Le dernier mouvement de grève
Les travailleurs allemands, à force de lutter révolutionnairement, obtinrent non seulement la liberté politique tant prônée, c’est à dire la liberté de se laisser abattre par les maîtres qu’ils s’étaient eux-mêmes donnés au lieu de ceux qu’ils avaient, par la grâce de Guillaume, mais encore conquirent quelques avantages économiques. Les travailleurs et les fonctionnaires de l’État, et des communes principalement, purent jouir de ces avantages là. Maintenant, après qu’une Réaction générale s’est peu à peu étendue, les maîtres du pouvoir croient le moment venu de rendre illusoires les conquêtes révolutionnaires. Pour la première fois ici, l’État apparut dans l’histoire comme employeur et rien qu’un simple employeur en face des fonctionnaires et comme tel il se montra beaucoup plus brutal, plus arrogant que les entrepreneurs privés.
Les avantages qui ensuite devaient être retirés aux travailleurs et aux fonctionnaires étaient : la journée de huit heures, puis le droit de participation dans les décisions du Conseil de l’Exploitation ; en outre, on devait introduire dans les conditions du travail des aggravations que les ouvriers et les fonctionnaires n’acceptèrent pas sans murmure.
Le service du trafic est le nerf vital de la société civilisée ; celui-là coupé, toute l’activité économique et sociale est alors paralysée. C’est ce qui s’est vérifié ici. La grève des chemins de fer embrassa toute l’Allemagne à l’exception de la Bavière et d’une partie de l’ancien duché de Bade. 800.000 cheminots étaient en grève engagés dans une action de défense contre l’État oppresseur. Durant cette grève, les travailleurs et employés communaux de Berlin se joignirent au mouvement. Cette grève également embrassa tout le service du trafic berlinois, en outre les usines, de gaz et d’électricité furent arrêtées.
Berlin, le centre de l’Allemagne, était sans lumière, sans charbon, sans tram et sans chemin de fer. Faute de combustible, un certain nombre d’exploitations privées durent s’arrêter, de sorte que la situation prit de plus en plus tournure de grève générale.
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Les causes de la grève des chemins de fer furent autres que celles des travailleurs communaux berlinois. Depuis longtemps les cheminots étaient en négociations avec le Gouvernement au sujet des salaires, mais celles-ci étaient traînées en longueur par le Gouvernement et n’amenèrent aucun résultat.
Les cheminots perdirent enfin patience et déclarèrent la guerre au Gouvernement ; la grève générale des cheminots d’Allemagne fut proclamée. À côté des causes générales de la grève qui résident dans la dépréciation toujours plus grande du mark allemand, il y eut d’autres causes particulières qui s’ajoutèrent encore à celles-ci. Par suite de l’effondrement du cours du mark sur le marché international des valeurs, le mark tomba à une valeur d’avant guerre de 2 pfennig (2 centimes ½). Les matières premières que l’Allemagne devait acheter à l’étranger virent leur cours monter dans les mêmes proportions et les prix des vivres et des articles d’usage en subirent le contrecoup. Mais les salaires des travailleurs ne montèrent pas dans les mêmes proportions et les conditions de vie chez les ouvriers et employés de l’État devinrent de plus en plus difficiles.
Celui-là seulement put continuer son train de vie comme avant la guerre, dont le revenu était de 25 % supérieur à ce qu’il était avant la guerre. Mais c’est là une part de la population qui diminue de plus en plus ; ce sont les patriotes de l’arrière et les profiteurs de la guerre.
D’après les calculs statistiques du Gouvernement allemand, en décembre le minimum du coût de l’existence était pour une famille avec deux enfants, 2.500 marks ; les appointements d’un conducteur de locomotive n’étaient cependant pas plus haut que 1.300 à 2.100 marks ; si les cheminots voulaient ne pas être littéralement rongés par la faim, il leur fallait obtenir des salaires plus élevés.
Ce n’est pas tout. À côté de ces raisons économiques, il y eut des raisons d’idées qui entrèrent en jeu. Par l’établissement d’une loi spéciale, le Gouvernement voulait augmenter la journée de 8 heures, mais une disposition de cette loi permettait de prolonger jusqu’à dix et même jusqu’à quinze heures, le temps de présence de l’ouvrier ou de l’employé à l’exploitation. Afin de sauver les apparences de la journée de huit heures, pendant tout ce temps on ne travaillerait que huit heures. Si une interruption fortuite de travail venait à se produire, le travailleur la passerait et ce temps ne pourrait être compté comme temps de travail. C’était donc là la cause du conflit. Les ouvriers et employés exigèrent premièrement : le règlement de la question des salaires en accord avec la hausse croissante du prix des vivres et objets d’usage et l’abandon de la loi sur la durée de travail, c’est-à-dire le maintien intégral de la journée de huit heures. Le Gouvernement comme employeur ne voulut point accorder et ce fut la grève.
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Le Gouvernement, comme représentant de l’idée d’État avait toujours un intérêt à établir aussi solidement que possible et à conserver la puissance de l’État. Or les soutiens les plus qualifiées de l’État étaient les militaires et les fonctionnaires.
Dans le vieil État de Prusse les fonctionnaires avaient été, pour cette raison, ménagés de telle sorte qu’ils ne connussent jamais la nécessité d’exposer leurs revendications à l’État. De toutes les classes de travailleurs de la nation, c’était la plus privilégiée. Mais ces privilèges les engageaient aussi à certaines restrictions tandis que les travailleurs et employés privés jouissaient du droit de se réunir pour la sauvegarde de leurs intérêts économiques, les fonctionnaires et travailleurs de l’État prussien et allemand, eux, ne l’avaient pas.
Malgré que la République, après la révolution, se soit efforcée, comme l’ancienne monarchie, de maintenir la situation privilégiée des fonctionnaires de l’État, elle n’a pas réussi dans la mesure espérée. La seule classe qui conservait comme par le passé tous ses privilèges, fut la caste militariste. Celle-ci est la plus importante pour le maintien de l’ordre étatique, du joug capitaliste, aussi l’État essaie-t-il de lui assurer les meilleurs salaires pour gagner sa confiance et s’assurer de ses éléments.
Afin d’améliorer la situation financière des militaires, le Gouvernement allemand a cherché, pour obtenir les fonds nécessaires, à pressurer les autres institutions de l’État. Mais, d’un autre côté, le Gouvernement allemand a à compter avec les prétendues « nécessités » internationales qui lui ont été imposées par 1e traité de Versailles,
Il fut demandé à la conférence de Cannes, à laquelle le Gouvernement allemand était représenté par Rathenau, d’améliorer cette situation du Gouvernement, afin de parer, avant tout, au déficit des entreprises d’État.
Depuis nombre d’années, dans les chemins de fer allemands en particulier, on travaillait en déficit. Les raisons en sont multiples. L’une d’elles mérite pourtant d’être spécialement mise en relief, parce qu’elle est en rapport direct avec la position du Gouvernement avant et pendant la grève. Le personnel des chemins de fer de l’État allemand travaillait avant la guerre dix heures ; lorsque après la révolution, la journée de huit heures fut introduite partout, il fallut augmenter le personnel pour subvenir aux besoins de l’exploitation ; le chiffre de celui-ci augmenta de 750.000 à un million. Depuis, de nouveau, des réductions ont été faites, de sorte que c’est 93.000 hommes qui ont été licenciés Pour réduire davantage encore le personnel, le Gouvernement voulut prolonger la durée de travail, suivant les directives précédemment indiquées. 100.000 hommes encore au moins devaient être licenciés. Ce fut également une des raisons pour lesquelles les cheminots s’opposèrent au projet du Gouvernement.
