La Presse Anarchiste

La carrière d’Albert Thomas, ou l’odysée d’un squale de la Marne au Lémanb

Un jour, Pen­dant la guerre, je me lais­sai aller, devant quelques écri­vains et artistes de mes amis, à juger fort sévè­re­ment le per­son­nel gou­ver­ne­men­tal de notre doux pays.

Il fut natu­rel­le­ment ques­tion d’Al­bert Tho­mas. Je fis remar­quer que ce « socia­liste » de gou­ver­ne­ment était, somme toute, un homme intel­li­gent et culti­vé, et que comme tel, cer­taines actions par­ti­cu­liè­re­ment basses et viles sem­blaient être hors de ses moyens.

« Quelle erreur est la vôtre, inter­rom­pit un assis­tant. Albert Tho­mas est une canaille des plus dan­ge­reuses et jus­te­ment, parce qu’in­tel­li­gent, le pire enne­mi peut-être de ce pro­lé­ta­riat qu’il pré­tend représenter. »

Celui qui me disait cela n’é­tait point un mili­tant, c’é­tait un artiste, un poète fin et sen­sible, un de ces « bour­geois » comme on sou­hai­te­rait d’en voir beau­coup par­mi le peuple.

C’é­tait en outre un hon­nête homme et pour qu’il affir­mât pareille chose il fal­lait que sa convic­tion fût pro­fonde et étayée d’ir­ré­fu­tables preuves.

À quelque temps de là, on me rap­por­ta les pro­pos infâmes tenus par Albert Tho­mas sur les paci­fistes et les anar­chistes en géné­ral, et en par­ti­cu­lier sur Sébas­tien Faure et Mau­ri­cius. Je com­pris alors que mon ami avait rai­son, et que cet élu des suf­frages socia­listes, traître à l’In­ter­na­tio­nale, ce pro­fi­teur de guerre, ne dépa­rait nul­le­ment la col­lec­tion extra­or­di­naire de cra­pules et d’im­bé­ciles, qui consti­tue notre recru­te­ment politicien..

Le pro­ces­sus est iden­tique pour tous les grands hommes du régime : Men­tir, tra­hir, tels en sont les termes éter­nels. C’est la tare pro­fonde des démo­cra­ties d’o­bli­ger ceux qui convoitent le Pou­voir à flat­ter le trou­peau des élec­teurs, à faire de la sur­en­chère déma­go­gique pour gra­vir les pre­miers degrés, puis à tra­hir, à renier sans nulle ver­gogne les révoltes ver­bales et juvé­niles quand celles-ci ont ces­sé de ser­vir à l’é­lé­va­tion. Tout comme Mil­le­rand, Briand, Vivia­ni et quelques autres, Albert Tho­mas est un par­fait démocrate.

Cepen­dant il y a une nuance entre les divers moyens stra­té­giques employés par l’é­quipe poli­ti­cienne « de gauche » et ceux que fit siens l’ex-ministre de l’armement.

Albert Tho­mas n’eut jamais une foi bien vive en la Révo­lu­tion sociale. Il se sen­tit très jeune mar­qué pour de hautes fonc­tions et il ne fit point la gaffe de prendre de trop for­mels enga­ge­ments. Il ne jura point qu’il ne serait jamais ministre et il le devint.

Sa tra­hi­son n’en est pas moins évi­dente, puisque l’adhé­sion au Par­ti socia­liste com­pre­nait cer­taines pro­messes incluses en l’ac­cep­ta­tion même des conclu­sions for­mu­lées par les dif­fé­rents congrès socia­listes qui se tinrent, depuis une ving­taine d’an­nées. Mais Tho­mas tenait à sau­ve­gar­der cer­taines appa­rences de « res­pec­ta­bi­li­ty », cela fai­sait par­tie de sa méthode. Ladite méthode est bonne puis­qu’elle a conduit jeune encore notre héros à l’une de ces situa­tions éle­vées et… rému­né­ra­trices dont il rêva jadis, et en l’es­poir de laquelle il accu­mu­la men­songes et reniements.

« Jeune encore » ai-je dit. En effet Tho­mas est dans sa qua­rante-qua­trième année. Il naquit à Cham­pi­gny-sur-Marne en 1878.

Est-ce le fait d’être né en un lieu où se dérou­la en 71 un san­glant com­bat qui inci­ta notre homme à se rendre com­plice de la Revanche?… Ou bien cet agré­gé d’His­toire tint-il à entrer dans cette branche de la connais­sance où se glo­ri­fient les crimes mili­taires?… on ne sait trop.

Ses connais­sances variées et éten­dues ne per­mettent guère de croire à sa naï­ve­té, et si, le 2 août 1914 il épou­sa la cause du Droit, de la Jus­tice, du Tzar et de la reconquête.de l’Alsace-Lorraine, c’est que la guerre appor­tait au jeune dépu­té qu’il était alors une mer­veilleuse occa­sion de déve­lop­per son intel­li­gent arri­visme au ser­vice de l’un des deux chars impé­ria­listes se dis­pu­tant l’hé­gé­mo­nie mondiale.

En 1902, Tho­mas avait visi­té l’Al­le­magne et sui­vi les cours de l’U­ni­ver­si­té de Ber­lin. Il n’est point assez stu­pide pour croire à la supé­rio­ri­té de notre répu­blique bour­geoise sur l’Em­pire des Hohen­zol­lern, et sa culture his­to­rique lui inter­dit for­mel­le­ment de croire à la thèse de « l’o­dieuse agres­sion alle­mande ». La tra­hi­son est flagrante.

