Les lignes qui suivent sont le résumé, fort succinct, d’une causerie que j’ai faite sur le « bouddhisme » à l’une de nos réunions mensuelles. Je ne me dissimule pas les grandes lacunes que va comporter cet article réduit, où le manque de place m’oblige à condenser le plus possible un sujet fort vaste. Mon but, ici, est de présenter une question peu connue et cependant d’un étude très profitable pour l’individu (j’en juge par mon expérience personnelle). Puisse la lecture de ces lignes éveiller chez le lecteur une saine curiosité pour un sujet qu’il ne connaît peut-être pas, et le pousser à se documenter lui-même sur cette philosophie millénaire qui n’a rien à envier à nos philosophies modernes.
1. Qu’est-ce que le bouddhisme ?
L’enseignement du Bouddha, peu connu en Europe, est souvent considéré comme une religion idolâtre ou comme un mysticisme. Je désirerais dissiper, à ce sujet, beaucoup de préjugés ou de fausses interprétations.
Le fondateur du « bouddhisme » était un Indien, fils de prince régnant, qui vécut il y a environ 2.600 ans dans l’Inde septentrionale, aux pieds de l’Himalaya. Son nom était Siddhartha Gautama. Les découvertes des services archéologiques de l’Inde ont établi sans aucune doute possible qu’il fut un personnage historique et non un mythe. Comme beaucoup l’avaient fait avant lui et le font encore de nos jours aux Indes, il abandonna la vie mondaine, renonça à la succession de son père et devint moine errant.
Son grand but est décrit dans cette phrase : « À ce monde plongé dans l’obscurité de l’ignorance, je donnerai la magnifique lumière du meilleur savoir et je le délivrerai de la souffrance. »
Après des années d’études auprès des philosophes les plus fameux, et d’autres années passées dans la méditation, il parvint à la conclusion que la cause de la souffrance est dans l’ignorance. Il pensa : « Parce que nous avons des vues erronées concernant la vraie nature des êtres et des choses qui nous entourent, parce que nous ignorons notre propre nature, nous commettons des fautes et nous agissons à tort. Nous considérons comme salutaire ce qui doit nous faire du mal et nous négligeons ou repoussons ce qui nous serait bienfaisant. Le juste moyen à suivre est de nous éclairer nous-mêmes, autant que nous le pouvons, sur toutes choses ; afin d’être capables de discerner clairement ce qui produira pour tous le bien-être et le bonheur, de ce qui amènera la douleur, sous quelque déguisement que cela puisse nous apparaître. »
Il est dit qu’afin de développer cette puissance de juste discrimination nous devons développer en nous l’observation et l’attention.
Pour résumer, la doctrine fondamentale du bouddhisme est : la souffrance est un mal, elle peut être vaincue si nous mettons fin à sa cause ; la cause de la souffrance est l’ignorance.
C’est dans ce but que le Bouddha créa sa Communauté, sorte de colonie où les individus, désireux de se vouer à la recherche de la plus haute sagesse, pouvaient, s’éloigner d’un milieu social qui, pas plus à cette époque que maintenant, ne se prêtait favorablement à la véritable culture individuelle.
De l’Inde, où il est né, le Bouddhisme se répandit dans toute l’Asie au cours des siècles suivants. À l’heure actuelle, plus de 500 millions d’Orientaux sont Bouddhistes. Malheureusement l’enseignement original ne s’est pas conservé, sauf peut-être à Ceylan. Les croyances et les superstitions locales l’ont peu à peu, partout où il s’était répandu, transformé en sectes religieuses, dont certains points de doctrine sont souvent diamétralement opposés au Bouddhisme primitif. Notre intérêt ne se porte évidemment que sur ce dernier qui constitue, non une religion, mais une philosophie.
Le bouddhisme est une doctrine de révolte. Il n’y a pas, à son origine, un agenouillement primordial devant les bienfaits d’un créateur (le vrai bouddhiste est strictement athée), mais au contraire une indignation contre la souffrance du monde.
Il n’y a pas non plus de créateur juste ou injuste, mais une « Loi » immense et compliquée, dont l’origine est inconnaissable, mais qui n’en n’est pas moins une loi aveugle.
Il n’y a pas de Bien et de Mal en soi, ni de fruit défendu, mais des actes que nous pouvons accomplir et dont nous recevons les fruits automatiquement, par l’effet de la Loi.
Cette loi, d’ailleurs, pour parler en langage moderne, n’est autre que la grande loi de causalité extrapolée dans tous les domaines.
Le bouddhisme nous apprend à la connaître, à s’y conformer, puisque c’est la loi même de notre nature, et à sortir du cercle de nos éternels errements, pour la conquête du bonheur.
2. La nature du « Moi »» et son impermanence
Toute philosophie concernant l’individu nécessite comme base solide et indispensable, une définition de cet individu, de ce qu’il est réellement, de son essence, de son « Moi ».
Certes, les avis sont bien partagés au sujet de cette définition. Une chose est certaine : c’est que pour établir correctement celle-ci, il est indispensable de raisonner sur des concepts tirés de la réalité objective et non pas d’une imagination, certes pratique, mais qui peut se livrer à toutes les extravagances.
Ce que le Bouddha a cherché à établir sur ce point, contrairement d’ailleurs à tous les fondateurs de religion, est l’impermanence de l’individu et la non-existence d’une âme ou entité individuelle perdurant après la mort du corps physique.
