Dans l’évolution planétaire, seules ont pu survivre et se perfectionner les espèces dont les composants pratiquèrent l’association. L’union fit la force matérielle, intellectuelle, morale. Aujourd’hui comme hier, c’est dans les sociétés où l’appui mutuel est pratiqué sur une vaste échelle et les antagonismes réduits au minimum que résident le plus de chances de succès pour le combat de l’existence.
Cette union, toute hasardeuse et instinctive au début, passa à l’état d’habitude dans les relations de certains individus ou groupements plus ou moins vastes, et pénétra par la suite, dans la conscience humaine qu’elle féconda, et sans nul doute élargit considérablement. Car la conscience est en grande partie issue des coutumes de sociabilité.
Et tout ce qui a formé les étapes successives des générations : religions et sciences, arts et philosophies, a suivi une évolution semblable, sans différence profonde et de réelle importance.
L’homme, poussé par des forces dont il était le jouet, a accumulé un trésor immense de connaissances. Puis lui, matière planétaire, phénomène vital, a étudié, compris, après des tâtonnements inévitables, la matière planétaire, les phénomènes vitaux qui l’entouraient et le déterminaient, pour les déterminer à son tour, non comme une force mécanique ignorante de soi-même, mais comme une partie de la nature consciente, volontaire, et directrice de son énergie.
Cette progression dans l’étude et la compréhension des choses ne s’est pas limitée au monde extérieur. En même temps que l’humanité cherchait l’explication du mystère, la solution du problème de la vie cosmique, elle analysait ceux d’ordre interne, la concernant directement. Elle plaça au premier rang, celui des relations des hommes entre eux.
La nature ne donna pas aux primitifs ce dont ils avaient besoin pour vivre et perdurer. Le manque des moyens les plus élémentaires d’existence, tenaillant une population qui s’accroissait sans cesse, fit naître, au sein de notre espèce, par une déviation de l’énergie combattive, l’exploitation de l’homme par l’homme, l’autorité de l’homme sur l’homme. Et ces deux maux s’ancrèrent si fortement en nous, qu’ils déformèrent le sens de toutes les tentatives d’élévation qui, mystiques ou semi-rationnelles, constituent, par leur caractère moral, l’épopée douloureuse et sublime, la gloire de l’humanité.
Mais les recherches des écoles sociologiques ont permis l’élaboration de nouveaux principes fondamentaux qui transforment les modes de coexistence des membres de la communauté humaine. Point de départ d’une nouvelle étape de notre histoire, ces principes fondamentaux représentent le triomphe de la conscience se dégageant de l’instinct ancestral et se superposant à lui, pour créer par elle-même, en comprenant le pourquoi, le comment de nos relations. Voilà le résumé philosophique de l’anarchie. L’anarchie c’est le triomphe de la conscience sur l’instinct, dans tous les domaines de notre vie.
L’anarchisme, c’est la doctrine concrète élaborée sur cette philosophie. Cette doctrine a été résumée dans une ample synthèse où est contenu l’essentiel de nos aspirations : communisme libertaire. C’est par la matérialisation de cette doctrine, par son application dans la vie, que pourront disparaître les contradictions qui provoquent notre commune souffrance. Telle est notre conclusion.
L’anarchisme est donc une doctrine essentiellement révolutionnaire puisqu’elle suppose le bouleversement radical et complet de la structure de notre société. Mais, pour qu’elle devienne chair de la réalité, nous ne devons pas perdre de vue que sa base est le résumé des faits concrets, non d’hyperboliques chevauchées métaphysiques. Nous devons, en outre, tenir compte qu’il est matériellement impossible, de vivre une vie libre dans un régime d’asservissement, de fonder même des colonies communistes dans un régime de propriété individuelle, et moins encore de socialisation étatisée, ou de capitalisme d’État.
Ces deux propositions assises, nous sommes conduits à envisager le problème général de la révolution, et ce que doit être notre attitude, notre activité dans une crise révolutionnaire. Nous devons, par conséquent, chercher quels seront les possibilités et les moyens ou réalisations immédiates, dans un sens collectif, quand sonnera l’heure de la transformation sociale.
