1Journal des Economistes, 1902.
Le fait caractéristique que l’on constate dans toutes les sociétés humaines du passé et du présent est l’existence, sur le même territoire, et faisant partie de la même collectivité, de deux classes d’hommes : la catégorie des gouvernants et celle des gouvernés, la catégorie de ceux qui commandent et la catégorie de ceux qui doivent obéir, la catégorie de ceux qui font les lois et la catégorie de ceux qui sont astreints à les observer. Est-il absolument nécessaire que ces deux catégories humaines existent, superposées l’une à l’autre ? C’est ce que se sont demandé les anarchistes, et leur réponse a été négative. Que le gouvernement, disent-ils, soit le représentant d’un droit soi disant divin ou l’émanation de la volonté d’une majorité, le résultat d’une conquête ou le produit d’un plébiscite, il ne peut être que l’organe d’une violence permanente et systématique. Suivant les anarchistes, l’État, même dans les sociétés les plus démocratiques, organisées sur la base du suffrage le plus universel que l’on puisse concevoir, serait donc forcément une entrave pour l’essor de l’initiative individuelle. Il agit par autorité : par conséquent, il nous enlève une part de notre liberté personnelle. Qu’il nous mène sur la voie du bien ou sur la voie du mal, c’est par force qu’il nous y conduit, et nous n’entendons pas tolérer que nos actes soient le produit d’une violence.
Mais la loi nous protège, disent les démocrates. Contre qui ? Contre les criminels ? Non ! car la criminalité jaillit de la loi elle-même et des monopoles qu’elle engendre. Supprimez la loi, détruisez les monopoles qui en sont la conséquence naturelle, et la criminalité disparaîtra à son tour. La démocratie, par conséquent, n’a pas beaucoup d’attrait pour les anarchistes. Elle est, suivant eux, aussi autocratique que n’importe quel régime absolu. La majorité des électeurs, disent-ils, exercent une autorité abusive sur la minorité et cela, non seulement en dépit de intérêt, de cette dernière, mais aussi bien en dépit de son intérêt propre, car le vote de la majorité aboutit constamment à la consécration pratique des prétendus droits d’une minorité organisée et déjà toute puissante avant les élections. Ainsi, le vote ne sert, en définitive, qu’a légitimer légalement les privilèges existants et à consolider leur pouvoir effectif. Comme les propriétaires terriens n’élisent jamais que des députés voués au maintien du monopole de la propriété, et les industriels des députés favorables aux prérogatives du capital, les ouvriers seront fatalement voués à élire des porte-voix de leurs vœux de prolétaires, c’est-à-dire des députés dont l’influence tend nécessairement à la conservation de l’état de servitude dans lequel vivent les travailleurs. Une lutte constante s’engage alors entre les diverses classes de la société, tandis que la liberté, débarrassée des entraves de l’État et vivifiée par un esprit volontaire de solidarité humaine, amènerait facilement les individus à une entente fraternelle.
Telle est, en substance, l’opinion que les anarchistes se font de la démocratie et de la société actuelle. Ils nient, comme on voit et d’une façon péremptoire, la nécessité et même l’utilité de l’autorité. Pour les anarchistes, l’égalité des hommes en droit, dont la Révolution a consacré le principe, ne saurait devenir une égalité de fait tant que le principe d’autorité déchaînera une partie de la société contre l’autre partie, causant ainsi un état de guerre permanent.