Les social-démocrates déclarent à présent que le Gouvernement n’avait pas d’autre moyen de couvrir le déficit dans les chemins de fer. Cela est cependant pour le moins inexact, car l’administration des chemins de fer faisait en même temps auprès des capitalistes privés des grandes usines de métallurgie, des commandes tellement gigantesques, que celles-ci engloutissaient tout le surplus du revenu des chemins de fer, lequel a augmenté considérablement par suite de la hausse nouvelle de plus du double des tarifs ferroviaires, en vigueur depuis le 1er février ; de plus, tous les charbons nécessaires aux chemins de fer sont demandés aux capitalistes privés, Thyssen, Stinnes etc… ce sont ceux-là qui empochent les milliards de profit, car le charbon et le fer ont été à nouveau augmentés à partir du 1er février, de 40 à 50 %.
Ce sont là les omissions dont les social-démocrates se sont rendus coupables dans les premiers jours de la révolution et qui se manifestent à présent. Toute la classe des travailleurs était alors tout feu tout flamme pour la socialisation des mines de charbon et des grandes usines métallurgiques. Les partis qui, en Allemagne étaient depuis Karl Marx les plus puissants, les social-démocrates parlementaires, n’ont rien fait pour donner cours à cette aspiration des masses. Ils conquirent pour eux et leurs adhérents le pouvoir dans l’État, c’est-à-dire quelques sièges ministériels et ce fut là pour eux la révolution.
Les masses n’en furent point satisfaites, les Junkers restèrent en possession de la terre comme devant, de même que les barons du charbon restèrent maîtres des mines et les chevaliers d’industrie de leurs grandes industries. La politique de l’activité économique fut après, comme avant, établie au bénéfice de quelques-uns ; les masses durent comme avant la révolution se contenter des miettes de pain qui tombaient de la table des gros industriels. Et voilà comment il a pu se faire que l’économie n’a pu devenir profitable pour tous et comment l’intérêt et le profit de quelques uns resta le principe déterminant de toute l’économie de l’Allemagne.
Toutes ces omissions, fautes et bourdes faites par les partis politiques depuis le commencement de la l’évolution en Allemagne s’accumulèrent toujours plus pour alimenter le mécontentement des masses laborieuses à l’égard des chefs politiques. À cela vint s’ajouter l’extension de la misère économique pour accroître la méfiance des travailleurs et des petits employés.
Bien que la majorité des travailleurs et des employés en Allemagne soit dans les grands syndicats sous une direction social-démocrate, une partie de ces syndicats s’en sont déjà retirés… Les groupes d’employés et ouvriers ne sont pas encore allés jusqu’à subir l’influence funeste des chefs social-démocrates. Les fonctionnaires et les ouvriers de l’État en Allemagne n’ayant conquis le droit de coalition qu’après la guerre, ce n’est qu’après que la révolution eût éclaté qu’ils furent à même de constituer des syndicats. Diverses unions d’employés surgirent, suivant le développement intellectuel et politique des membres. Les cheminots également organisèrent non pas seulement un, mais plusieurs syndicats. Une partie des cheminots s’organisa en union social-démocrate sous le nom de « Deutscher Eisenbahner Verband » initiales D.E.V. Mais une autre partie, et ce fut la majorité, voulut rester libre de toute orientation politique et c’est pourquoi elle constitua une union sous le nom de « Reichsgewerkschaft deutscher Eisenbahnbeamter und Anwärter ». Cette union comprenait aussi le syndicat des conducteurs de locomotives. Par suite de sa neutralité politique, cette union fut traitée de jaune par les social-démocrates et les communistes.
