Et d’abord que je complète, au hasard des revues arrivées ce mois-ci, ma dernière nomenclature.
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Les Cahiers d’aujourd’hui (27, quai de Grenelle, Paris), dont je viens de recevoir le numéro 7, sont incontestablement l’une des revues les mieux présentées parmi toutes les publications actuelles. Je la rangerais parmi les revues mixtes. Ce cahier, imprimé sur fort beau papier par la sainte Catherine Press de Bruges, est illustré d’un dessin de Henri Matisse, de plusieurs croquis curieux de Carl Hofer et surtout de magnifiques bois gravés par Frans Masereel.
Justement René Arcos étudie un peu plus loin l’œuvre de ce sympathique peintre flamand : Un grand artiste et un homme. Un bon visage, une franche poignée de mains. Nous voilà loin de tous les serre-fesses, pisse-froid et jésuites de l’art parisien. Masereel n’est pas seulement le graveur le plus personnel et le plus fécond de ce temps, c’est aussi celui qui a su mettre le plus d’humanité et de vérité dans son œuvre.
Lucie Cousturier donne un extrait de son prochain volume sur le peintre Paul Signac. J’avoue mon incompétence en matière picturale, mais je ne puis m’empêcher de marquer ma sympathie à un artiste qui osa proclamer pendant la boucherie : … les massacres Allemands me sont aussi pénibles que ceux des Français… Victoire ou défaite, le bilan de nos véritables bénéfices sera le même… Cela n’a rien à voir avec la peinture : je le sais fichtre bien mais c’est si rare dans le monde artistique que j’ai voulu signaler le fait.
Enfin, je retrouve dans ce cahier mon Léon Werth, mon préféré, avec Romain Rolland, si dissemblables qu’ils puissent paraître, parmi tous les littérateurs modernes. Je ne veux pas créer de nouvelles idoles : Werth serait le premier à en rire. Mais je ne puis taire la joie que j’éprouve à lire chacun de ses nouveaux livres, chacun de ses rares articles. Il rend compte ici du courageux volume d’Alain : Mars ou la guerre jugée. Et accidentellement nous parle de M. André Gide, lequel en la Nouvelle Revue française, s’avère depuis quelque temps un pacifiste fervent, après avoir été un jusqu’auboutiste non moins fervent. Léon Werth le juge par le truchement de son ami, c’est-à-dire, avoue-t-il en commençant : … une partie de moi-même, un de ces nombreux personnages qui composent chacun de nous, c’était un personnage qui aurait été en moi de premier plan et qui tendait à disparaître, mais qui ne s’y résignait pas et me faisait de durs reproches.
Cet ami est revenu de la guerre et juge sans aucun ménagement les patriotes de la littérature : « Je veux discerner mes assassins… Ce sont ceux qui, n’étant point à quarante mètres des mitrailleuses allemandes acceptaient que j’y fusse… Cela a duré cinq ans. Ils ont eu tout le temps de venir devant les mitrailleuses, où de crier : Assez!… Pour un peu, je bénirais la guerre. Grâce à elle, je sais exactement, parmi les hommes que je connais, ceux qui sont et ceux qui ne sont pas, au profond d’eux-mêmes, des salauds. » Faut-il ajouter que M. André Gide est catalogué parmi les salauds.
«… Il y a chez Gide un besoin de consentement aux grandes pressions de l’époque qui est particulièrement bas, parce qu’il se déguise toujours sous le costume d’un sens critique décidant selon la raison et la perfection du goût. C’est l’homme qui n’ose pas. Et son hésitation penche toujours du côté du plus fort, du côté de celui qui lui semble le plus fort. Moi, je me souviens… Pendant la guerre, il écrivait à Maurras : “Il est temps de nous compter, les vivants et les morts…” (Eux bien décidés à se compter parmi les vivants). Puis il écrit un article sur Romain Rolland (quel courage!) Il hurle critiquement avec les loups. Il dit “Messieurs les loups… Je n’y vais pas de même voix que vous. Mais j’apporte mon petit fausset critique. C’est cet homme qu’il est prudent de diminuer par les temps qui courent. Messieurs les Loups, je suis avec vous.” Aujourd’hui, cette attitude lui paraît quand même un peu bête. Certes, il n’annonce pas qu’il refuse désormais de se compter avec les grands morts, mais il écrit un article sur la nécessité des rapports intellectuels entre la France et l’Allemagne…
Et comment qu’il l’écrit : « Nombre d’esprits et des meilleurs — je veux dire : des plus français — commencent d’envisager d’un autre œil la question des relations intellectuelles avec l’Allemagne. « Ces esprits qui envisagent d’un œil… Qu’en dis-tu ? Qu’est-ce qu’il prendrait le primaire qui écrirait ainsi ? Mais tu entends bien que si tu railles, tu es un primaire aussi, parce que c’est négligence élégante, nonchalance voulue…»
Que voila un « abattage » soigné. Il n’y a pas à dire : c’est du beau boulot. Bravo, Werth !
