La Presse Anarchiste

Protection et libre échange

L’heure des ter­giver­sa­tions est passée. Deux per­spec­tives économiques s’of­frent à l’É­tat bour­geois, – deux sys­tèmes abso­lus et opposés. L’un – le pro­tec­tion­nisme – réclame, exige du Gou­verne­ment une pro­hi­bi­tion énergique. L’autre – le libre-échangisme – se recom­mande à nos sym­pa­thies par ses ten­dances lib­er­taires très prononcées.

Ce sont ces deux avenirs que je vais exam­in­er aujour­d’hui avec impar­tial­ité, con­va­in­cu que les vul­garis­er c’est ample­ment démon­tr­er leur inanité.

Les doc­trines du lais­sez faire, dis­ent les pro­tec­tion­nistes, nous con­duisent à un cat­a­clysme social ; car, ce qui crée le paupérisme, c’est le chô­mage. Or, l’en­vahisse­ment sur nos marchés des pro­duits étrangers est la cause effi­ciente de ce chômage.

Vous oubliez, répon­dent leurs adver­saires, que le mal est inter­na­tion­al, et, par con­séquent, on pour­rait con­stru­ire des murailles infran­chiss­ables pour sépar­er les nations sans en atténuer les funestes effets. Mais là n’est pas votre inten­tion. Vous savez comme nous que si la pro­duc­tion restait la même, la résul­tante serait iden­tique. Aus­si, tout en comp­tant sur les guer­res, tou­jours pos­si­bles sous le régime pro­tec­tion­niste, vous avez un autre but, – inavoué celui-là. Cette con­séquence mon­strueuse de la pro­hi­bi­tion, la voici : aug­menter le tra­vail et dimin­uer la pro­duc­tion.

En effet, un arti­cle de menuis­erie de Nor­wège revient com­pris les frais de trans­port, à 20 francs, c’est-à-dire à 4 journées de tra­vail. Soit parce qu’en Nor­wège le bois se trou­ve en grande quan­tité, soit que les tra­vailleurs de cette con­trée s’é­tant plutôt portés vers cette branche d’in­dus­trie, y sont devenus très habiles, soit que le machin­isme ser­vant à la menuis­erie y est plus dévelop­pé que partout ailleurs. Tan­dis qu’en France le même arti­cle coûte 30 francs, c’est-à-dire 6 journées de tra­vail, parce que, le bois y étant plus rare, la menuis­erie n’a pas pris la même exten­sion qu’en Nor­wège, les ouvri­ers se sont moins spé­cial­isés dans ce méti­er et les machines y sont plus rudimentaires. 

C’est alors que vous fer­ez inter­venir l’É­tat. Il tax­era l’ar­ti­cle nor­wégien de 10 francs, ce qui élèvera le prix de celui-ci à 30 francs ; puis il allouera une prime de francs au fab­ri­cant français, ce qui abais­sera son pro­duit à 25 francs. C’est ain­si qu’on élim­in­era la menuis­erie norwégienne.

Il y a donc sur­croît de tra­vail et diminu­tion de pro­duc­tion puisqu’il fau­dra alors – abstrac­tion faite des sen­ti­ments patri­o­tiques qui ne servi­ront que de pré­texte, – 6 journées de tra­vail, là où avant 4 suff­i­saient. Ce n’est pas tout. La France ayant fer­mé ses portes à la Nor­wège, ce pays agi­ra de réciproc­ité. C’est là que se révèle votre machi­avélisme con­ser­va­teur. Si le vin ne pénètre plus dans leur patrie, les ouvri­ers menuisiers nor­wégiens, dont l’in­ter­dic­tion de l’ex­por­ta­tion aura cassé les bras, se fer­ont vignerons comme leur terre est peu prop­ice pour la cul­ture de la vigne, il y aura, là aus­si, sur­croît de tra­vail et diminu­tion de pro­duc­tion.

Que la mesure se généralise à toutes les indus­tries et dans tous les pays, admirez le résul­tat : le tra­vail reprend, le com­merce prospère, les ouvri­ers peu­vent compter sur leur salaire quo­ti­di­en et la Révo­lu­tion est con­jurée pour longtemps. – C’est l’op­ti­m­ité économique.

Voilà le fond de votre sys­tème bru­tale­ment, mais exacte­ment exposé.

Pas­sant sur les nom­breuses impos­si­bil­ités qui empêchent, aujour­d’hui, son appli­ca­tion, nous n’en citerons que quelques-unes :

  1. Lorsqu’il n’y aurait presque plus d’échanges inter­na­tionaux, que chaque nation pro­duirait pour elle et par elle, s’il sur­ve­nait une famine, en France par exem­ple, aucun remède ne serait pos­si­ble ; car on ne change pas en quelques jours un régime uni­verselle­ment établi. Quel épou­vantable désas­tre serait à prévoir ?
  2. L’É­tat ne pour­rait, accorder des primes aux indus­triels, puisqu’il est criblé de dettes et ne peut encore charg­er son budget.
  3. Les droits pro­tecteurs seraient loin de l’en­richir, étant con­traint de décu­pler son armée de fonc­tion­naires et de douaniers ; d’au­tant plus que, votre but étant d’empêcher les pro­duits étrangers de pénétr­er en France, vous auriez soin d’élever telle­ment les tax­es douanières qu’il n’y aurait pas, ou très peu, d’im­por­ta­tions ; la recette serait donc presque nulle et le déficit énorme.

N’im­porte, pas­sons même sur ces impos­si­bil­ités, évidem­ment insur­monta­bles, et voyons si la Pro­tec­tion pour­rait sub­sis­ter quelques années sans don­ner nais­sance à la Révolution.