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Cela cependant est tout à fait inexact. Lorsque les cheminots négocièrent avec le Gouvernement, les Unions social-démocrates se mirent pour le moins autant du côté du Gouvernement que de celui des travailleurs et employés qu’elles devaient particulièrement représenter. C’est que les amis personnels et politiques des chefs de ces syndicats, ainsi qu’une partie des ministres du Gouvernement étaient membres du parti social-démocrate. Il arrive même parfois que les représentants des syndicats social-démocrates prennent part aux affaires du Gouvernement. Il leur fallut donc sauvegarder aussi bien les intérêts du Gouvernement que les intérêts de leur union, ou, ce qui revient au même, représenter à la fois les intérêts des employeurs et ceux des employés. Il était à prévoir que les syndicats social-démocrates ne pourraient agir de façon efficace dans l’intérêt des employés. La conduite de la bataille contre le Gouvernement ne pouvait par conséquent venir que du syndicat pleinement indépendant à l’égard du Gouvernement. Et ce syndicat fut pour les cheminots le « Reichsgewerkschaft ». On a pu voir clairement alors non seulement l’incapacité pratique du syndicat qui s’appuie sur le Gouvernement, mais aussi l’inexactitude théorique sur laquelle les social-démocrates allemands, et du reste aussi les syndicats russes, sont basés. Les syndicats sont des organisations économiques pour la défense des intérêts des travailleurs et ils ont, comme tels et en premier lieu, à représenter les intérêts économiques de leurs membres et à employer tous moyens pour la sauvegarde de ces intérêts en face de tout employeur. Il ne peut donc y avoir d’intérêt plus élevé pour les syndicats que celui de leurs membres. L’intérêt économique des membres, voilà ce que les syndicats doivent sauvegarder en toute situation et sous tout ordre social.
Radicalement faux est donc le point de vue suivant lequel les intérêts des membres ne doivent pas être placés avant ceux de l’État… capitaliste cela va sans dire… mais socialiste et communiste également. Si les syndicats veulent être quelque chose de plus que les protecteurs des intérêts de leurs membres et avoir en eux quelque chose de révolutionnaire, cela ne peut être nullement en faisant abandon et en faisant bon marché des intérêts des membres au bénéfice d’une quelconque forme politique étatique. Ce que les organisations syndicales ont de révolutionnaire ne peut que se concentrer sur ce point : assurer la sécurité économique absolue à leurs membres, c’est-à-dire assurer un état social dans lequel l’exploitation économique sera abolie.
Les syndicats ne pourront abolir l’exploitation économique que lorsqu’ils mettront à la place de l’actuelle politique économique de profit capitaliste, une production adéquate aux besoins. Ce que les syndicats ont de révolutionnaire doit donc consister à conquérir le contrôle sur la production et enfin à prendre eux-mêmes l’industrie en mains. Là seulement doit être le but positif qui doit être pris en considération par les syndicats. Et les exploiteurs économiques ayant été de tous temps représentés par les classes dominantes, c’est donc entre ces classes au pouvoir, c’est-à-dire contre l’État que les syndicats doivent se mettre en marche pour la réalisation de leur but. Il en résulte donc entre les syndicats et l’État une antinomie. L’on ne peut donc dire d’un syndicat qu’il est vraiment révolutionnaire que lorsqu’il mène aussi le combat contre l’État, en tant que protecteur de la classe régnante et exploiteuse. Les syndicats qui ont conclu avec l’État une « Union sacrée » ou une collaboration se sont du même coup retiré tout droit d’œuvrer sur la société dans le sens libertaire, c’est-à-dire d’affranchissement. Au contraire, par leur opinion, ils seront contraints au jour de l’action, de trahir leurs propres membres. Ils se trouveront dans cette situation ou d’avoir à choisir entre les intérêts de l’État et ceux de leurs membres. Les syndicats social-démocrates ou soit disant libres ont fait leur choix et ont placé au-dessus de celui de leurs propres membres, c’est-à-dire des masses exploitées, l’intérêt de l’État, par conséquent des représentants délégués de la classe dominante. C’est donc d’une ignominieuse trahison dont ils se sont rendus coupables.
Cette trahison n’était même pas couverte ou voilée, Non ! ouvertement, du premier jour de la grève, les Unions qui sont à la tête se sont déclarées contre la grève, et l’ont qualifiée d’indisciplinée ; plus encore, ils ont ouvertement fait des appels afin de briser la grève. Les dirigeants social-démocrates paraissent avoir été à la même école que leurs frères de Russie.
