Voici une entrevue avec Istvan Kemeny, anti-autoritaire hongrois exilé depuis quelques années en France. Sociologue, il à fait de nombreuses études sur la pauvreté en Hongrie, sujet tabou qui lui a valu quelques ennuis. Il a aussi participé depuis longtemps à la vie politique de son pays, dans l’opposition, et à la révolution de 1956. Pour des questions de sécurité de personnes encore en Hongrie, il n’a fait qu’effleurer ce sujet. Istvan Kemeny collaborera à Iztok.
Pour commencer, peux-tu de présenter toi-même ?
Je suis né le 14 août 1925, en 1944, j’ai participé à la résistance. J’ai été emprisonné, mais j’ai pu m’évader. En 1946, j’ai commencé mes premières recherches de sociologie rurale sur le terrain à l’Institut de Recherche Sociale. En 1947, j’ai fait des recherches de sociologie sur les ouvriers : pour cela, j’ai été observateur participant à titre d’ouvrier spécialisé dans une usine de textile de Budapest. En 1948, j’ai du arrêter mes recherches en raison de la suppression de toute recherche en sociologie. Dans les années 50, j’ai été professeur dans l’enseignement secondaire.
As-tu participé à la révolution de 1956 ?
En 1956, j’ai participé au cercle Petöfi (le centre de l’opposition). Pendant la Révolution, je me suis occupé des conseils ouvriers. En novembre, j’ai été l’un des secrétaires du Conseil Révolutionnaire des Intellectuels.
Peux-tu nous parler de cette Révolution ?
Je dois citer les mots de Claude Lefort : « La Révolution hongroise n’est pas hongroise, elle est de notre temps ; elle concerne les peuples de l’ouest comme ceux de l’est », et : « elle se donne des tâches que toute société pourrait reconnaître comme les siennes ». La révolution était la seule révolution dans l’histoire qui pouvait obtenir le soutien presque unanime de la population. En quelques jours, sur tout le territoire du pays, les forces révolutionnaires se sont emparées du pouvoir. Cette révolution a été préparée par le mouvement réformiste des intellectuels et ce fut la classe ouvrière qui a transformé ce mouvement en révolution. Le but et le résultat général de la révolution était la destruction de l’État. Les revendications ouvrières étaient les suivantes : retrait des troupes soviétiques, liberté totale d’expression, élections parlementaires libres, réduction définitive des inégalités salariales, suppression du salaire aux pièces, remise aux mains des conseils ouvriers de la direction des usines. Elles portaient sur l’interdiction d’accès des usines aux partis, afin d’empêcher que ceux-ci ne pèsent sur les délibérations et décisions des conseils ouvriers.
Pendant la révolution, les conseils ouvriers ont pris la direction des usines. Le 4 novembre, les troupes soviétiques sont intervenues, et après des combats sanglants elles ont brisé la résistance armée. Mais les conseils ouvriers ont continué à fonctionner et les députés des conseils ouvriers des usines de Budapest ont formé le conseil ouvrier de Budapest, devenu bientôt l’organe représentatif de tous les ouvriers du pays
Comment as-tu vécu la répression qui a suivi l’échec de la révolution ?
En 1957, j’ai été emprisonné pour mes « activités contre révolutionnaires ». J’ai été libéré par une amnistie en 1959.
Quelles ont été tes activités à ta sortie de prison, en sociologie notamment ?
De 1959 à 1961, j’ai fait des traductions scientifiques (allemand, français, anglais). À partir de 1961, j’ai rédigé une revue bibliographique à la bibliothèque nationale de Budapest. De 1963 à 1966 j’ai collaboré à la direction de l’enquête nationale sur la stratification sociale en Hongrie. Nous avons publié les résultats de l’enquête dans un grand volume, en 1966, avec le titre : « la stratification sociale en Hongrie ». À l’époque, il existait un dogme : dans un pays qui construit le socialisme, il y a deux classes, celle des ouvriers et celle des paysans, plus une couche sociale, celle des intellectuels, qui flotte entre les classes. C’est la classe ouvrière, liée à la paysannerie, qui domine. Chacun profite des bien proportionnellement à son rendement. Nous avons constaté suivant les méthodes empiriques, que les ouvriers et les paysans ne se trouvaient pas en haut, mais en bas de l’échelle sociale. Leurs appartements, leurs salaires, leurs possibilités de se cultiver et d’avancer n’étaient guère comparables à ceux des privilégiés.