C’est, Jau­rès qui appe­la Albert Tho­mas à la rédac­tion de l’Hu­ma­ni­té en 1903, Il lui confia les ques­tions de légis­la­tion ouvrière. En 1907 notre héros com­mence sa col­la­bo­ra­tion à l’In­for­ma­tion, et on peut croire que celle-ci n’a pas été moins utile que celle-là à son heu­reuse carrière.

Un pied chez les pro­lé­taires « conscients et orga­ni­sés », un pied chez les finan­ciers éga­le­ment conscients et orga­ni­sés. Quelle belle posi­tion pour qui désire s’as­seoir le plus tôt pos­sible en un confor­table fauteuil !

Lors­qu’il fut pro­mu aux hon­neurs minis­té­riels, Tho­mas n’ou­blia pas com­plè­te­ment les copains du P.S.U. (S.F.I.O.). Il devint pour ceux-ci le grand embus­queur et le nombre est consi­dé­rable de ceux qui purent, grâce à lui, éta­ler en toute sécu­ri­té leur habi­le­té à marier la carpe socia­liste et le lapin patriotique.

S’il n’ou­blia pas ses amis, il n’eut garde de s’ou­blier lui-même et c’est là un moment fort inté­res­sant de la car­rière de celui qu’on bap­ti­sa le duc de Roanne.

Peut-être n’at­tei­gnit-il pas jus­qu’à pré­sent l’en­ver­gure vul­tu­rine d’un Mil­le­rand ou d’un Poin­ca­ré, avo­cats d’af­faires. Il fut plu­tôt cour­tier mar­ron que fli­bus­tier, concus­sion­naire que voleur. Dans la grande famille des for­bans de poli­tique, il n’a point encore fait école, il ne brille pas tout à fait au pre­mier rang, mais ras­su­rez-vous, il est jeune encore, il ira loin, à moins que des évé­ne­ments impré­vus ne viennent trou­bler la fête. 

* * * *

Par­mi les très nom­breuses affaires où se dora le mufle mas­sif de l’au­teur de l’His­toire anec­do­tique du Tra­vail, il en est une qui peut ser­vir d’a­nec­dote typique du « tra­vail » magni­fique d’Al­bert Tho­mas, et qui vaut d’être briè­ve­ment contée ici : c’est l’af­faire Godsoll.

God­soll, homme d’af­faires dans le civil et sol­dat de 2e classe dans l’ar­mée du Droit et de la Civi­li­sa­tion, fut envoyé en Amé­rique par Albert Tho­mas pour y effec­tuer d’im­por­tantes com­mandes de maté­riel guer­rier des­ti­né à écra­ser les « bar­bares » chez qui Tho­mas avait étu­dié en 1902. Les affaires négo­ciées par cet hon­nête homme pro­dui­sirent une soixan­taine de mil­lions de com­mis­sions. Les mau­vaises langues pré­tendent qu’il par­ta­gea le gâteau avec Son Excel­lence de copain. Les mau­vaises langues ont tort, évi­dem­ment… Mais voi­là que notre God­soll fut en Amé­rique arrê­té tout comme un vul­gaire pro­pa­gan­diste anar­chiste sur la plainte de quelques bour­geois fran­çais mécon­tents de sa com­pré­hen­sion des affaires. 

Il y a, aux États-Unis, une loi qui pré­cise que, en ce cas, si les preuves de la culpa­bi­li­té de l’in­cul­pé étran­ger ne sont point pro­duites dans les qua­rante jours qui suivent l’ou­ver­ture de l’ins­truc­tion, l’in­cul­pé est remis en liberté.

De ce côté de l’At­lan­tique, Tho­mas veillait sur le cama­rade. Les docu­ments n’ar­ri­vèrent jamais à New-York, la preuve de la cra­pu­le­rie de God­soll ne put être faite à temps ; il fut relâché.

À son retour, il fut inquié­té un moment, mais fina­le­ment l’af­faire God­soll fut enter­rée et ce scan­dale s’en fut rejoindre dans l’ou­bli ceux des Carhu­riers, des Mis­telles, des Blés et Farines, du Char­bon, des Bateaux et de tant d’autres his­toires qui, durant un laps, trou­blèrent quelque peu le som­meil des Lou­cheur, Vil­grain, Gal­mot, Bérard, de Mon­zie et autres requins dont l’é­nu­mé­ra­tion serait fastidieuse.

Il y a aus­si l’his­toire des com­mis­sions allouées par la Mai­son Mor­gan à son bon client de la guerre du Droit ; il y a encore l’Ar­se­nal de Roanne avec sa Sara­bande de mil­lions et dépôts de vin ; il y a… mais il y en a trop. Nar­rer par le menu les tur­pi­tudes d’un Tho­mas est vrai­ment super­flu, depuis long­temps il est jugé.

Le voi­ci main­te­nant pro­mu à la direc­tion du « Bureau Inter­na­tio­nal du Tra­vail ». Le fro­mage est gras. Plus de 300.000 francs par an ! Les tis­sus adi­peux du bougre, déjà for­te­ment déve­lop­pés, risquent de prendre à Genève des pro­por­tions monstrueuses.

Et le peuple, direz-vous, le bon peuple socia­liste et révo­lu­tion­naire ? Certes son siège est fait sur Albert Tho­mas, mais le peuple est lâche ou plus exac­te­ment négligent. Son désir d’ac­cro­cher « à la lan­terne » quelques-uns de ses para­sites n’ex­cède pas une colère de quelques heures. La lec­ture du quo­ti­dien abru­tis­seur, la manille aux enchères et le ciné­ma suf­fisent à son acti­vi­té, et il peut prendre à son compte les paroles rési­gnées du Pauvre de Rictus :

Les poux aus­si viv’t de not’ peau !

Albert Tho­mas n’est qu’un pou. 

Génold


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste