La Presse Anarchiste

Chronique du mois

Séna­teurs et dépu­tés, sté­ri­le­ment accou­plés depuis long­temps dans le lit natio­nal, ont enfin don­né preuve de leur viri­li­té repro­duc­trice. L’As­sem­blée natio­nale a accou­ché, en fin d’an­née, du reje­ton Sadi Car­not, fils de son père et petit-fils de son grand père, s’il faut en croire la légende. Avec de sem­blables titres, on passe tout droit à la pos­té­ri­té, et le pré­des­ti­né Sadi, le sage, n’y failli­ra pas, soyez-en sûrs.

À cette occa­sion, le Paris des bons vieux jours s’est réveillé enfin. Fer­ry élu et l’on ne sait trop ce qu’il serait résul­té du mou­ve­ment inévi­table pro­duit par l’ef­fer­ves­cence popu­laire. Les hari­delles pous­sives qui remorquent le char de l’É­tat ont pris peur et se sont déro­bées. Tant pis ou tant mieux. En tout cas, il est tou­jours bon à la foule d’u­ser de sa force et de s’es­sayer à la vraie sou­ve­rai­ne­té. Si elle com­pre­nait ou vou­lait, quelle bonne et prompte besogne elle pour­rait faire !

Mal­heu­reu­se­ment cette foule est aus­si bête­ment idiote qu’elle est incons­ciem­ment intel­li­gente. Le tes­ta­ment Bou­ci­caut a mis la larme à l’œil de cha­cun, on a chan­té les louanges de la « pauv’ défunte », sur tous les tons, et per­sonne n’a donne ni com­pris la véri­table signi­fi­ca­tion de ce tes­ta­ment : Res­ti­tu­tion. Exploi­ter et voler pour jouir tout le long de son vivant et dis­tri­buer sa for­tune à sa mort dans l’es­poir d’ob­te­nir une bonne loge au Para­dis, ne me paraît pas si méri­tant que cela. Que vou­liez-vous qu’elle fit de son argent ? Elle a mon­tré un peu d’in­tel­li­gence dis­tri­bu­tive, voi­là tout !

Il n’en a pas été de même d’Au­ber­tin qui, ayant à sa dis­po­si­tion six balles dans un revol­ver et Fer­ry à sa por­tée, n’a su que se faire cof­frer inuti­le­ment en dis­tri­buant ses pro­jec­tiles à tort et à tra­vers, en véri­table alié­né qu’il est. Son émule Mimault, lui, n’a per­du ni son temps ni sa poudre. Il a envoyé Bay­naud ad patres sans coup férir. Sans doute ces deux exé­cu­teurs sont peu inté­res­sants, l’un atteint de la folie poli­tique, l’autre de la soif de l’or et des hon­neurs. Mais pour eux la jus­tice pré­si­dait à leurs ven­geances et la morale que nous pou­vons tirer en toute assu­rance de ces faits, c’est que Thé­mis et sa balance faus­sée depuis beaux jours com­mence à ter­ri­ble­ment pas­ser de mode, cha­cun la jau­geant à son aune.