Tout comme ceux-ci, ils représentaient les travailleurs et employés grévistes comme achetés par la Réaction, désireuse de nuire à l’État populaire social-démocrate et à la République démocratique.
Mais il ne s’agit pas seulement en ceci des socio-démocrates de droite ; les indépendants eux aussi, eurent une attitude équivoque.
Leur feuille, la Freiheit, comme leurs chefs, furent davantage du côté de l’État que de celui des grévistes. Et cela se comprend : tôt ou tard, ce parti sera appelé à participer au gouvernement et il doit se montrer « ministrable ». En fait, le ministre indépendant Lipinsky, en Saxe, car en Saxe le parti indépendant est déjà au ministère, a déclaré que la grève était une atteinte à la Constitution du nouvel État allemand, tandis qu’à Berlin l’avocat Rosenfeld, lequel ne fait pas encore partie du Gouvernement a représenté la grève comme justifiée et l’interdiction de grève du Gouvernement comme une atteinte à la Constitution. Mais le morceau le plus beau vient du social-démocrate et ex-Commissaire du peuple, Émile Barth, lors d’une réunion des Conseils d’exploitation de Berlin. Il déclara que le Syndicat National des Cheminots, Reichsgewerkschaft, pouvant payer trois millions de fonds de grève et recevant quotidiennement 15.000 marks de soutien du Ministère de la Justice, n’était pas un syndicat socialiste, mais un syndicat réactionnaire.
On voit pourquoi les social-démocrates de toutes nuances combattirent la grève : parce qu’ils ne purent prendre en mains la direction de la grève. C’est par dessus la tête des chefs « autorisés » des syndicats, que les travailleurs déclarèrent la grève et c’est contre leur volonté qu’ils l’ont menée.
Le Gouvernement prit position naturellement contre la grève et le fit d’une manière si brutale, qu’elle ne reste pas en dessous de celle des journées sanglantes de Noske et même du Gouvernement monarchiste des Hohenzollern. Le même jour où éclatait la grève, donc du 1er au 2 février, le Président social-démocrate de la République, promulgua un décret dans lequel « il était porté à la connaissance de tous les employés et à ceux des chemins de fer en particulier, que la cessation ou le refus du travail qui leur incombait était interdit. Celui qui inciterait ou engagerait un employé des chemins de fer à la cessation interdite du travail, serait puni de prison et d’une amende pouvant aller jusqu’à 50.000 marks ».
Également tout sabotage ou entrave à la « liberté » du travail serait considéré comme acte punissable et était menacé des mêmes châtiments.
En raison de ce décret, le Préfet de Police social démocrate de Berlin fit paraître un arrêté suivant lequel :
« Tous les fonds destinés à la conduite de la grève seront saisis, l’impression d’appels contenant des provocations à la grève seront empêchés. Les appels en faveur de la grève seront saisis. Les personnes qui se seront rendues coupables de provocations à la grève seront mises en état d’arrestation. »
Les maîtres socio-démocrates ont ainsi montré qu’ils comprenaient leur métier au moins aussi bien que leurs adversaires monarchistes. Et ces arrêtés ne restèrent pas seulement à l’état de déclarations platoniques, mais ils devinrent aussi la dure réalité, car déjà au premier jour de grève, les chefs grévistes du Reichsgewerkschaft furent arrêtés, le Comité de grève pourchassé d’un endroit à un autre, la caisse de grève fut saisie et alors que l’un des chefs grévistes allait retirer un million de fonds d’une Banque de Berlin, il fut appréhendé à sa sortie avec tous les fonds dont il était porteur.
Le Gouvernement et la Police crurent par ces moyens de rigueur mater la grève et ils avaient pour eux l’assentiment des syndicats prêts à tout faire en leur pouvoir afin d’empêcher l’extension de la grève. Les mesures gouvernementales eurent cependant un résultat opposé.