En réalité — je parle toujours le langage des anarchistes — la Révolution nous a laissé, comme héritage certainement très précieux, l’égalité des hommes devant la loi. Mais qu’est-ce que la loi ? Elle représente, dit-on, la volonté collective. Où est-elle, cette volonté collective ? Par quelle voie se manifeste‑t elle ? Qui l’a interrogée ? Qui avait le droit de l’interroger ? Voila autant de questions auxquelles il serait utile peut-être de répondre avant d’affirmer que l’égalité des hommes devant ce qu’on appelle la loi équivaut à une égalité de fait, telle que les théoriciens de la démocratie paraissent vouloir nous l’assurer par leurs institutions politiques. La volonté collective, nous n’avons aujourd’hui qu’un moyen de l’interroger et de la connaître : le vote. Rien de plus imparfait que le mécanisme d’une élection ou d’un vote plébiscitaire, même dans un pays où le suffrage est aussi universel que possible. Rien de plus illégitime, d’autre part, que le droit de commandement conféré aux élus du suffrage universel, ou la qualité d’inviolabilité reconnue à un règlement issu du vote. Premièrement, cette manifestation de la soi-disant volonté collective est le résultat d’une convocation, d’une invitation lancée par une autorité existante et qui commence par imposer d’abord ses règles et ses formes, espérant voir sanctionner ensuite ses idées et son pouvoir. Deuxièmement, même en admettant que les électeurs gardent intacte leur liberté de conscience et d’action. il est indéniable que la masse actuelle des électeurs ne représente qu’une faible partie des membres de la société, les femmes étant ordinairement exclues ou, en tous cas, là même où les femmes y sont admises, les lois constitutionnelles des États modernes en excluant uniformément les individus au-dessous d’un âge déterminé ou qui ont commis des actes réprouvés par une autorité imposée aux électeurs actuels et non pas émanant d’eux-mêmes.
Enfin, et même en admettant préalablement que la conscience des électeurs n’ait pas subi de pressions et que l’ensemble de ces électeurs représente effectivement ce qu’on appelle la volonté collective, nous nous trouvons toujours en présence d’un phénomène qui est de nature à ébranler notre assurance à l’égard de la légitimité de l’autorité issue du vote. Dans la masse des électeurs, nous remarquons de suite deux différentes catégories d’individus : la catégorie des électeurs constituant la majorité et la catégorie des électeurs constituant la minorité. L’une est toute puissante, l’autre est esclave. La loi, l’autorité, loin d’être ainsi les manifestations de la volonté de tous, ne représente que les préférences du plus grand nombre, et la force reste encore la base exclusive de l’organisation politique.
La majorité a des droits, la minorité n’a que des devoirs. Que devient, dans ce cas, l’égalité dont parle le droit révolutionnaire ? Cependant, l’inégalité de fait, qui résulte des applications démocratiques de l’égalité de droit que la Révolution nous a transmise, nous laisserait encore quelques espérances de rédemption si le privilège dont jouissent les majorités n’assumait pas fatalement des formes encore plus aiguës et plus violentes.
Ici, ce n’est pas seulement la logique qui parle, c’est l’histoire elle-même. Le privilège des majorités, tout en étant issu d’un nombre considérable, tend, de plus en plus, à devenir le monopole d’un nombre restreint d’individus, la majorité étant obligée de déléguer à son tour ses propres privilèges. Une minorité organisée s’empare alors, comme il est dit plus haut, du pouvoir et s’en sert comme d’un instrument destiné à assurer son avantage particulier. Cette minorité prédominait déjà, avant le vote, dans la vie sociale ; elle ne reçoit, par le vote, que la consécration légale de sa prédomination.
L’autorité revêt, dans ses mains, des formes extérieures que notre fétichisme démocratique rend à nos yeux lumineuses, mais dont l’éclat, en réalité, ne sert qu’à cacher les ténèbres de l’arrière-plan, où gît notre servitude. La superstition politique de la délégation des pouvoirs ressemble de très près, connue disait Jules Simon, à un tour de gobelet métaphysique, à la suite duquel on décerne pompeusement la souveraineté au peuple et on la lui enlève presque aussitôt sous prétexte d’une transmission de puissance, à laquelle lui-même paraît consentir, mais qui le laissera plus nu et plus dépouillé qu’auparavant.
(à suivre)
Paul Ghio
- 1Journal des Economistes, 1902.