Il est bien entendu que ceux dont les conceptions libertaires sont clairement et solidement précisées, ne forment qu’une infime minorité dans l’ensemble des hommes. Eux seuls ne pourront donc pas construire pour tous, la société vers laquelle ils tendent. Les moyens nous manquent, 1° parce que nous ne sommes pas assez nombreux, et que nous risquerions, si nous ne comptions que sur la seule vertu de nos groupes, d’accaparer la direction de la révolution, de devenir des centralistes et des dictateurs aussi détestables que les autres ; 2° parce que nos groupes ne sont pas des moyens de réalisation pratique pour la question de primordiale urgence et de première importance : l’organisation de la production.
Je pense donc qu’il nous faudra surtout nous employer à donner au mouvement révolutionnaire conscience de lui-même, à faire comprendre aux masses leur erreur quand elles emploieront des moyens contraires au but de leurs aspirations ; dégager la conscience — aspiration de superélévation — de l’instinct — moyen routinier, générateur de nouvelles servitudes.
Sur tous les fronts : dans les coopératives de production et de consommation, qu’elles soient fondées depuis longtemps ou surgies à l’improviste, dans les syndicats, les comités d’usine, les centrales de statistiques, etc., les anarchistes devront être les continuels animateurs, qui ne se contentant pas de critiquer des méthodes erronées, apporteront leurs suggestions pratiques et ne craindront pas d’accepter des postes responsables partout où ils auront à faire œuvre utile.
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D’après l’interprétation générale du mot, la révolution est un effort de progression. Mais si l’anarchisme est révolutionnaire par son essence même et par ses conclusions, la révolution n’est pas anarchiste au même titre, ni surtout au même degré.
On peut cependant affirmer qu’il y a dans toute révolution un courant anarchiste qui s’ignore. Adapter la société aux besoins de l’individu, et non l’individu aux besoins de la société (ou de l’organisation de la société), tel a été le désir de tout mouvement révolutionnaire des masses. Malheureusement, la force de l’habitude a été plus forte que la nature et que ses aspirations. La routine a vaincu la conscience, l’autorité la liberté et l’antagonisme des intérêts la communauté des biens. Ces vieilles déviations ont tellement pris corps, ces erreurs se sont enracinées de telle manière, qu’au moment de réaliser en fait leur programme, beaucoup d’hommes ou de sectes, dont les tendances ou les buts sont théoriquement libertaires, reviennent aux anomalies qu’elles ont autrefois dénoncées et condamnées. Ainsi Marx et ses continuateurs, qui ont expliqué avec une rigoureuse rigidité l’évolution humaine — psychologique, morale, intellectuelle — par le matérialisme historique, et affirme que toujours l’économie détermine et domine les systèmes politiques qui ne sont que des effets, des reflets des conditions de la production, ne trouvent rien de mieux, au moment de réaliser, que de subordonner l’économie à la politique, les forces de production aux forces de l’État. C’est le pouvoir politique qui doit reconstruire l’appareil économique 1Où tout au moins, en diriger la reconstruction..
Et c’est alors l’éternel recommencement. Le pouvoir politique finit toujours par rester dans les mains de quelques hommes qui créent des institutions répressives dont ils sont les maîtres, ou dont ils deviennent les esclaves. Mais dans l’un ou dans l’autre cas, la révolution, considérée par son aspiration initiale, a avorté, ou à peu près. Car l’individu devient un moyen et non un but, il doit s’adapter aux besoins de l’organisation sociale qui n’est pas faite pour lui, et faillit à son rôle.
C’est pourquoi je conclus qu’il faut nous efforcer de faire conserver à l’élan révolutionnaire des masses leur premier caractère anarchiste. Sans cela, comparée aux sacrifices qu’elle aura coûtés, la révolution ne serait qu’une dérision.
La révolution sera anarchiste, ou elle échouera.
Max Stephen.
- 1Où tout au moins, en diriger la reconstruction.