Au lieu de cela, le livre se borne, dans sa première partie qui est au moins quantitativement la plus importante, à « brosser » ce que l’auteur appelle un « portrait historique incontestable de la contre-révolution polonaise » au moyen d’une juxtaposition de citations plus ou moins commentées.
L’auteur justifie ce type de travail en posant, par principe, que « ce qui s’est passé en Pologne est bien connu ».
Cette phrase appelle au moins trois réserves. En premier lieu, elle veut intimider : dès lors que « ce qui s’est passé en Pologne est bien connu », il faudrait être d’une naïveté peu commune pour poser la moindre question. Ensuite, elle signifie qu’en tout état de cause l’auteur, lui, sait de quoi il retourne. Enfin, sous l’apparente banalité des termes se cache un propos rien moins que banal : contrairement à ce que tout le monde s’est accordé à reconnaître, la révolution polonaise ne posséderait, par rapport aux précédentes révolutions en Europe de l’Est, aucun caractère de nouveauté ou, en tout cas, les faits de la lutte des classes en Pologne auraient parlé suffisamment haut et clair pour que leur signification n’ait échappé à personne, de sorte que tout travail de réflexion s’avérerait inutile. Étonnante époque que la notre, qui rend superflus les efforts d’un Marx écrivant Les Luttes de Classes en France ou d’un Voline rédigeant La Révolution Inconnue ! Étonnante époque encore que la notre, où la désinformation distinguant entre ce qui ce dit et ce qui se fait n’opère pas au niveau des actes mais joue à plein au niveau du discours ! L’auteur prend bien garde d’expliquer de tels mystères, se contentant de décréter que ce qui est moins connu, « car émietté ou noyé à la sauvette dans l’informe magma spectaculaire des médias, ce sont les déclarations des divers protagonistes de la bureaucratie au pouvoir, de ses sbires comme de ses complices ou concurrents ». Tout cela est cousu de fil blanc. Qu’en est-il, du moins, du « portrait historique incontestable de la contre-révolution polonaise » ? Il est peu contestable en effet qu’il s’agisse d’un « portrait ». C’est et ce n’est même qu’une suite d’instantanés où se succèdent Jaruzelski et d’autres bureaucrates du POUP, Walesa et les experts de Solidarité, Jean-Paul II et le clergé polonais, leurs alliés occidentaux, financiers et politiques de tous bords. De même, il est peu contestable que les divers individus que l’auteur range dans le camp de la contre-révolution ne s’y trouvent effectivement. En revanche, un semblable portrait n’est certainement pas aussi « historique » que le claironne l’auteur, tant au sens de rendre compte de l’histoire qu’au sens de faire date.
De façon générale, tracer le portrait historique de la contre-révolution polonaise ne se résume pas à donner d’elle une sorte de photographie de groupe ; cela aurait consisté à montrer comment, en reprenant le cours des évènements, le mouvement social Solidarité a fait surgir une contre-révolution compacte, à la fois polymorphe et unie, et comment celle-ci a réagi.
Cependant, c’est lorsque l’auteur entreprend de débusquer la contre-révolution dans Solidarité que l’ineptie du point de départ et de la méthode se révèle complètement. Le « sinistre florilège » peut bien comporter un certain nombre de citations de Walesa et des experts de Solidarité, cela n’aboutit qu’à présenter une base ouvrière radicale et une mauvaise direction syndicale, et échoue à rendre compte d’un processus comme la bureaucratisation de Solidarité.
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, l’auteur rassemble divers documents plus analytiques. En ce qui concerne l’interview de Jadwiga Staniszkis, il est regrettable que les multiples coupures pratiquées par l’auteur soient signalées par de simples points de suspension et que d’autres ne soient pas matérialisées du tout. D’autre part, l’auteur se réfère à Staniszkis en tant que « témoin objectif» ; en même temps, il la décrit comme quelqu’un qui, « à travers sa volonté de voir les dirigeants de Solidarité et leurs deuxièmes couteaux intellectuels réussir l’alliance avec l’aile “libérale” du parti, (…) ne fait finalement qu’essayer de sauver et perpétuer sa propre fonction sociale. » On se demande donc alors où est l’objectivité ? Si Staniszkis présente réellement un intérêt, ne serait-ce pas qu’elle correspondit à ce que Mannheim a désigné sous le terme d’intellectuel sans attache ? [[Pour ces origines sociales et ses prises de position en 1968, en 1975, en 1981 sur le rôle des intellectuels auprès de Solidarité, voir son livre, La Révolution auto-limitée p. 9, 10 et 13. Staniskis a été placée sous contrôle judiciaire après le 13 décembre 81.]]