Il est évi­dent que les indus­triels, dont le mono­pole serait assuré, tripleraient leurs béné­fices, tout en main­tenant au même taux les salaires de leurs ouvri­ers. La vie atteignant – par ce fait et par la pro­hi­bi­tion – une cherté exces­sive, la con­som­ma­tion deviendrait moin­dre et le chô­mage sur­gi­rait de nou­veau bien plus intense, bien plus terrible.

Vous éludez la ques­tion sociale sans la résoudre, Messieurs les pro­tec­tion­nistes. C’est votre condamnation.

Soit, répliquent les pro­tec­tion­nistes, nous éludons la ques­tion sociale sans la résoudre ; mais au moins nous éloignons, pour un moment du moins, de votre aveu même, la Révo­lu­tion, sa com­pagne. Tan­dis que vous, naïfs éleuthéro­manes, vous ne faites que d’a­vancer son heure.

Vous croyez que la Société est har­monique et qu’elle peut per­dur­er. Par­tant de là, vous voulez réduire l’É­tat au rôle de jus­tici­er, chargé de veiller sur les pro­priétés toute autre action de sa part étant, d’après vos théories anar­chiques, arbitraire.

Plus de restric­tions, plus de droits pro­tecteurs, plus de primes, plus d’ar­mées per­ma­nentes, par­tant plus de guer­res, plus de colonies : l’of­fre et la demande réglant les salaires, les rentes et les prix de la matière pre­mière. Tel est le mag­nifique pro­gramme de l’é­cole anglaise.

Utopie ! utopie!! Malheureusement.

Avec votre sys­tème de lib­erté sans lim­ites, chaque con­trée est ren­due à la spé­cial­ité qui est – de par son cli­mat, son développe­ment indus­triel, ses goûts et ses mœurs – pour elle la plus pro­duc­tive. Puis, la con­cur­rence, stim­u­lant les tal­ents et les éner­gies, activerait encore ce satané pro­grès des machines. Cette sur­pro­duc­tion effrénée, loin de pal­li­er le mal de mis­ère ne ferait que le généralis­er de plus en plus. Ce serait l’in­sur­rec­tion à bref délai.

Ah ! certes, le prix des objets indus­triels et d’al­i­men­ta­tion bais­serait, la con­som­ma­tion deviendrait plus forte, mais pas assez, naturelle­ment, en com­para­i­son de la production.

Com­ment, nous deman­derez-vous, la trop grande richesse peut-elle engen­dr­er le paupérisme ? C’est un de ces prob­lèmes sur lesquels il n’est pas bon que nous autres bour­geois, nous nous appe­san­tis­sions. Il n’y a que trop d’a­n­ar­chistes pour y répon­dre. Du reste, lisez ce qu’écrivait M. de Saint-Chamans : « Un des argu­ments les plus forts sur la lib­erté du com­merce et le trop grand emploi des machines, c’est que beau­coup d’ou­vri­ers sont privés d’ou­vrage ou par la con­cur­rence étrangère qui fait tomber les man­u­fac­tures, ou par les instru­ments qui pren­nent la place des hommes dans les ate­liers. » Voilà qui est clair et irréfutable, n’est-ce pas ?

Vous nous dites, il est vrai, que sous un régime de lib­erté le pro­lé­taire pour­ra exiger, pour les trois mois qu’il tra­vaillera dans l’an­née, un salaire lui per­me­t­tant de vivre l’an­née entière. Ici, vous oubliez, pour les besoins de votre cause, sans doute, vos pro­pres théories. Vous nous dites que la con­cur­rence abais­sera les prix de toutes les marchan­dis­es, vous ne pou­vez donc nier, à moins de soutenir qu’une même cause peut pro­duire deux effets con­traires, qu’il en sera de même pour la marchan­dise-tra­vail. Et cela est d’au­tant plus cer­tain que la lutte serait plus âpre.

Si nous ne faisons que retarder la Révo­lu­tion, les par­ti­sans du lais­sez-faire la pré­cip­i­tent. Choisissez. 

Telles sont, com­pagnons, les deux per­spec­tives qui vont s’of­frir à la Bour­geoisie lorsqu’elle se ver­ra oblig­ée d’a­ban­don­ner le sys­tème économique hybride que lui ont créé les tar­ifs de 1860 et les traités de 1881. Toutes deux sont impos­si­bles, utopiques ; toutes deux nous con­duisent plus ou moins pré­cipi­ta­m­ment à la désagré­ga­tion de la Société actuelle.

Le pro­tec­tion­nisme ne peut, philosophique­ment, plou­tonomique­ment, arrêter la marche en avant de l’hu­man­ité. C’est ce qui rend son appli­ca­tion aujour­d’hui presque impossible.

Le libre-échangisme voulant deman­der tout à la lib­erté, dans une Société qui ne sub­siste que par l’au­torité, la détru­it inéluctablement.

Quel que soit le principe économique auquel elle se recom­man­dera, la Société plouto­cra­tique mour­ra. Rien ne peut la sauver.

C’est cette con­stata­tion que j’ai voulu faire. Puis­sé-je avoir réussi.

Il faut faire plus. C’est à nous, com­pagnons, qu’est réservée la tâche si ardue, si ingrate, de pré­par­er les esprits à accepter un ordre de choses plus com­pat­i­ble avec les aspi­ra­tions de lib­erté, de sci­ence et de bon­heur qui poussent notre généra­tion vers un avenir meilleur, quoiqu’en­core mal défi­ni. Travaillons‑y ardemment.

G. Deherme


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