Et j’espère, amis lecteurs, que vous m’excuserez d’avoir été aussi long.
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L’Œuf dur (15, rue d’Édimbourg) publie une page de Carco mais cela n’a plus grand intérêt : nous connaissons maintenant tous les marlous, tapettes et putains évoluant de la place Clichy à la République. Le reste de la revue est du même acabit. Guère original bien que l’on sente beaucoup d’efforts — en pure perte — pour ne pas écrire comme tout le monde. Voici, au hasard, le début d’un conte : « Le chemin de fer me déposa sur le quai de Paris et n’alla pas plus loin : ce qui, tout de même, me flatta. Ma maitresse, toujours fidèle, avait quitté pour mon retour ce coulissier hongrois qui fut à Deauville son voisin de chambre : « Quittez aussi, lui dis-je, cette brune voilette, ce jersey de soie, et jusqu’à ces petits souliers de daim.»
On sent là un grand désir d’être spirituel, mais vraiment, ça ne casse rien et j’aime encore mieux le Canard Enchaîné.
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La Rose-Croix, revue mensuelle synthétique des sciences d’Hermès est rédigée par M. P. Jollivet Castelot (19, Rue St-Jean, Douai). On y est tout dévoué au communisme. Mais on y fait aussi de la critique littéraire. On y juge Romain Rolland de deux lignes définitives « ce roi des pleutres et des démoralisateurs, dont l’œuvre sue un attachement bestial à la vie physique et n’est qu’un perpétuel : Bas les cœurs ! » tandis que Rudyard Kipling est « si mâle, si brave ! »
Je pense bien : surtout avec la peau des autres.
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Voici maintenant quelques revues nettement internationales, de fait et non plus seulement d’intentions.
Sennacieca Revuo (24, Boulevard Beaumarchais, Paris) est entièrement rédigé en espéranto. Han Ryner ayant appris cette langue auxiliaire, écrivit l’autre jour une longue lettre en espéranto que la revue publia. G. Charles Baudouin et d’autres collaborateurs s’essaient même à la poésie espérantiste. Enfin, Sennacieca Revuo s’efforce d’établir des relations avec l’étranger, tous les pays étrangers. Et c’est là une tâche urgente, nous ne le répéterons jamais assez, dans notre France ivre d’orgueil et folle de vanité.
L’Espérantiste Révolutionnaire (23 bis, Rue Morère, Paris) est le bulletin trimestriel de la Fédération Espérantiste Révolutionnaire.
Enfin voici Libreso (37, Andréas Hoferstrasse Klosterneuburg, Autriche) l’organe mensuel de la section anarchiste d’Emancipanta Stelo, l’union internationale des travailleurs idistes.
Hélas ! ido ? espéranto ? pourquoi faut-il que ce beau rêve d’une langue internationale soit troublé par des jalousies et des rivalités ?
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Les Images de Paris (14, rue du Cloître N. D., Paris) est une revue modeste exclusivement consacrée à l’art. Elle publie dans son dernier cahier de fort beaux bois gravés de R. Thiollière et M. Busset. Elle inscrit sur sa couverture un beau programme qui se termine ainsi : « Cette revue rêve d’élever d’une pierre, la tour dans le ciel, et d’y inscrire au milieu des symboles humains et des signes trop vieux, le mot des tailleurs d’images de Chartres : Liberté.