Par cette attaque aux droits fondamentaux de la classe ouvrière, celle-ci se sentit menacée et comprit qu’il était de son devoir de répondre au gouvernement ; alors ce ne fut pas seulement le Syndicat National des Cheminots, mais toutes les Unions des Cheminots qui se mirent en grève, malgré que leurs chefs se fussent énergiquement prononcés contre le mouvement.
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La grève s’étendit toujours davantage et engloba bientôt 800.000 cheminots dans toute l’Allemagne.
Deux jours après que la grève eut éclaté l’organisation briseuse de grève organisée par le Social-Démocrate Noske, la « Technisehe Nolhilfe » (Ligue civique) entra en action. Elle essaya de maintenir le trafic nécessaire des chemins de fer en exercice, mais s’aperçut bientôt qu’elle causait plus de dommages que de bien. La grève se poursuivit avec une vigueur non diminuée. Dans tout Berlin la classe ouvrière était avec les grévistes et même les travailleurs qui étaient organisés dans le parti social-démocrate et qui avaient suivi toujours fidèlement leurs chefs, déclarèrent alors, dans de nombreuses exploitations, que le décret de leur « Camarade », Président de la République était une honte pour la classe ouvrière et qu’il devait être rapporté.
Il semblait de plus en plus que le Gouvernement en cette lutte qu’il avait lui-même préparée, allait être mis en état d’infériorité. Une autre circonstance avait encore aggravé la position du Gouvernement. Les travailleurs et employés communaux de Berlin étaient depuis assez longtemps en négociations avec le Magistrat de cette ville et le Gouvernement, au sujet de la continuation de leurs conventions des tarifs. Le Magistrat voulut, ainsi que le Gouvernement l’avait fait auprès des travailleurs de l’État, retirer leurs anciens droits aux ouvriers, prolonger la journée de 8 heures, diminuer ce droit qu’ils avaient de prendre part aux décisions, leur retirer la permission de détente et surtout leur enlever le droit de grève. Les employés communaux exigèrent la prolongation des anciens tarifs jusqu’à fin 1922, avec tous les avantages conquis en période révolutionnaire, après une rude bataille. Le Magistrat ne voulut accorder la prolongation que jusqu’à juillet et les travailleurs et employés communaux se mirent également en grève. Il est peu douteux que dans cette décision de quitter le travail, ce fut à la fois la situation dans laquelle la classe ouvrière était placée par le Gouvernement à l’occasion de la grève des chemins de fer, l’appel des cheminots à toute la classe ouvrière d’Allemagne en faveur de la solidarité qui produisirent également leur effet. Les travailleurs communaux berlinois déclarèrent la grève, deux jours après que celle des chemins de fer eut éclaté.