Toute sensation, toute perception, toute pensée, bref toute conscience, ou esprit en général, est sous la dépendance des organes des sens — y compris le cerveau — que porte notre corps, et est conditionné par eux. Toutes les fonctions spirituelles sont des fonctions organiques ; une activité mentale sans organes des sens est tout aussi inconcevable qu’une digestion sans estomac.
La conscience, ou esprit humain, s’avère donc comme une lumière liée au corps, portée par lui, flambant toujours à nouveau en lui, de même que la lumière d’une bougie est conditionnée et portée par celle-ci. Voilà pourquoi, à la mort, avec la disparition du corps, la conscience doit être anéantie, tout comme la lumière de la bougie est anéantie après consumation et destruction de celle-ci.
Voilà ce que nous enseigne le Bouddha et aussi la réalité objective. L’individu, tant physique que spirituel, est donc quelque chose d’impermanent.
Cette impermanence, que l’on a souvent tendance à oublier, ne se manifeste d’ailleurs pas exclusivement pour l’individu, mais s’étend à tout l’univers phénoménal.
Le bouddhisme considère ce monde comme un jeu d’apparences. Nos sens étant limités ne peuvent que nous donner des impressions correspondant à leur capacité, ces rapports ne sont alors que relativement vrais.
En ce qui nous concerne, le monde n’existe qu’autant que nous sommes conscients de ce qui nous entoure. Un simple anesthésique, qui endort notre conscience, abolit en nous toute connaissance de son existence.
Ainsi est démontrée l’importance primordiale pour nous de la conscience humaine. C’est donc la conscience, sa structure, ses fonctions, qu’étudie le bouddhisme, dans le but d’élargir notre connaissance et d’obtenir le contrôle de notre esprit. La psychologie appliquée va de pair avec la philosophie bouddhique. Certes, le bouddhisme ne nie pas l’existence relative de ce que nous appelons le monde phénoménal mais, à cause même de son impermanence, du changement perpétuel de tous ses constituants, ce qu’il y a de plus important au monde est la « pensée ».
3. La « renaissance » bouddhiste
Il convient de noter ici que l’on parle beaucoup trop facilement de « réincarnation », de « métempsychose », de « transmigration des âmes » à propos du bouddhisme. Ces notions trop simplistes et irréelles ne cadrent nullement avec les notions bouddhistes sur l’impermanence de la personnalité.
L’existence personnelle n’est simplement qu’un processus physique et un phénomène de l’esprit ; un processus préparé depuis des temps immémoriaux, et qui se continuera dans des temps incalculables.
Ce que nous appelons le « corps » n’est qu’un nom pour une combinaison spéciale de l’Existence qui, elle, n’a pas d’ego ni de personnalité.
Chacun sait que les cellules du corps se renouvellent constamment ; que le corps de l’adulte n’est plus le même que celui de l’enfant et diffère de celui du vieillard. Le corps est un processus impermanent formé par la naissance et la mort de millions de cellules.
Ce que nous appelons « l’esprit » n’est aussi qu’un processus, toujours en état de devenir, de sentiments, de perceptions, de volitions et d’états de conscience en changements perpétuels.
Ce que nous appelons un individu, une personne, n’a pas de réalité consistante. Dans un sens absolu, il n’y a pas de personne, pas d’individualité, seulement des combinaisons changeantes de la forme physique affective, perceptive, de la volonté et de la conscience.
Non seulement le corps et les phénomènes de l’existence n’ont pas de réalité absolue, mais encore nous savons qu’ils n’ont pas d’« ego », parce que leur possesseur, leur propriétaire est « eux-mêmes ».
Donc, quand dans les textes bouddhiques il est parlé de « personnes » ou de « renaissances » il faut penser que ces mots n’ont été utilisés que pour la facilité du langage et dans un sens déterminé.
D’après le bouddhisme, dans un sens absolu, il y a seulement des processus innombrables dans une grande et éternelle fluctuation des formes, des sensations, des impressions, des volitions, des états de conscience. Et dans l’intérieur de ce phénomène il n’y à Rien, rien de permanent ; même pas pendant la durée de deux moments consécutifs. Ces phénomènes ont une durée instantanée. Ils meurent, en vérité, à tous les instants ; à tous les instants ils naissent à nouveau. Cet état de mort et de devenir est un flux et un reflux perpétuel. Cette manifestation de l’être se suit de moment en moment, de jour en jour, d’année en année, … de vie en vie. Et ainsi ces processus changeants se reproduisent à travers des milliers d’années. Une éternelle mer de phénomènes physiques et spirituels : c’est l’existence, la naissance et la disparition du monde qui toujours et toujours naît, devient vieux, meurt et renaît.
La « renaissance » bouddhique n’est donc qu’un reflet de la loi de causalité. Un processus-individu donnant naissance à une force qui conditionne la suite du processus général. Ainsi, par exemple, le lait contient en lui la propriété de se transformer en fromage, et, au moment où l’état « fromage » est atteint, le « lait » n’existe plus. Chaque état contient en lui un effet à venir, et par l’apparition de cet « effet », l’état « cause » a fini d’exister, mais le processus général continue indéfiniment.
Le Nirvânâ bouddhique, sur lequel nous ne pouvons trop insister ici, consiste principalement en la cessation de cet interminable cycle de renaissance dont nous venons d’expliquer le processus. En d’autres termes, un individu atteindra l’état de Nirvânâ lorsqu’à sa mort ne jaillira de lui aucune composition de volonté susceptible de mettre en mouvement un nouveau processus corps-esprit, continuant un état similaire à celui du premier individu.
Et ce sera la fin de la souffrance, non pour un individu, mais pour toute une chaîne d’individualité dérivées les unes des autres dans le temps.
(à suivre)
Nexpos