La Presse Anarchiste

Où va l’humanité (3)

IV. Les traditions récentes

    À un stade plus avancé appa­raît la famille utérine groupant dans la longue mai­son tous les par­ents alliés par les femmes. Les mem­bres de cette famille, égaux entre eux, s’or­gan­isent en société com­mu­niste. Le chef de feu et la matrone gèrent ensem­ble cette com­mu­nauté. La terre appar­tient à la tribu qui la répar­tit entre les clans, divisés eux-mêmes en familles. Toute terre non cul­tivée retourne à la tribu qui la redis­tribue. La pro­priété indi­vidu­elle n’ex­iste pas, la pro­duc­tion et la con­som­ma­tion étant répar­ties équitable­ment entre tous. Le droit des femmes est égal à celui des hommes. Ces formes sociales se ren­con­traient au Cana­da, en Micronésie, en Mélanésie, dans l’Ouest africain. Nous remar­quons ici que la femme vit encore à l’é­cart de son mari, cha­cun dans son clan. L’adultère n’in­féri­orise pas la femme vis-à-vis de l’homme et se règle comme une affaire économique. L’homme fau­tif rend les présents et y ajoute d’autres dons à titre d’a­mende. La femme coupable ne donne rien, mais son com­plice doit indem­nis­er le mari et recevoir bénév­ole­ment quelques coups de bâtons.

    À la famille utérine paraît suc­céder la famille agna­tique, ou par­en­té par les mâles, pra­ti­quant égale­ment une sorte de com­mu­nisme voisin de celui de la longue mai­son. Les femmes ont égale­ment les mêmes droits que les hommes. Ces formes sociales se sont longtemps con­servées en Bosnie, en Herzé­govine, au Mon­téné­gro, en Ser­bie, en Croat­ie, en Bul­gar­ie et en Dal­matie. Ajou­tons que le cen­tre de ral­liement de cette com­mu­nauté est con­sti­tué par le pat­ri­moine et que la liq­ui­da­tion de ce pat­ri­moine la dis­perse et rompt les liens qui en assur­aient la cohésion.

    L’o­rig­ine du patri­ar­cal­isme se perd dans la nuit des temps, mais il ressort des recherch­es eth­nologiques appro­fondies que les peu­ples aryens étaient organ­isés selon ce mode par­ti­c­uli­er depuis l’au­rore des temps his­toriques. Par exem­ple les peu­ples pré-aryens de l’Inde se groupaient. selon la famille utérine, tan­dis qu’après l’in­va­sion aryenne c’est le sys­tème patri­ar­cal qui s’im­pose dans l’ensem­ble du pays. Mais rien ne prou­ve que le patri­ar­cal­isme soit une exclu­siv­ité aryenne puisque les Chi­nois, les Sémites et d’autres peu­ples le pratiquaient.

    Par­mi les car­ac­tères essen­tiels de cette famille nous pou­vons dis­tinguer cinq particularités :

    1° Puis­sance absolue du père de famille, con­sid­éré comme chef et comme prêtre du culte domes­tique, ayant droit de vie et de mort sur sa femme, ses enfants, ses par­ents for­mant la « gens », et ses esclaves ou servi­teurs appelés clients. Le père rend la jus­tice chez lui, sans ren­dre de comptes à per­son­ne et accom­plit lui-même les rites du mariage.

    2° Culte des ancêtres et du foy­er et entre­tien du feu sacré sur l’au­tel famil­ial. Ce feu était adoré comme une divinité et ne devait jamais s’étein­dre, sauf au 1er mars de chaque année où il était ral­lumé aus­sitôt. Quant au culte des morts et des divinités domes­tiques : mânes, lares, génies, pénates, il sym­bol­i­sait la con­ti­nu­ité de la famille, sa puis­sance, sa sécu­rité dans la vie et dans la mort.