Parmi ces documents s’insère une douzaine de pages de la propre plume de l’auteur (encore doit-on y compter deux ou trois pages de citations). Aura-t-il ressenti lui-même l’insuffisance de la première partie de son livre et tenté d’y remédier ? Quoi qu’il en soit, contredisant sa théorie toute personnelle de la désinformation l’auteur risque une mise en perspective de Solidarité, « de la révolution auto-limitée à la révolution auto-liquidée ». Il s’y cantonne toutefois à un tel degré de généralité — quand, malgré cela, son propos n’est pas tout bonnement erroné — que l’analyse reste à faire. Évoque-t-il, par exemple, l’«entreprise sociale » ? L’auteur n’y consacre pas plus de trois lignes. Qu’est-ce que le « Réseau » ? Quand et comment s’est il créé ? Le texte du 5 juin 81 ? Le groupe de Lublin ? La bureaucratie contre l’autogestion, ses manœuvres ? Les structures de l’autogestion ? L’autogestion face au pouvoir ? Le lecteur cherchera en vain. Pas un mot. Plutôt qu’à l’étude de ce réel bien prosaïque, la préférence de l’auteur va à une analyse qui se veut plus « stratégique », dont pourtant les résultats ne sont pas plus probants. Ainsi il écrit au début de son texte que « si le ras-le-bol des ouvriers de Gdansk qui se généralise rapidement à toute la Pologne en août 80 n’est pas violemment et immédiatement réprimé par le pouvoir comme en 1970 et 1976, ce n’est pas simplement que l’État se serait trouvé trop faible ou paniqué, mais bien aussi parce que cette grève généralisée coïncide dès l’origine avec l’existence de deux tendances apparemment opposées : la tendance réformatrice du POUF d’une part, et celle constituée par les militants des syndicats clandestins, du KOR ou d’autres fractions de l’intelligentsia également réformistes. » L’auteur perd seulement de vue ici qu’il ne s’agit pas de savoir ce que telle ou telle fraction de la bureaucratie, ou même la bureaucratie toute entière, se propose momentanément connue but, mais qu’il s’agit de montrer ce que la bureaucratie est et ce que, conformément à cet être, elle sera historiquement contrainte de faire. En réalité, si la grève généralisée n’a pas été violemment réprimée en août 80, c’est pour la bonne et simple raison que la bureaucratie locale et l’Internationale bureaucratique ne pouvaient absolument pas, à ce moment-là, assumer politiquement de vaincre le prolétariat polonais au prix d’un effroyable massacre. Alors que les « réformistes » du POUF n’ont dû d’occuper le devant de la scène qu’à l’impossibilité de pratiquer cette répression violente et immédiate et qu’ils n’étaient destinés à le faire que de façon transitoire, l’auteur discute sérieusement des intentions des « vieilles gardes staliniennes », de celles des « aînés technocrates et “libéraux”» et de « l’équilibre instable » qui en découle pour la bureaucratie dans son ensemble. Pour étayer un peu ses dires il ne craint pas d’asséner au lecteur que « se développe dans les classes dirigeantes des États bureaucratiques, en Pologne notamment, mais aussi bien par exemple à Moscou ou ailleurs, la conscience de l’impérieuse nécessité de moderniser les bases de plus en plus fragiles de leur domination ». Voilà une nouvelle qui ne manquera pas de réjouir les polonais notamment, mais aussi bien par exemple les russes ou les roumains. On dirait que l’auteur ignore ce que signifie l’auto-réforme lorsqu’on parle de la bureaucratie.
Le seul mérite indéniable de ce livre sera d’être le premier livre de critique révolutionnaire construit en kit. En cela il aura su, mais fâcheusement, être de son époque. Et que de la critique radicale il ne reste plus guère ici qu’une creuse rhétorique et une prétention qui ne renvoie plus qu’à elle-même, il suffit de lire le dernier paragraphe de la prière d’insérer pour s’en convaincre : « Mais qu’on ne s’y trompe pas : un tel livre ne se suffit pas de court-circuiter à l’avance toute réécriture de l’histoire en constituant une indiscutable référence sur le sujet. Pas plus qu’il ne satisfera de susciter partout la colère et la malveillance des commentateurs qualifiés. Il exige aussi et surtout sa vérification pratique hic et nunc. »
L. Mercier
La contre-révolution polonaise par J.-F. Martos, éd. Champ-libre, Paris 1983.