Ceux des com­pa­gnons qui ont la mal­chance de tom­ber entre ses mains sont à même de juger la par­tia­li­té mani­feste et constante de cette vieille déesse éhon­tée. Notre col­la­bo­ra­teur Deherme, pour­sui­vi pour pla­car­dage d’é­crit sédi­tieux et condam­né par défaut, en juillet der­nier, à un an de pri­son, a com­pa­ru à nou­veau devant la bande d’i­diots com­mu­né­ment appe­lée jury et trois ou quatre gui­gnols repré­sen­tant la socié­té ven­ge­resse. Ayant basé sa défense sur la néga­tion du droit de punir en arguant de la phi­lo­so­phie déter­mi­niste, il était amu­sant de voir l’air ahu­ri de tous ces cré­tins ne com­pre­nant goutte aux argu­ments déve­lop­pés par notre ami. L’a­vo­cat géné­ral lui-même, dans sa plai­doi­rie, a osé avouer ne pas pou­voir suivre ce ter­rain de la défense auquel il n’en­ten­dait rien. Il a pré­fé­ré réédi­ter tous les lieux com­muns et les grands mots d’hon­neur, de patrie et de famille qui grouillent au fond du ventre de tous ces impos­teurs, et aux­quels ils croient bien moins que nous encore. Ten­ne­vin ayant dépo­sé des conclu­sions ten­dant à annu­ler la condam­na­tion à pro­non­cer par suite de pres­crip­tion dans le signi­fié du juge­ment, mal­gré les textes de leur loi qui sont for­mels, ces fan­toches, avec la désin­vol­ture qui leur est cou­tu­mière, ont pas­sé outre et — pour se mon­trer bons enfants sans doute — ont réduit la peine de un an à un mois. Encore un exemple qui n’a­mè­ne­ra pas le cou­pable à rési­pis­cence. — Quelques jours plus tard c’é­tait le tour de Méreaux. Quoique les débats aient mon­tré, clair comme le jour, qu’en tirant sur les ser­gots Méreaux était en état de légi­time défense, que les agents, en vraies brutes, l’a­vaient lar­dé de coups de sabre, dame Jus­tice a pro­non­cé contre l’a­nar­chiste Méreaux deux ans d’emprisonnement. S’il ne sort pas de là bour­geois à tous crins, ce sera, certes, un gre­din bien endurci.

De quelque côté on la retourne, cette ques­tion de la répres­sion ne sou­lève qu’é­ton­ne­ments et dégoûts. Kro­pot­kine, dans une confé­rence don­née sur ce sujet salle Rivo­li a tenu en haleine pen­dant plu­sieurs heures un audi­toire de mille per­sonnes. Le compte ren­du in exten­so ayant paru dans les jour­naux, tous nos amis en connaissent la teneur. Nous n’y reve­nons que pour consta­ter le bon résul­tat qu’en a tiré la propagande.

Je ne sais si c’est pour rendre le même ser­vice à son pari que M. de Laro­che­fou­cauld-Dou­deau­ville a si géné­reu­se­ment adop­té les enfants de Les­cure, mais qu’il me per­mette de lui dire qu’il n’est qu’un sinistre far­ceur. Voi­là, par exemple, de la belle et véri­table cha­ri­té bour­geoise : Un homme s’est révol­té contre l’i­ni­qui­té sociale, il a contri­bué à faire jus­tice d’un être dépra­vé et hon­ni de tous ; la force s’en empare, le sépare vio­lem­ment du reste des vivants et le fait mou­rir à petit feu. Et pour que les enfants de ce mal­heu­reux ne puissent un jour exha­ler la haine dont leurs cœurs se pétri­ront contre les bour­reaux de leur père et les leurs, un d’eux s’en empare, les confisque, se don­nant sans nul doute pour mis­sion de confi­ner leurs jeunes cer­veaux dans une fausse édu­ca­tion, les éle­vant dans le mépris de leur père et des tra­vailleurs dont ils sont issus. Je sou­haite ardem­ment que la « cha­ri­té » de M. Dou­deau­ville, coûte cher, un jour, aux siens Qu’il se rap­pelle la fable du ser­pent et la médite.

Quant à l’ir­res­pon­sable hal­lu­ci­né qui a ten­té de tuer, au Havre, la « reine des anar­chistes » nous ne pou­vons guère que joindre notre voix à celles nom­breuses qui se sont déjà éle­vées pour qu’on le laisse en paix. De tout cela, si notre amie en réchappe, comme tout le fait espé­rer, il ne nous res­te­ra que la douce satis­fac­tion d’a­voir vu la presse bour­geoise obli­gée de recon­naître le sang-froid et la digne tenue dont a fait preuve Louise Michel en cette cir­cons­tance. Notons aus­si l’a­gi­ta­tion for­cée que cet évè­ne­ment a pro­duite dans les masses qui com­mencent à savoir qu’il y a des anar­chistes, dont les théo­ries qu’ils vou­dront connaitre devien­dront si tôt leurs.

Nemo.


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