    3° Her­métisme de la famille. Cet her­métisme inter­di­s­ait toute admis­sion d’é­tranger dans la famille, tout prosé­lytisme du culte famil­ial, toute présence étrangère aux exer­ci­ces du culte. Comme le fait remar­quer Fus­tel de Coulanges, cette reli­gion ne dis­ait pas à l’homme en lui mon­trant un autre homme : Voilà ton frère. Elle lui dis­ait : Voilà un étranger ; il ne peut pas par­ticiper aux actes religieux de ton foy­er ; il ne peut pas approcher du tombeau de ta famille ; il a d’autres dieux que toi et il ne peut pas s’u­nir à toi pour une prière com­mune. Tes dieux repoussent son ado­ra­tion et le regar­dent comme leur enne­mi, il est ton enne­mi aussi.

    Mais comme les servi­teurs et les esclaves étaient des étrangers, on les incor­po­rait dans la famille par un rite religieux par­ti­c­uli­er et, désor­mais, ils apparte­naient de père en fils, comme clients, bien enten­du, à ce foyer.

    4° Inféri­or­i­sa­tion de la femme. Étrangère par sa nais­sance au culte des ancêtres de son mari, la femme était déjà inféri­or­isée de ce fait, bien que, par la suite, le culte du feu sacré qu’elle était chargée d’en­tretenir et d’éloign­er de toute souil­lure lui rendît une sorte d’au­torité religieuse et que sa présence fût néces­saire pour les sac­ri­fices aux dieux fam­i­liers. Reléguée dans le gynécée, la femme n’a aucun droit, ne s’oc­cupe d’au­cune activ­ité publique, ne jouit d’au­cune faveur par­ti­c­ulière dans les juge­ments ren­dus par son époux, seul déten­teur du droit de justice.

    5° Attache­ment mys­tique à la mai­son et à la terre des ancêtres.

    Cet attache­ment était la con­séquence inévitable du culte des morts. Hors de sa demeure, l’homme ne se sen­tait plus de dieu ; le dieu voisin était un dieu hos­tile. Ses dieux vivaient à l’in­térieur de sa mai­son, demeure fixe et durable qu’il tenait de ses aïeux et qu’il léguait à ses enfants comme un sanc­tu­aire. L’homme aimait alors sa mai­son comme d’autres aujour­d’hui aiment leur église.

    Ain­si que nous le voyons, la famille patri­ar­cale for­mait un tout solide, à la fois mys­tique et pra­tique, réu­nis­sant toutes les con­di­tions pour résoudre les ques­tions économiques, juridiques, religieuses, finan­cières et sex­uelles par la puis­sance indis­cutée du chef de famille et la rigid­ité de la tradition.

    Avant d’ex­am­in­er les con­séquences de ces tra­di­tions sur le com­porte­ment des humains, dis­ons quelques mots sur les castes hin­doues. Ces castes groupées prim­i­tive­ment en qua­tre caté­gories for­mées des brah­manes, des guer­ri­ers, des com­merçants et du peu­ple se sub­di­visent actuelle­ment en une infinité de castes déroutant toute clas­si­fi­ca­tion logique. Une seule règle leur est com­mune : l’in­ter­dic­tion de se mêler entre elles et, comme con­séquence, le mariage à l’in­térieur de la caste. C’est tout le con­traire de l’ex­ogamie. Comme il y a plus de deux mille castes, que la con­fu­sion des sit­u­a­tions y per­met de voir un brah­mane sacré por­teur d’eau dans des gares et des brah­manes exerçant des pou­voirs théocra­tiques élevés, on pense qu’il y a là une dégénéres­cence, d’une organ­i­sa­tion mys­tique que les divi­sions raciales, pro­fes­sion­nelles et poli­tiques ont com­pliquée à plaisir. Un seul fait est cer­tain : la puis­sance tra­di­tion­nelle qui déforme le juge­ment de ces mil­lions d’hin­dous s’évi­tant soigneuse­ment et se puri­fi­ant des inévita­bles con­tacts impurs que leur imposent cer­taines néces­sités sociales.

    Pou­vons-nous, de l’ex­a­m­en de ces dif­férentes tra­di­tions, dégager un juge­ment cer­tain de leur influ­ence sur la moral­ité des humains, sur leur con­cep­tion du bien et du mal, sur leur intel­li­gence, leur civil­i­sa­tion, leur douceur ou leur cruauté ?

    Voyons les faits.

