Bien commode, la monnaie, pour « faire l’appoint ». Dans la conversation : on jette une petite pièce usée, ça fait le compte. Parle-t-on des gosses, de leurs défauts ? Le dialogue croupit, finissons-en : « La vérité sort de la bouche des enfants, pourtant ». Voilà une conclusion, l’appoint enfin. Hein ! c’est enlevé. Vive la monnaie !
La monnaie, vraie ou fausse, est inappréciable : elle circule. Et, circulant, s’use, s’encrasse.
Depuis quand circule ce mauvais jeton : « La vérité sort de la bouche des enfants ? » Chacun en doute, et le refile au voisin.
« La vérité », est-ce un jouet pour les enfants ?
Bien entendu que la vérité scientifique, philosophique, si elle existe, n’est pas à leur portée. La vérité que nous leur demandons, c’est, simplement, l’exact, le fidèle rapport de ce qu’ils ont fait, vu, senti : une vérité qui tient dans un petit panier d’enfant.
Eh bien ! mais cette vérité-là, si on ouvre le panier, généralement, on ne la trouve pas : ils l’ont, comme la tartine, mangée.
Pourquoi ?
Effet de la contrainte ? Souvent. La crainte du châtiment fait le menteur, la menteuse tous les jours : mensonge social. On en a tant parlé, de ce genre de mensonge, dans la littérature anarchiste, que je n’insisterai pas.
« Pourquoi mentir, puisque ça se découvre ? — On gagne du temps », répond Poil de Carotte.
Voilà le mensonge par crainte des coups.
Une observation sérieuse des enfants révèle plus de complexité dans leur pratique du mensonge.
Maints camarades se désolent : « Je ne frappe ni ne punis mon gosse, je le voudrais franc, il sait qu’il me peine quand il ment ; n’importe, il ment toujours ; qu’y faire ? »
— Peu de choses, mes amis, car ça tient à trop de causes : d’abord, l’ambiance du mensonge. Tout le monde ment, et si vous, anarchistes, y répugnez, c’est vous les phénomènes ; et prenez garde que votre fils ne vous méprise comme tels.
Il ment probablement aussi pour vous faire plaisir, cet enfant. Ne vous récriez pas : en épousant vos haines et vos amours, votre gosse ment, plus ou moins inconsciemment. Que de fois aussi, une mère, une institutrice, chagrine de la disparition d’un objet, persuadée que l’enfant l’a détruit, le supplie d’avouer : devant la douleur de la personne aimée, l’enfant avoue. Ensuite, elle retrouve l’objet, par elle égaré. Tête de la maman.
Les mensonges des enfants sont parfois déconcertants. Il semble que certains d’entre eux mentent vraiment par plaisir, par amour de l’art. On les appelle « petits comédiens ». C’est injuste : ils se sentent au théâtre, oui, mais ils ont l’intuition qu’on leur y fait jouer toujours les pièces des autres : la pièce de papa, de maman, du maître… des pièces ennuyeuses. Il faut répéter les phrases des auteurs sans y rien changer, quel esclavage ! L’enfant se fait auteur en restant comédien, voilà tout. Et on l’en gronde ; c’est un artiste incompris.
Plus grave le mensonge méchant, destiné à brouiller des parents, des amis. On m’a cité le cas d’une jeune personne de dix ans, qui accusa (et fit emprisonner) un jeune ouvrier de l’avoir violée. Très affirmative, accumulant les circonstances.
Examen médical, rien. Finalement, la gamine, cuisinée, avoua qu’elle avait menti, par haine, et vengeance : le jeune homme avait refusé ses caresses !
Mensonge terriblement morbide. Les enfants qui mentent par méchanceté sont souvent redoutables. Ils font réellement le désespoir de leur famille. Quel ancêtre louche reproduisent-ils ? Ou, tout simplement, ne sont-ils pas malades ? Déférons-les au médecin.
Mais, souvent, c’est nous qui dramatisons les choses. Nous croyons l’enfant menteur parce qu’il ne voit pas comme nous. Une bonne vision est assez rare.
Et nous-mêmes, si nous arrivons à dire, à peu près, la vérité, n’est-ce pas à force d’art ? Nous avons fait l’éducation de notre sincérité.
Et nous voudrions que l’enfant, cet être de culture primitive, sût être sincère ! C’est trop lui demander : il peut imiter, essayer bien des types, il lui est souvent malaisé de se réaliser lui-même, de se connaître, d’évaluer un rapport entre lui-même et l’étranger.
Il faut aux grands une certaine force morale pour dire ce qu’ils croient la vérité. Aux enfants, bien davantage. Les interlocuteurs les suggestionnent sans le vouloir, et sans le vouloir l’enfant, liane souple, s’enroule à leur pensée. Faiblesse de caractère, très commune, même chez les adultes. D’où attitudes diverses, contraires, du même être.
Mais comment les aiguiller vers la sincérité ? En relevant en riant leurs erreurs de faits ; en leur montrant par de petites expériences, la difficulté de traduire nettement ses impressions ; en discutant avec eux… Surtout, leur donner l’idée de l’effort, par lequel on arrive à la sincérité.
Une des réponses les plus hautement comiques que je me sois jamais attirées est celle-ci, d’une enfant de la « Ruche » que je prenais en flagrant délit de mensonge : — « Comment, j’ai menti, moi ! Les enfants de « la Ruche » ne mentent pas, Sébastien l’a dit. » Et il me fut impossible, ce jour-là, de la persuader de son hypocrisie. D’ailleurs, règle générale, il vaut mieux, sauf cas de méchanceté, ne pas trop insister sur le mensonge : ça peut les y inciter.
Enfin, si nous désirons obtenir des enfants une sincérité relative, ne soyons pas indiscrets. C’est vilain à nous de leur poser des tas de questions sur leurs sentiments intimes. Si la pudeur du corps est généralement chez l’enfant une chose apprise, il n’en va pas de même pour ses goûts et dégoûts les plus personnels L’enfant, à mesure qu’il grandit, éprouve davantage le besoin d’une vie intérieure, d’un « jardin secret », et s’il ment pour le défendre de notre indiscrétion, c’est bien fait pour nous. Parents, penchez-vous avec délicatesse sur la personnalité de votre enfant ; ne vous hâtez pas de le « juger » comme s’il était un adulte (et tant d’adultes restent des enfants)…
Si c’est un garçon menteur, ne concluez pas qu’il a un « caractère féminin» ; si c’est une fille menteuse, ne criez pas qu’elle est « déjà femme ». Tous les instituteurs dépourvus de parti pris vous le diront : en moyenne, fillettes et garçonnets peuvent bien se donner la main, pour la sincérité comme pour le reste !
Eugénie Casteu.