La Presse Anarchiste

Ce qu’est le socialisme

Quelles que soient ses moda­li­tés et à quelque époque qu’on l’en­vi­sage, le socia­lisme est une sérieuse pro­tes­ta­tion contre l’or­ga­ni­sa­tion éco­no­mique du moment, carac­té­ri­sée par l’ins­ti­tu­tion de la pro­prié­té indi­vi­duelle. Seul, le mar­xisme — socia­lisme dit scien­ti­fique —déclare que la pro­prié­té avait autre­fois sa rai­son d’être, mais il l’at­taque aujourd’­hui parce que les cir­cons­tances éco­no­miques et sociales ont chan­gé. Quoi qu’il en soit, le mar­xisme s’en prend à la pro­prié­té de son temps, comme Pla­ton s’en prend à la pro­prié­té du IVe siècle avant J.-C.; Morus, à celle du XVIe siècle ; Morel­li et Babeuf, à celle du XVIIIe siècle.

Le socia­lisme, cepen­dant, n’est pas rien que cela. La sup­pres­sion de la pro­prié­té n’est qu’un moyen ; son essence, son but, c’est la socia­li­sa­tion de l’é­co­no­mie, c’est « l’or­ga­ni­sa­tion admi­nis­tra­tive de la pro­duc­tion et consé­quem­ment de l’é­change et de la répar­ti­tion ; c’est la prise en charge directe, par la socié­té, de toute la vie maté­rielle de la socié­té ; « c’est la ges­tion uni­taire de toute l’é­co­no­mie com­por­tant l’i­ni­tia­tive et la res­pon­sa­bi­li­té sociales sub­sti­tuées à la res­pon­sa­bi­li­té individuelle ».

Le socia­lisme implique un régime juri­dique, il admet une orga­ni­sa­tion légale. Tous les indi­vi­dus sont fonc­tion­naires. À la remarque que « fonc­tion­naire » sup­pose « État », les socia­listes font obser­ver que ce ne sera pas l’É­tat qui gére­ra les inté­rêts maté­riels, mais la col­lec­ti­vi­té elle-même ; un Conseil éco­no­mique. C’est tout comme. Il y aura une auto­ri­té et cha­cun sera fonc­tion­naire. L’in­di­vi­du ne sera pas res­pon­sable de sa pro­duc­tion. Il rece­vra selon son tra­vail. La valeur-tra­vail régi­ra tout le sys­tème. Et, comme la valeur-tra­vail implique une orga­ni­sa­tion de la pro­duc­tion et de la répar­ti­tion, il fau­dra bien qu’une admi­nis­tra­tion, une auto­ri­té, s’oc­cupe de l’a­dap­ta­tion de la pro­duc­tion au besoin social et de la répar­ti­tion de cette pro­duc­tion. Ce sera fata­le­ment une véri­table men­su­ra­tion des individus.

L’É­tat de classe, l’é­tat tra­di­tion­nel dis­pa­rait, mais cela n’é­qui­vaut pas à l’Anarchie.

La socia­li­sa­tion com­porte une orga­ni­sa­tion à un degré exces­sif. « Le gou­ver­ne­ment des per­sonnes, dit Fré­dé­rik, Engels, fait place à l’ad­mi­nis­tra­tion des choses et à la direc­tion des pro­cé­dés de pro­duc­tion. » Mais, qui admi­nis­tre­ra, qui diri­ge­ra ? Un État ! Un Pou­voir ! — Non, répond Engels ; la com­mu­nau­té admi­nis­tre­ra elle-même. Sup­pri­mer le mot, n’est pas sup­pri­mer la chose. La véri­té, c’est qu’il y aura un État nou­veau. L’é­ta­tisme se trans­forme en un Lévia­than, il absorbe toute la vie sociale et le tra­vail est militarisé.

Sup­po­sons-nous au len­de­main de la révo­lu­tion socia­liste : À cha­cun selon son tra­vail, décrète le pou­voir, bien enten­du après avoir socia­li­sé les moyens de pro­duc­tion. Mais com­ment va-t-on orga­ni­ser le fonc­tion­ne­ment de cette nou­velle socié­té ? Les col­lec­ti­vistes d’a­vant et d’a­près Marx tombent ici d’ac­cord, bien que les uns, comme Pec­queur, aient récla­mé la socia­li­sa­tion au nom de leur idéal et les autres, comme les néo-mar­xistes, soient conduits à se poser la ques­tion d’or­ga­ni­sa­tion, quand, ame­nés à la consta­ta­tion de la socia­li­sa­tion en marche, tous ont le même idéal. Chez les uto­pistes, il est au début, chez les autres, à la fin, mais l’i­dée com­mune est la mise en pra­tique de : « À cha­cun selon son travail. »

Envi­sa­geons dans ses carac­tères les plus saillants, l’ap­pli­ca­tion de ce prin­cipe. Tout le sys­tème repose sur les bases suivantes : 

    1. La mesure du tra­vail et la cote en crédit ;
    2. Le prix des pro­duits et la cote en prix ;
    3. L’a­dap­ta­tion de la pro­duc­tion au besoin social.