Très bien. Mais pourquoi ajouter à cette belle formule, la suivante pour le moins équivoque : Ses fondateurs ne demandent aucun privilège pour avoir fait comme tout le monde leur devoir. »
Vraiment, chers confrères « votre devoir » ? Hélas ! Je crains bien que votre tour ne soit guère solide, et que la moindre brise de juillet, Poincaré régnant, ne la renverse. Il est vrai que même dans ce cas, le mot Liberté vous fera une jolie épitaphe.
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Je ne suis pas naturien, ni végétarien, ni… Mais chaque mois, je lis avec plaisir Le Néo-Naturien (Chatillon-sur-Thouet, près Parthenay). Car ce n’est pas un organe sectaire et il ne se borne pas aux doctrines naturiennes ; il vise aussi à l’éducation générale de ses lecteurs. Dans chaque numéro, il publie des Constatations de Gérard de Lacaze Duthiers, dont je veux aujourd’hui retenir celle-ci :
« Des gens viennent de province visiter la tombe du soldat inconnu. Ils s’en retournent contents, ils peuvent mourir, ils l’ont vu. “C’est peut-être bien lui”, pensent-ils, ce qui suffit à les rassurer. Ce « culte nouveau » n’a rien à voir avec le souvenir et la reconnaissance. C’est une hypocrisie et une imbécilité. C’est une nouvelle manifestation de la bêtise collective qui tombe dans tous les pièges et fait ainsi le jeu des dirigeants. »
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M. Léty-Courbière, qui reprit la maison d’éditions J. Figniére et Cie, lance une nouvelle revue Athéna (30, Rue Racine, Paris).
Son programme ? Voyons son article liminaire :
« Chasser les miasmes qui gangrènent notre art et notre littérature, défendre les saines traditions ; ne pas rougir d’avoir un esprit qui pense, un cœur qui bat ; respecter sans s’en cacher le sentiment de l’honneur, l’attachement à la famille, à la patrie, à la religion, à la morale ; voila notre programme, banal on le voit…» En effet, mon cher confrère, je ne vous le fais pas dire.
Heureusement vous nous donnez dans ce numéro de copieux extraits d’un savoureux roman de Jules Leroux : Le pain et le blé. Ceci vous fera pardonner cela.
Drôle de roman d’ailleurs : plutôt une galerie de portraits et de paysages. Comme dit mon ami F. Leprette, c’est une « Conception audacieuse du roman qui ne peut tenter que les forts puisque la seule vérité des milieux et des caractères en peut faire la valeur et lui donner figure d’éternité. »
Dommage que la place me manque pour reproduire ces belles descriptions de l’Ardenne, ou l’un de ces curieux portraits. Celui de Poncette Varnier notamment, la vieille fille provinciale, dont on dit dans tout le village : « Quelle bonne femme !» et qui est en réalité d’un égoïsme sadique et raffiné. Voici tout au moins le passage décrivant l’une de ses journées ;
« En toute saison, elle se levait à sept heures, ouvrait sa porte, poussait ses volets, allumait son feu. Les chats, qui connaissaient la règle, commençaient à miauler au septième coup de la pendule et miaulaient jusqu’à ce qu’elle leur donnât le sou de lait que chaque soir elle allait chercher à la ferme Camus. Puis elle préparait son café, sa tartine beurrée, et mangeait, assise auprès de la fenêtre, le bol sur les genoux, les talons sur le premier barreau de la chaise. Elle regardait passer les fermières… À neuf heures, la voiture du boucher s’arrêtait sur le pavé ; Poncette prenait les huit sous préparés sur la commode, achetait son petit quart de bœuf pour son petit pot-au-feu. Après avoir mis en ordre son petit ménage, frotté ses meubles, à onze heures un quart juste — l’heure à laquelle son mari autrefois rentrait du bureau, elle déjeunait sur un tout petit coin de table, les talons sur le premier barreau de la chaise.