En 1969 j’ai publié un livre sur les théories de la stratification sociale. Cette même année j’étais le directeur de l’enquête sur la stratification et les conditions de vie des ouvriers des usines métallurgiques de Csepel (publié en 1970 : « les ouvriers des usines métallurgiques de Csepel »), d’une autre enquête sur la stratification et les conditions de vie des ouvriers du comitat de Pest (publié en 1970 : « les ouvriers du comitat de Pest »). De 1969 à 1971, j’étais le directeur de l’enquête nationale sur la pauvreté dans la Hongrie actuelle. Le comité du parti chargé de la politique économique a interdit toute recherche au sujet de la pauvreté et du minimum vital. Malgré cette décision, je fis en novembre 1969, un exposé d’une vingtaine de minutes sur la situation des pauvres au cours d’une cession solennelle de l’académie. J’ai employé délibérément le mot « pauvre ». La parution de ma conférence dans l’organe de l’académie aurait impliqué l’acceptation officielle de problème de l’existence de la pauvreté. Quelques jours plus tard, le chef de la section scientifique et culturelle du parti, Milkos Nagy, qui souffrait déjà de troubles mentaux (dans le parti on ne s’en était pas aperçu…) donna l’ordre au directeur de l’Institut de Recherches Sociologiques de me renvoyer. Mon étude, qui résume les résultats de l’enquête sur les pauvres à été terminée en février 1972, mais les dirigeants de la section concernée de l’Institut Statistique Central ont déclaré qu’il s’agissait d’une information strictement confidentielle et ont prohibé la poursuite de recherches semblables.
J’ai constaté qu’en 1978 32% de la population du pays vivait en dessous du minimum vital ainsi calculé. Les gouvernants des pays de l’est ne mènent pas une politique sociale qui aurait pour objectif l’abolition ou la diminution de la pauvreté. Ils ne peuvent pas avoir une telle politique puisqu’ils nient officiellement l’existence de la pauvreté dans leur pays. Mais, sous cape, ils mènent tout de même une politique bien définie envers les pauvres. La caractéristique essentielle de cette politique, c’est la discrimination faite à l’égard des métiers qui sont typiquement ceux des pauvres.
De 1969 à 1971, j’étais le directeur de l’enquête nationale sur le comportement et les attitudes des directeurs d’entreprise. En 1970 et 1971, j’étais le directeur de l’enquête nationale sur la population tzigane en Hongrie. Le 31 décembre 1973, j’ai été frappé de l’interdiction de poursuivre des recherches empiriques.
Quelles ont été tes autres activités en Hongrie puis en France après ton exil ?
Dans les années 70, j’ai animé des séminaires de recherche clandestins. En janvier 1977, je me suis établi en France comme réfugié politique. J’ai publié en France les études suivante : « les juifs dans la structure de classe en Hongrie : essai sur les antécédents historiques des crises d’antisémitisme du XXème siècle », en collaboration avec Viktor Karady, in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1978, n°22, pp. 26 – 61 ; « le compromis hongrois », en collaboration avec Pierre Kende, in commentaire, 1978, n°2 pp. 149 – 161 ; « la chaîne dans les usines hongroises », in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1978, n°24, pp. 62 – 77 ; « la classe ouvrière en Hongrie », in Structures Sociales en Europe de l’Est. 2. Transformation de la classe ouvrière, la documentation française, 1979, n° 4511 – 4512, pp. 59 – 80 ; « Poverty in Hungary », in Social Science Information, 1979 ; « les pauvres dans la Hongrie socialiste », in Contrepoint, 1979…
Je collabore à la rédaction de Magyar Füzetek (cahiers hongrois) qui publie régulièrement (4 fois par an) les textes de l’opposition hongroise et des émigrés hongrois.
Paris, mars 1980