Com­ment taxer la quan­ti­té de tra­vail dépen­sée par l’individu qui apporte au maga­sin public les den­rées pro­duites par lui ? Je ne sache pas qu’il soit pos­sible d’é­va­luer et le tra­vail manuel et le tra­vail céré­bral. Il y a bien l’hermographe de Mos­sot, qui mesure l’énergie des contrac­tions mus­cu­laires ; mais ce serait vrai­ment comique et ter­ri­ble­ment em…bêtant d’être indi­vi­duel­le­ment muni d’un comp­teur hermographe.

Les archi­tectes du col­lec­ti­visme sont obli­gés de recon­naître que le tra­vail sera mesu­ré par sa durée. L’u­ni­té de tra­vail sera l’heure. Une minute de réflexion suf­fit pour se per­sua­der que l’ap­pli­ca­tion de cette règle serait contraire à l’in­té­rêt social ; de plus, l’u­ni­té de temps ne peut, si l’on désire être juste, ser­vir de base à la répartition.

Les col­lec­ti­vistes avisent à cela en s’ar­rê­tant au sys­tème du temps de tra­vail moyen. C’est recu­ler pour mieux sau­ter, car le temps moyen qu’exige la pro­duc­tion, varie, non seule­ment avec le temps et la tech­nique, mais aus­si dans l’es­pace, c’est-à-dire, sui­vait les condi­tions natu­relles de l’en­droit où se fait la pro­duc­tion. L’hec­to­litre de blé, dans la Beauce, néces­site moins de tra­vail que dans la Bresse : La jus­tice dans la répar­ti­tion ne sera donc que for­melle, la taxa­tion œuvre­ra dans la plus fla­grante injustice.

Le socia­lisme par suite, est ame­né à prendre comme base le temps moyen local.

Envi­sa­geons main­te­nant la tari­fi­ca­tion ou la cote en prix. Les consom­ma­teurs, les ache­teurs, se pré­sentent au maga­sin public pour se pro­cu­rer ce dont ils ont besoin en blé. Com­bien de « bons de tra­vail » devront-ils pro­duire ? À quel tas pui­se­ront-ils ? À celui de la Beauce, où à celui de la Bresse ? Sans aucun doute l’«administration des choses » confon­dra les tas de blé et en dédui­ra une cote unique. Ce qui s’é­chan­ge­ra ne sera donc pas la valeur du travail.

Le prin­cipe « cha­cun selon son tra­vail », Sera donc mis en échec.

La cote unique en prix com­porte la notion de temps de tra­vail néces­saire à la pro­duc­tion. Fata­le­ment, le résul­tat d’en­semble est le sui­vant : la taxa­tion a été éta­blie en temps moyen local, en consé­quence uni­for­mi­té des cotes en cré­dit pour un pro­duit déter­mi­né ; la tari­fi­ca­tion a été éta­blie en temps moyen social, en consé­quence uni­for­mi­té des cotes en prix pour ce même pro­duit. La jus­tice s’en trouve lésée et le sys­tème crée une rente au pro­fit d’une caté­go­rie de pro­duc­teurs. Exemple : La cote en temps social est fixée à deux jour­nées. Le culti­va­teur de blé en Beauce, en Bresse etc… va être cré­di­té de 2 jour­nées en temps local. Mais le temps local en Beauce et en Bresse n’est pas uni­forme. Il est de 1 jour­née en Beauce et de 5 en Bresse. Par suite, le culti­va­teur de la Beauce a son pou­voir d’a­chat aug­men­té d’une jour­née tan­dis que celui de la Bresse a le sien dimi­nué de 3 jour­nées. C’est du pur illogisme.

