La Presse Anarchiste

L’emblème

Ce palais que d’in­con­scients archi­tectes dédièrent à la gloire de la Musique, se dresse sur l’im­posante estrade du Tro­cadéro, comme l’un des plus véridiques emblèmes du Paris moderne.

Vue de face, cette bâtisse, con­stru­ite en fer à cheval, présente une gigan­tesque rotonde que sur­mon­tent deux tours octo­gones, deux vagues minarets fen­estrés à clo­chetons d’or.

À l’ex­am­in­er d’un peu loin, l’on dirait d’un ven­tre énorme et de deux mai­gres jambes, les pieds en l’air, chaussés de bas à jour et de mules d’or, et le dessin se com­plète par les deux ailes appuyées à terre, sou­tenant ain­si que des bras, en un périlleux équili­bre, l’im­pu­dente pos­ture de ce corps debout, la tête en bas. Sous le grotesque appar­ent de sa forme, ce mon­u­ment décèle la sug­ges­tive beauté d’une parabole et sus­cite le douloureux intérêt de l’ir­ré­sol­u­ble lit­ige qui men­ace la vie du vieux Monde, à cette fin de siècle.

Il domine l’É­cole Mil­i­taire qui lui fait vis-à-vis de l’autre côté de la Seine, et cette caserne l’aide à par­faire l’im­age de la vie sociale l’a­vide bour­geoisie prèle à toutes les souil­lantes besognes qu’on paierait d’un gain ; le cupi­de négoce tri­om­phant dans son orgueil et sa lésine ; la vorace juiv­er­ie enfin maîtresse, sous la pro­tec­tion des troupes.

Mais, si mal­saine, si affaib­lie, si car­iée qu’elle soit par les excès qui ont bouf­fi son ven­tre d’hy­dropique et desséché ses mem­bres grêles, cette despo­tique et ladre race n’en per­siste pas moins à nar­guer le pau­vre, en se cam­pant devant lui dans une gogue­narde et vénale pose, et en ten­dant, comme une pros­ti­tuée, ses inlass­ables reins aux lux­u­res épars­es, der­rière elle, dans les rues riches.

Et, en effet, ce sym­bol­ique mon­u­ment tourne le dos à l’av­enue du Bois de Boulogne, au rond-point de Longchamp, aux quartiers repus et licen­cieux, et il se dresse, de face, tel qu’un défi, devant le sin­istre quarti­er de Grenelle, cou­vrant le clair hori­zon des mis­érables dont le ciel immé­di­at est un ciel gâté, peint au noir de suie et à la fumée de tourbe.

Là, de l’É­cole mil­i­taire à Jav­el, s’é­tend un amas de rues pelées et froides, pleines de gar­nis fétides, de meur­trières échoppes, de pesti­lents bouges ; là, tout le long du quai jusqu’au Point-du-Jour des chem­inées d’u­sine émer­gent d’un sol d’escar­billes et de plâ­tras ; les hauts fourneaux de la mai­son Cail et des aciéries de Grenelle, les ate­liers de la pro­duc­tion du froid, les réserves de pro­duits chim­iques et d’en­grais, les fours à poter­ies et à briques, les halls des tireurs de boy­aux et des apprê­teurs de cordes har­moniques, les fab­riques d’huiles à graiss­er, de gélatines et de colles.

Là, dans une effroy­able odeur de poudrette et de charogne, des mil­liers de gens, tous en même temps, tri­ment sans repos dans le poussier, étour­dis par la chaleur et le vacarme des machines, aveuglés par les reflets de l’aci­er et le feu blanc des fours. Et, éch­iné par la vieil­lesse ou exténué par la faim, aucun de ces gens n’a rien à atten­dre de per­son­ne, pas même de l’Église, car en dépit de Notre-Dame qui lève là-bas, comme un objur­gant appel à la pitié, ses insa­tiables bras, le mot Char­ité est inutile et vide, main­tenant que l’ar­gent est but et que les égoïstes soutaniers mod­ernes ont rem­placé les mis­éri­cordieux moines du Moyen-Âge.

Heureuse­ment pour le Vieux Monde que ces mal­heureux sont d’in­tel­li­gence sourde et que leurs dis­trac­tions se con­finent dans les néces­saires ivress­es du trois-six et l’âpre émo­tion des coups dont ils frap­pent leurs mis­érables femmes ; heureuse­ment qu’ils ne dis­cer­nent pas net­te­ment encore l’ac­tive iniq­ui­té qui les opprime ; heureuse­ment qu’ils ne sai­sis­sent point l’ac­cep­tion du cynique mon­u­ment, de l’or­duri­er et menaçant emblème dont je vais pré­cis­er encore plus com­plète­ment le sens :

C’est la con­cu­pis­cente richesse, les jambes en l’air, sous la garde des sabres qui pro­tè­gent, du Champ de Mars, ses abom­inables ruts ; c’est la grande pros­ti­tuée bour­geoise qui ouvre ardem­ment dans le ciel ses deux cuiss­es, con­viant à d’in­fati­ga­bles for­ni­ca­tions, dans l’e­spoir d’un nou­v­el enfan­te­ment de gain, l’om­nipo­tent génie du siè­cle, l’ab­ject Esprit de lucre.

J.-K. Huys­mans.


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