L’après-midi, elle s’occupait au jardin, lisait la Croix, faisait ses courses chez l’épicier, le boulanger, bavardait avec les voisines qui trouvaient toujours un prétexte pour entrer chez elle, dinait à six heures et se couchait à huit »
Sa religion ? « Elle était pieuse, de cette piété sèche qui n’imprègne point la vie, qui jamais ne féconde le jardin clos et parfumé de la Charité. Que pouvait-elle demander à Dieu ? De lui donner dans un Paradis silencieux une petite place où elle continuerait pendant l’éternité à jouir du bien-être et de la quiétude dont elle jouissait ici-bas. »
Il y en a comme cela plusieurs pages, tant et si bien que le portrait de Poncette Varnier, fignolé, achevé, vous obsède bientôt comme une réalité, quelque chose de déjà rencontré. Tous, nous avons connu une Poncette Varnier ou sa sœur.
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Jules Leroux est un romancier de valeur : il avait déjà publié Une fille de rien et Léon Chatry, instituteur deux romans savoureux, chargés du suc robuste du terroir ardennais. C’était aussi un poète remarquable : après des vers de jeunesse, il avait dans La muse noire, su trouver des accents originaux pour célébrer le pays minier du Nord, ses usines, ses fours a coke :
Pour faire une lyre digne
D’être serrée en des bras forts
Je n’ai pas pris deux cols de cygnes
Nageant dans la brume de quelque fiord
J’ai dit aux forgerons : « Martelez
Une barre de fer à grands coups redoublés ! »
J’ai dit : « Étirez tréfileurs,
Sept fils durs et brillants de l’acier le meilleur »
Il y raille aussi les amateurs de petite secousse, individualistes au rabais portant leur cœur en écharpe et adorant bêtement leur gros orteil :
Tu dis complaisamment que ton âme t’accable.
Qu’elle est paludéenne, horrible, inextricable,
Qu’elle est le cénotaphe où s’éplorent deux ifs !
Ne te crois pas fatal, toi qui n’es que naïf.
Ce romancier, ce poète qui sut célébrer dignement le peuple dont il était, disparut, hélas, au cours de la dernière boucherie mondiale. Et d’y avoir perdu de tels compagnons nous est une nouvelle raison pour maudire tous ceux qui apportèrent leur aide au massacre international.
En attendant que paraisse Le pain et le blé en librairie, Fernand Leprette à consacré à Jules Leroux une étude attentive et émue qui forme le cahier de février de la revue Les Humbles (en dépôt à la Librairie Sociale : deux francs). En voici la conclusion :
Des écrivains nous ont donné des Vies d’hommes illustres pour notre plus grande édification. Et, certes, les hauts exemples ont des vertus que nous ne nierons pas. On respire sur les sommets un air plus vif. Les appels du destin y retentissent plus longuement. Mais nous croyons aussi qu’il peut y avoir intérêt à écrire la vie des obscurs qui furent des hommes, et grands, et dont nous nous sentons plus directement les frères, qui nous touchent plus sûrement, parce qu’ils vivaient à nos côtés, et qu’une condition commune nous mêlait à eux.
Jules Leroux fut de ceux-ci. Il nous a dit la valeur de l’effort, car il a lutté contre les hommes (hélas!) contre la fortune et les dieux, sans jamais se décourager, et il a vaincu. Il a forgé son esprit et purifié son âme dans l’âpre et divine solitude. Et quand il est venu par le monde, il était armé d’une intransigeance morale si absolue, si dédaigneuse des intrigues et des compromissions, qu’elle faisait autour de son obscurité un cercle de noble lumière. Mettre d’accord ses actions et ses pensées, par probité ; mépriser les honneurs officiels, par sentiment de l’honneur, ce ne sont point choses communes. Toujours plus sévère pour lui-même que pour les autres, ayant le sentiment de la complexité des choses, — ce qui rendait sa pensée prudente et sa critique, en un sens, indulgente, il allait, pareil à son héros Léon Chatry, et disait son fait à un cuistre anticlérical, à une traînée devenue bigote sur le tard, et savait qu’il peut y avoir des tyrans du Roy et des tyrans de la Révolution, et qu’il faut juger l’homme à ce qu’il vaut.
Je ne saurais terminer cette chronique sur de plus justes paroles.
Maurice Wullens.