    Les Mex­i­cains pré-Colom­bi­ens for­maient une fédéra­tion puis­sante. Chaque ville ayant son autonomie ne rel­e­vait de Mex­i­co qu’en cas de guerre. Le sys­tème du clan s’y était trans­for­mé en une organ­i­sa­tion fédérale, for­mée de groupe­ments indépen­dants se partageant les ter­res cul­tivables, lesquelles étaient prêtées à chaque cou­ple pour être tra­vail­lées per­son­nelle­ment. Cette sorte de république démoc­ra­tique réal­i­sait donc une cer­taine équité et jouis­sait d’une indépen­dance assez éten­due. Ils auraient pu être, en con­séquence, de mœurs paci­fiques, douces et frater­nelles. Or, leur reli­gion était essen­tielle­ment san­guinaire. Des expédi­tions chez les peu­ples voisins leur four­nis­saient les vic­times néces­saires à leurs rites, lesquels exigeaient chaque année des mil­liers de vic­times, dont quelques-unes volon­taires, entre autres de très beaux jeunes hommes qui, après avoir incar­né sur la terre pen­dant une année le dieu du soleil et de la chaleur, se fai­saient immol­er sur l’au­tel du sac­ri­fice. Les prêtres arrachaient le cœur des vic­times et, le soir venu, se réu­nis­saient autour des cadavres pour un repas sacré.

    Chez les Mayas, les mœurs, quoique moins san­guinaires, exigeaient égale­ment des sac­ri­fices. Leur organ­i­sa­tion économique était inter­mé­di­aire, entre celle des Aztèques et celle des Incas. Chez ceux-ci, la reli­gion prim­i­tive­ment cru­elle avant la dom­i­na­tion incasique devint, sous leur organ­i­sa­tion, beau­coup plus human­i­taire. Bien que le clan ait été à l’o­rig­ine de leur groupe­ment, les Incas mod­i­fièrent pro­fondé­ment. ces vieilles formes sociales et créèrent des cen­turies et toute une armée de fonc­tion­naires pour appli­quer un com­mu­nisme étatiste,qui était un mod­èle du genre. L’In­ca, ou fils du soleil, ne pou­vait se mari­er qu’avec sa sœur et pre­nait par­mi ses sujettes autant de con­cu­bines qu’il lui plai­sait. Cela créait une grande famille, com­pa­ra­ble à la gens romaine, dans laque­lle étaient choi­sis les prêtres et les hauts fonc­tion­naires du régime. Le peu­ple nour­ris­sait ain­si toute une hiérar­chie d’im­pro­duc­tifs qui assur­aient le fonc­tion­nement de ce vaste sys­tème qui s’é­tendait de l’Équa­teur au Chili et s’en­fonçait dans les forêts ama­zoniques. Pour­tant cet état forte­ment cen­tral­isé était de mœurs beau­coup plus douces que les états. fédérat­ifs du Mex­ique et ne leur cédait en rien au point de vue artis­tique et intel­lectuel. Inférieur, peut-être, pour la sculp­ture et l’ar­chi­tec­ture déco­ra­tive qui atteignit. chez les Mayas une per­fec­tion remar­quable, il les égalait et les dépas­sait même dans la céramique, le tis­sage et l’a­gri­cul­ture. Leurs étoffes étaient d’une finesse extra­or­di­naire, puisqu’on a pu compter jusqu’à 112 fils de trame par cen­timètre, tan­dis qu’un riche col­oris, supérieur en var­iété et en solid­ité à celui des étoffes pharaoniques, Indi­quait qu’ils excel­laient dans les recherch­es les plus diverses.

    Quand on songe qu’au­cun de ces peu­ples n’a con­nu la roue, ni le tour du poti­er, ni les métaux trem­pés, ni le cheval pour les aider et qu’ils trou­vaient encore le moyen de gaspiller leurs efforts pour se faire la guerre, se mas­sacr­er et nour­rir des nuées de par­a­sites qui les ter­ror­i­saient, on ne peut que regret­ter que cet excès d’imag­i­na­tion les ait égarés si loin de leurs véri­ta­bles intérêts. J’a­joute que ces peu­ples étaient monogames et que la pro­priété privée n’ex­is­tait pas chez eux.

(à suiv­re).

Ixi­grec


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