La situation dans toute l’Allemagne et à Berlin surtout était alors extrêmement tendue. La confiance montait au cœur de la classe ouvrière. L’on avait la conviction dans les milieux révolutionnaires en général, que, si la grève venait à durer une semaine de plus, le Gouvernement flancherait et que la lutte se terminerait par une victoire des travailleurs et des employés. Une partie des entreprises industrielles privées fut forcée de cesser le travail à cause du manque de charbon ; une autre partie le cessa par solidarité. Les optimistes parlaient même d’une prochaine révolution, vers laquelle suivant eux la situation se dirigeait. Le Gouvernement était momentanément impuissant, mais d’avance il était à prévoir qu’il ferait tout pour sauvegarder son autorité. Il s’adressa aux Chefs des Syndicats pour qu’ils lui vinssent en aide, et ceux-ci ne firent point défaut. Dès le début de l’action, les Chefs des organisations libres et social-démocrates, autrefois appelées Unions Centrales et qui sont aujourd’hui les organisations de tête, avaient été adversaires de la grève ; ils se mirent à la disposition du Gouvernement, pour des négociations en vue de briser le mouvement et un accord fut conclu suivant lequel la grève serait arrêtée et l’interdiction de grève du Gouvernement rendue platonique. En conformité avec cet arrangement les organisations lancèrent un appel dans lequel on déclarait : « La responsabilité qui incombe aux organisations de tête soussignées, leur fait un devoir d’inviter tous les Cheminots se trouvant en grève à la reprise immédiate du travail. La grève a été déclarée par le « Reichsgewerkschaft » sans que celui-ci ait tenu aucun compte des principes syndicalistes. »
Non contents d’affaiblir le plus qu’il leur fut possible la grève par ces simples appels en faveur de la reprise du travail, ils firent également tout derrière le dos des travailleurs afin de soutenir le Gouvernement. Celui-ci ne voulait point traiter avec les cheminots grévistes, pas plus que le Magistrat à Berlin avec les travailleurs en grève. C’est alors que les chefs des Syndicats centraux s’interposèrent d’une part entre le Gouvernement et les cheminots, et entre le Magistrat de Berlin et les travailleurs communaux d’autre part, afin de se rendre maîtres du mouvement. Puis les chefs de syndicats s’adressèrent aux grévistes, et soumirent aux Comités de grève les conditions du Gouvernement et celles du Magistrat.
En même temps des réunions monstres de grévistes eurent lieu à Berlin et les participants se prononcèrent unanimement contre la reprise du travail. La fin de la grève n’en avait pas moins été décidée par les chefs et en fait le mouvement fut brisé.
Les camarades de l’étranger vont dire ici : Mais comment fut-ce possible ? Pour le comprendre il faut connaître la psychologie du travailleur allemand ; quand on sait comment dans le « Kapp-Putsche » (les échauffourées auxquelles donnèrent lieu le coup d’État de Kapp), les travailleurs étaient fermement décidés à utiliser la victoire qu’ils avaient remportée, grâce à la grève générale pour réaliser leurs revendications socialistes et comment cependant les politiciens surent l’empêcher, on ne peut s’étonner que ces mêmes politiciens aient su cette fois encore, rouler les travailleurs. Les Comités de grève des travailleurs durent dans les premiers jours de grève soigneusement se dissimuler aux yeux de la police. Puis s’étant vu autorisés, sans aucune crainte d’être arrêtés, à prendre part aux négociations, les membres du Comité de grève éprouvèrent comme le sentiment d’une demi-victoire. Ils donnèrent leur assentiment pour la terminaison de la grève et soussignèrent une invitation à reprendre le travail qui avait été élaborée par les Chefs des Syndicats. Lorsque, le jour suivant, cette invitation parvint aux yeux des travailleurs, ils eurent comme réponse, une unanime et grande indignation. Des réunions par atelier et par exploitation furent préparées, où les chefs grévistes locaux invitèrent les grévistes à reprendre le travail, conformément à l’appel de la direction centrale de la grève. Les grandes masses de travailleurs et de cheminots étaient opposées à la reprise du travail. Des divergences s’ensuivirent et la plupart des réunions eurent lieu sans résultat, sans que les travail leurs aient clairement dans les yeux, ce qui alors devait arriver.
Un but au moins était atteint : l’Unité des grévistes était brisée. Gouvernement et Magistrat relevèrent la tête et firent paraître des déclarations, suivant lesquelles tous ceux qui ne reprendraient pas immédiatement le travail seraient considérés comme licenciés.
