La Presse Anarchiste

les terrains vagues

Quand juillet a rous­si l’herbe des ter­rains vagues,
Ils ont l’air de grands lacs de rouille, dont les vagues
Portent pour immo­bile écume des gravats.

C’est là pour­tant, ô gueux de Paris, que tu vas,
Dans ce lugubre champ qui pour fleur a l’ordure,
Quand tu veux par hasard prendre un bain de verdure.
La cam­pagne est trop loin. L’om­ni­bus est trop cher.
Et toi, le Juif-Errant, toi qui mar­chais hier,
Qui mar­che­ras demain, qui dois mar­cher sans trêve,
Tu veux faire aujourd’­hui ta pro­me­nade brève,
Et tout le long du jour, oubliant ta rancœur,
Au verre du repos t’en­ivrer à plein cœur.

Dans les jar­dins publics on n’est pas à son aise :
Trop de monde ! D’ailleurs il faut payer sa chaise
Comme à l’é­glise. Il faut être un richard.
Ou bien Si l’on dort allon­gé sur un banc, un gardien
Sur­git, chasse le rêve à sa voix de rogomme,
De son poi­gnet bru­tal étrangle votre somme,
Et, par­mi les badauds dont une meute accourt,
Vous traîne par le col en criant comme un sourd :
« Il faut dor­mir chez soi quand on est soûl, crapule. »
Et ce gros propre à rien vous flanque sans scrupule
À la porte, et la foule en riant dit merci.

Toi donc qui veux dor­mir sans gêne et sans souci,
La face vers le ciel et le dos sur la terre,
Tu vas dans un ter­rain vague, bien solitaire.
Pas de cris. Pas de bruit. Pas de bonne d’enfant.
Pas de gar­dien. Per­sonne ici ne te défend
De don­ner à ton corps, qui souffre, un peu de fête,
Et tu peux à ton gré dor­mir comme une bête.
Des bêtes, en effet, chats morts ou chiens galeux,
Sont tes seuls com­pa­gnons, ô cou­cheur scandaleux
Qui pour buen reti­ro prends cette place immonde
Où gisent les débris hon­teux de tout le monde.
Que t’im­porte ? Les pieds four­bus, les membres las,
Tu ne sens nul dégoût d’a­voir pour matelas
La cuvette où vomit la cité colossale.
Un lit est tou­jours doux, même quand il est sale.
Au beau milieu du champ, tu choi­sis un bon creux,
Où les tes­sons poin­tus soient un peu moins nombreux,
Où le sol n’ait pas trop de durillons. où l’herbe
Ne prenne pas un air abso­lu­ment imberbe.
Tu t’es­times vei­nard, fadé d’un chouette écot,
Si quelque pis­sen­lit, quelque coquelicot,
Avec son pom­pon jaune ou bien sa rouge crête
Fait un mou­che­tis d’ombre au des­sus de ta tête.
Dans ce trou, len­te­ment, comme dans un hamac,
Tu te couches, les bras croi­sés sur l’estomac,
Les jambes en com­pas, la figure couverte
De ta cas­quette ; et là, barbe au vent, bouche ouverte,
Dans ce coin de nature où te sens chez toi,
Tu goûtes le bon­heur de n’a­voir point de toit.

Jean Riche­pin.


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste