Qinghua, gros de 2.000 ou 3.000 per­son­nes. Le Quo­ti­di­en de Pékin par­lera, à son pro­pos, de « man­i­fes­ta­tion illé­gale » ne regroupant que 200 ou 300 per­son­nes et rap­pellera que l’af­fichage des daz­ibaos était défendu [[Le 16 jan­vi­er 1980, dans un dis­cours pronon­cé lors d’une réu­nion de cadres con­vo­quée par le Comité cen­tral du Par­ti, Deng Xiaop­ing avait pro­posé la sup­pres­sion des « Qua­tre grandes lib­ertés ». [si da] (« libre expres­sion d’opin­ions, large exposé d’idées, daz­ibao et grand débat.) inscrites dans la Con­sti­tu­tion (cf. Deng Xiaop­ing, « la Sit­u­a­tion actuelle et nos tâch­es », Texte choi­sis (1975–1982), édi­tions en langues étrangères, Pékin, 1985, p.249). Ce sera chose faite avec la nou­velle Con­sti­tu­tion, la qua­trième dont se soit dotée la Chine, adop­tée le 4 décem­bre 1982.]]. La réac­tion des étu­di­ants ne se fait pas atten­dre : un avis est plac­ardé à Bei­da appelant les étu­di­ants à se retrou­ver le jour de l’an, sur la place Tian’an­men. Le 30, les étu­di­ants con­tin­ueront de récuser le règle­ment en dix points. Le maire de Pékin, Chen Xitong, men­ace : ceux qui ont dans l’idée d’en­vahir la place Tian’an­men le jour de l’an en seront pour leurs frais. Le 31, les autorités de la cap­i­tale lan­cent un aver­tisse­ment : quiconque ten­tera de man­i­fester le lende­main sur la place Tian’an­men s’ex­pose à de sérieuses repré­sailles. Le 1er jan­vi­er, à midi, les étu­di­ants, au mépris de l’in­ter­dic­tion, for­cent les bar­rages de la police et s’é­parpil­lent sur la place. Ils récla­ment la sup­pres­sion du règle­ment en dix points et la lib­erté de man­i­fes­ta­tion. Les forces de l’or­dre procéderont à une ving­taine d’in­ter­pel­la­tions. En fin d’après-midi, une nou­velle offen­sive étu­di­ante se pro­duira, pour obtenir la libéra­tion des cama­rades qui vien­nent d’être arrêtés, qui ne se dis­persera qu’aux pre­mières heures du jour suiv­ant, après que le prési­dent de Bei­da, Ding Shisun, a annon­cé que les per­son­nes appréhendées ont été relâchées. Le 5 jan­vi­er, les étu­di­ants de la cap­i­tale, en présence de jour­nal­istes étrangers, brû­lent des exem­plaires du Quo­ti­di­en de Pékin.

Le mou­ve­ment étu­di­ant de l’hiv­er 1986 aura pour con­séquence directe de sus­citer une purge à l’in­térieur du Par­ti : Hu Yaobang, le secré­taire général, à qui Deng Xiaop­ing reproche son lax­isme vis-à-vis du « libéral­isme bour­geois », est con­traint de démis­sion­ner ; les intel­lectuels les plus libéraux du Par­ti, Fang Lizhi, Wang Ruowang et Liu Binyan sont exclus du Par­ti et quelques autres invités à le quit­ter d’eux-mêmes. Une cam­pagne con­tre le « libéral­isme bour­geois » est déclenchée et une restruc­tura­tion s’opère dans les fac­ultés et les organes de presse qu’on sus­pecte de sym­pa­thie pour les étudiants.

À l’is­sue des événe­ments, le Par­ti com­mu­niste éten­dra son con­trôle sur le monde étu­di­ant. Les cours d’idéolo­gie sont ren­for­cés et les enquêtes sur le com­porte­ment poli­tique des étu­di­ants — au moment de leur accès à l’U­ni­ver­sité comme lors de leur affec­ta­tion ultérieure à un poste de tra­vail — se font plus strictes. En cer­tains points, même, on amé­nage des postes de police sur les cam­pus. De façon générale, on instau­r­era, dans chaque étab­lisse­ment d’en­seigne­ment supérieur, un comité spé­cial chargé de veiller au grain et d’é­touf­fer dans l’œuf toute entre­prise non offi­cielle. À compter de cette date, toutes les man­i­fes­ta­tions étu­di­antes, aus­si insignifi­antes soient-elles, se con­fineront sur les cam­pus et, avant l’ex­plo­sion du print­emps 1989, si les esprits sont loin d’être au calme, aucun mou­ve­ment général ne naî­tra. Un échan­til­lon : entre le 10 et le 19 juin 1987, les étu­di­ants de l’In­sti­tut cen­tral des finances de Pékin déser­tent les salles de classe, une fois encore, pour récrim­in­er con­tre les man­u­fac­tures de tabac de Pékin qui occu­pent tou­jours une par­tie de leurs locaux ; le 7 décem­bre de la même année, les étu­di­ants de l’U­ni­ver­sité des sci­ences économiques et du com­merce de Pékin con­damnent col­lec­tive­ment les pra­tiques par trop bureau­cra­tiques de leur admin­is­tra­tion ; le 3 juin 1988, les étu­di­ants de Bei­da défi­lent pour deman­der qu’un voy­ou qui a assas­s­iné un de leurs cama­rades, Chai Qingfeng, soit puni. On con­state, somme toute, qu’à l’oc­ca­sion de tous ces inci­dents, les autorités fer­ont preuve d’une sou­p­lesse qui con­traste avec leur fer­meté de l’hiv­er 1986 et qu’elles s’emploieront à apais­er les pas­sions pour éviter tout débordement.

Le 15 avril 1989, à peine la nou­velle de la mort de Hu Yaobang est-elle tombée, que des étu­di­ants, accom­pa­g­nés de cer­tains de leurs pro­fesseurs, se pré­cip­i­tent sur la place Tian’an­men. Au cours de la nuit, ils col­lent des daz­ibaos de con­doléances ou des poèmes. Ils ne savent pas encore que dans quelques jours ils y pren­dront posi­tion, et pour longtemps. Mais cela est une autre histoire.

Huang San — Angel Pino


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