Les socia­listes, il est vrai, objec­te­ront qu’ils remé­die­ront à cela. Ce sera peine per­due, car, l’a­dap­ta­tion de la pro­duc­tion au besoin social amè­ne­ra la décom­po­si­tion de leur sys­tème. L’œuvre de pro­duc­tion ne peut se dés­in­té­res­ser de la liber­té de l’in­di­vi­du. Point ne suf­fit d’o­bli­ger tout homme à pro­duire socia­le­ment et, de ce fait, aug­men­ter le nombre des tra­vailleurs ; pour créer du bon­heur, il faut, sur­tout, savoir orien­ter le tra­vail. Le prin­cipe de répar­ti­tion « à cha­cun selon son tra­vail » aura pour effet, dans son appli­ca­tion, d’a­bou­tir à la sous-production.

L’ad­mi­nis­tra­tion, les pou­voirs publics a qui sera confié le soin de déter­mi­ner le besoin social, se débat­tront dans l’in­jus­tice en taxant le tra­vail et en tari­fant les pro­duits, ce qui, iné­luc­ta­ble­ment, amè­ne­ra le tra­vailleur à se dés­in­té­res­ser de la production.

Pour évi­ter cela, ils seront ame­nés, les socia­listes, à aban­don­ner leur prin­cipe géné­ral et à faire inter­ve­nir l’u­ti­li­té des pro­duits dans la déter­mi­na­tion des prix.

C’est bien ce que les Bol­che­viks sont en train, de faire. Jau­rès, l’a­vait pré­dit dans le n°155 de la « revue socia­liste ». Cette réflexion le prouve : « Il est per­mis de sou­rire avec une cer­taine mélan­co­lie, quand on traite les col­lec­ti­vistes de révo­lu­tion­naires, ils le sont si peu ! Soit pour la déter­mi­na­tion des prix, soit pour la rému­né­ra­tion du tra­vail. Le régime socia­liste sera sou­mis aux mêmes lois fon­da­men­tales que le régime capi­ta­liste, il est pos­sible de modi­fier la sur­face sociale des phé­no­mènes, on n’en sau­rait modi­fier les lois internes : N’est pas révo­lu­tion­naire qui veut. »

Mais alors pour­quoi chan­ger de régime ? C’est « que toute la quan­ti­té de tra­vail four­nie par les tra­vailleurs leur fera retour » déclare Jaurès.

En effet, les pré­lè­ve­ments sur le tra­vail : inté­rêt, pro­fit, rente, n’exis­te­ront plus ; seul, le pré­lè­ve­ment pour cou­vrir les frais géné­raux, quan­ti­té non négli­geable, aura lieu. Ce pré­lè­ve­ment, le, tra­vailleur le sup­por­te­ra, dit-on faci­le­ment, car il aura conscience de capi­ta­li­ser pour tous. C’est tout à fait spé­cieux. Dire que toute la quan­ti­té de tra­vail retour­ne­ra au tra­vailleur consi­dé­ré comme masse, ce n’est pas réfu­ter les objec­tions faites au prin­cipe « À cha­cun selon son tra­vail ». La néces­si­té d’ad­mettre l’u­ti­li­té dans la cote en cré­dit amè­ne­ra des avan­tages sérieux pour les uns et des désa­van­tages non moins posi­tifs pour les autres. De plus la dis­pa­ri­tion des reve­nus sans tra­vail ne suf­fi­ra pas à amé­lio­rer sen­si­ble­ment le sort des tra­vailleurs en rai­son du chiffre for­mi­dable d’im­pôt qu’il fau­dra pré­le­ver sur la masse pour faire face aux dépenses publiques.

Je cède la parole à Kauts­ky. « Si nous expro­prions le capi­tal, dit-il, il fau­dra que nous nous char­gions de ses fonc­tions sociales et par­mi celles-ci, il y a l’im­por­tante fonc­tion de l’ac­cu­mu­la­tion des capi­taux. Tous les reve­nus ne sont pas consom­més en régime capi­ta­liste, une par­tie est réser­vée à ali­men­ter la pro­duc­tion. En régime pro­lé­ta­rien, il fau­dra agir de même. Les impôts en régime socia­liste ne dimi­nue­ront cer­tai­ne­ment pas et il ne res­te­ra pas beau­coup de reve­nus capi­ta­listes à consa­crer à l’aug­men­ta­tion des salaires ». Et Kauts­ky, crai­gnant que la pro­duc­tion ne reste sta­tion­naire, avoue que le pro­lé­ta­riat devra, pour éle­ver les « salaires », com­prendre qu’il fau­dra pro­duire tou­jours plus. Il compte, pour cela, sur l’es­prit de dis­ci­pline acquis par le tra­vailleur. Pure illu­sion dans un régime où la régle­men­ta­tion sévit inten­sé­ment et où une infi­ni­té de fonc­tion­naires aura comme mis­sion d’ap­pli­quer les innom­brables règles éco­no­miques, c’est-à-dire de ne rien faire… Régime abject qui ravale l’in­di­vi­du au rôle d’une machine. Le col­lec­ti­visme fait fi de la liber­té indi­vi­duelle. Il lui est facile de pro­cla­mer qu’il y aura plus de liber­té dans le tra­vail et la consom­ma­tion. La réa­li­té sera tout autre.