Et voici le plus beau : les organisations de tête et leurs directions, qui avaient surtout contribué à diviser les travailleurs, se présentèrent alors commue les sauveurs de la situation. Elles déclarèrent vouloir traiter avec le Gouvernement et avec le Magistrat afin d’empêcher le congédiement des grévistes. Et si elles l’obtenaient, c’est à elles que les travailleurs le devraient. C’est ainsi que ces traîtres voulaient reconquérir auprès des travailleurs leur prestige perdu, et apparaître encore comme les sauveurs de la situation. Ils ne réussirent point cependant. La plupart des travailleurs révolutionnaires ont vu la trahison de ces organisations de tête. Cette fois-ci elle avait été trop apparente. Ils ont déchiré leurs livrets de membres de l’Union et cherchent à se grouper maintenant dans les organisations révolutionnaires C’est par centaines qu’ils viennent à présent au bureau des syndicalistes de la F.A.U.D. (Freie Arbeiter Union Deutschlands), Union libre des travailleurs d’Allemagne et les uns veulent avoir un orateur syndicaliste dans leurs réunions, les autres rentrer dans les organisations syndicalistes. Sans doute, les syndicats réellement syndicalistes et radicaux ont gagné à ce mouvement, malgré que celui-ci ait été une défaite pour les grévistes.
Le Gouvernement et le Magistrat ont, dès le premier moment, fait cette concession de ne prendre aucune mesure contre les travailleurs grévistes, mais cependant, dès que la grève fut terminée, l’un et l’autre violèrent leurs engagements. Pas plus tard que deux jours après la terminaison du conflit, le Gouvernement indiquait les directives en vue des poursuites systématiques et du renvoi des grévistes.
Les travailleurs reconnaissent à présent qu’ils ont été bafoués et trompés de la plus vile manière et commencent à s’agiter à nouveau. Par l’emploi de moyens régionaux le Gouvernement et le Magistrat de Berlin voulurent faire un tel exemple que l’envie serait ôtée aux travailleurs de faire grève une seconde fois. Ils se trompaient cependant. Maintenant, après la grève, malgré les nombreux renvois, les travailleurs ne sont nullement intimidés, mais sont par contre très exaspérés. Ils ne parlent rien moins que d’une nouvelle grève. L’éventualité d’un mouvement auquel prendraient part non seulement les travailleurs communaux de Berlin, mais toute la classe ouvrière berlinoise, n’est nullement à écarter.
Les travailleurs berlinois des exploitations privées se sentent très gravement menacés par l’attitude du Gouvernement ; c’est le droit de grève qu’on menace et ils ne sont nullement disposés à rester impassibles en face d’une nouvelle violation de leur droit par le Gouvernement.
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Si une nouvelle lutte ne résulte pas de cette rencontre, cette dernière grève n’en aura pas moins ouvert les yeux à la fraction la plus évoluée de la classe ouvrière. Les prochaines batailles trouveront le prolétariat révolutionnaire dans les organisations, avec lesquelles ils sont de cœur déjà. Certainement l’année 1922 et l’avenir verront l’Allemagne devenir le théâtre d’une grande mêlée, dont cette grève n’a été que le prélude. La tentative du Gouvernement de rendre illusoire par une nouvelle loi sur la réglementation de la durée du travail, la journée de huit heures et cela afin que l’Allemagne puisse être à même de remplir les engagements que le Traité de Versailles lui a imposés, se heurtera à la plus grande résistance de la part des travailleurs.
Pour sauvegarder l’intérêt de la Bourgeoisie, c’est sur les épaules des travailleurs que le gouvernement allemand veut rejeter les charges de la guerre. La Conférence de Gênes n’a pas d’autre but que de protéger le capitalisme international et de combattre sur le terrain international les revendications ouvrières. Les travailleurs allemands sentent qu’ils feront partie des sacrifiés. Ils se défendront contre ces manœuvres et ils s’attendent à de nouvelles batailles provoquées par les nouvelles attaques dont ils seront l’objet de la part du Gouvernement. Cela ne saurait tarder. Les dernières grèves leur ont dessillé les yeux et montré qu’ils n’ont rien à attendre de leurs syndicats qu’une hostilité déclarée. Si donc la dernière grève a conduit la classe ouvrière à une défaite, elle n’en est pas moins un progrès en ce sens qu’elle a servi à avertir les travailleurs sur le caractère des organisations de têtes syndicales, dans lesquelles si longtemps ils placèrent leur confiance.
Augustin Souchy