Ce qui se passe actuel­le­ment en Rus­sie ne nous per­met pas d’en dou­ter. L’au­to­ri­té, char­gée d’é­ta­blir les sta­tis­tiques, de déci­der des cotes en cré­dit et en prix, sera sans frein.

On ne peut conce­voir Pou­voir plus inquié­tant. Toute la vie éco­no­mique entre les mains de quelques dic­ta­teurs, ter­rible pers­pec­tive ! Mal­heur aux par­tis vain­cus, aux indi­vi­dua­li­tés récal­ci­trantes, indé­pen­dantes. Les anar­chistes de Rus­sie en savent quelque chose, ils sont tous empri­son­nés. Le par­ti vain­queur impo­se­ra, sa dic­ta­ture. Comme il sera le maître abso­lu des condi­tions maté­rielles des indi­vi­dus, il dis­po­se­ra aus­si de toute la liber­té indi­vi­duelle et sociale.

Ain­si, « le gou­ver­ne­ment des per­sonnes sera rem­pla­cé par l’ad­mi­nis­tra­tion des choses », mais jamais gou­ver­ne­ment n’au­ra dis­po­sé d’un pou­voir aus­si étendu.

Prou­dhon ne se trom­pait guère quand il écri­vait à un éco­no­miste « Vous connais­sez le socia­lisme dans son per­son­nel aus­si bien que dans ses livres ; avez vous ren­con­tré dans le socia­lisme autre chose que de la vani­té, de la sot­tise ? Quant à ses faits et gestes, je renonce à vous en entre­te­nir, ce serait dévoi­ler trop de misères»…

Je me demande si tous ceux qui se réclament du col­lec­ti­visme, (on dit aujourd’­hui le com­mu­nisme ce qui est bien impropre), ont jamais cher­ché à savoir quel est le conte­nu réel de cette doc­trine. Il serait utile que tous les pro­lé­taires socia­listes com­prennent ce que la doc­trine socia­liste a d’in­grat, d’in­juste et de faux dans son appli­ca­tion. L’ex­pé­rience russe n’au­rait-elle donc rien appris à tous ceux qui souffrent du régime actuel et qui aspirent à un régime meilleur ?

Rien ne vaut de mani­fes­ter sa révolte en s’af­fi­liant à un par­ti qui com­bat le mal social pré­sent. Il faut avant tout savoir ce que l’on veut et ne pas oublier de se deman­der ce que ferait ce par­ti dans l’é­ven­tua­li­té du triomphe.

Les pro­lé­taires devraient avoir à cœur de ne mar­cher que pour la révo­lu­tion qui ne pro­fi­te­ra qu’à tous individuellement.

À quoi sert-il de chan­ger de maîtres ? C’est contre tous les maîtres, contre l’Au­to­ri­té, qu’il faut lut­ter d’a­bord. L’in­di­vi­du, quel qu’il soit, a des droits supé­rieurs qu’il ne peut sacri­fier sans se sacri­fier lui-même. Ni Dieu, ni Maître, voi­là à quoi tend l’é­vo­lu­tion humaine, la Vie. L’é­vo­lu­tion humaine n’a qu’une voie, celle de la véri­té. S’en écar­ter, c’est entra­ver cette évo­lu­tion. Et la véri­té est par­tout où la vie peut se mani­fes­ter libre­ment, fran­che­ment. Elle n’est pas dans le socia­lisme qui, au nom de nou­veaux dogmes, empri­sonne et tue. Elle est dans l’A­nar­chisme qui rejette tous les dogmes, tous les men­songes, toutes les règles et qui recon­naît à l’In­di­vi­du seul, le droit de dis­po­ser de son exis­tence dans toutes ses manifestations.

C’est ce que nous essaye­rons de prou­ver dans un pro­chain numé­ro de la « Revue anarchiste » 

Fabrice


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste