La Presse Anarchiste

L’anarchisme en Allemagne de l’Est (1945 — 1955)

Quand on parle du mou­ve­ment anar­chiste en Alle­magne de l’Ouest (RFA) ou de l’Est (RDA) durant la période d’a­près-guerre il ne faut pas oublier que de 33 à 45 l’a­nar­chisme fut mis hors la loi : les adhé­rents des groupes furent arrê­tés, assas­si­nés ou condam­nés à la mort lente dans les camps de concen­tra­tion, la presse anar­chiste dis­pa­rut, les livres et les bro­chures furent brû­lés. Il fal­lait donc en 45 – pour les rares sur­vi­vants – repar­tir de zéro, et très vite en Alle­magne de l’Est s’im­plan­ta un régime tota­li­taire qui usa à l’é­gard des anar­chistes des mêmes méthodes que le régime hitlérien.

Depuis les années 90 du siècle pré­cé­dent jus­qu’en 1933, l’a­nar­chisme alle­mand a été divi­sé en plu­sieurs cou­rants qui, sauf en de rares cir­cons­tances, n’ont jamais pu se fédé­rer en une orga­ni­sa­tion fon­dée sur quelques prin­cipes essen­tiels com­muns à tous les anar­chistes. Indi­quons briè­ve­ment la nature de ces courants :

1.    ANARCHISME INDIVIDUALISTE : Ins­pi­ré par Stir­ner, il se déve­lop­pa grâce aux écrits de John-Hen­ry Mac­Kay (le poète-phi­lo­sophe qui « redé­cou­vrit » Stir­ner et son œuvre) et de Tucker. Des asso­cia­tions anar­chistes indi­vi­dua­listes, des Amis de Stir­ner, des asso­cia­tions pour la culture indi­vi­dua­liste exis­tèrent dans les années 20, sur­tout à Ber­lin et à Ham­bourg. Actuel­le­ment la Socié­té John Mac­Kay édite les œuvres de Mac­kay, Tucker, etc. ain­si qu’une série d’é­tudes anar­chistes qui dépassent le cadre de l’in­di­vi­dua­lisme strict.

2.  LE SOCIALISME LIBERTAIRE : Son porte-parole fut Lan­dauer : anti-mar­xiste, conti­nua­teur de Prou­dhon, il ins­pi­ra l’ac­tion des groupes de l’U­nion Socia­liste pour créer, en dehors du cadre du capi­ta­lisme et de l’É­tat, des com­mu­nau­tés libres de pro­duc­teurs : les pre­mières cel­lules d’une socié­té liber­taire. L’in­fluence de Lan­dauer avant 1914 se fit sen­tir en Autriche, en Suisse et même en France. En Israël, la construc­tion des kib­boutz s’ins­pi­ra des idées de Landauer.

3.  L’ANARCHISME COMMUNISTE (ou encore com­mu­nisme liber­taire): il est lié au nom de Johann Most (mort en 1906) et s’ins­pire un peu de Bakou­nine et beau­coup de Kro­pot­kine. Müh­sam devait reprendre l’œuvre de Most et fon­da à Munich, lors de la révo­lu­tion de 1918, l’U­nion des Inter­na­tio­na­listes Révo­lu­tion­naires et dix ans plus tard l’U­nion Anar­chiste qui entra en concur­rence avec la Fédé­ra­tion des Anar­chistes Com­mu­nistes créée par Oes­treich. Ces deux orga­ni­sa­tions lut­tèrent durant la Répu­blique de Wei­mar contre la mon­tée du natio­nal-socia­lisme, avec des tac­tiques différentes.

4.  L’ ANARCHO-SYNDICALISME : En réac­tion contre le syn­di­ca­lisme de col­la­bo­ra­tion de classe et de sou­mis­sion à l’É­tat, les anar­cho-syn­di­ca­listes fon­dèrent en 1919 l’as­so­cia­tion des Tra­vailleurs Libres d’Al­le­magne (FAUD) qui sous l’im­pul­sion de Rocker, Sou­chy et Leh­ning devint une orga­ni­sa­tion de masse comp­tant en 1923 envi­ron 125 000 adhé­rents. La FAUD per­dit assez vite son influence et vers 1933 elle ne comp­tait plus que 25 000 à 30 000 membres.

5.  LE LIBÉRALISME « ANARCHISTE »: Au début du siècle, Gesell avait ten­té une fusion des idées du libé­ra­lisme éco­no­mique et de l’a­nar­chisme. Ce mou­ve­ment devait se déve­lop­per après 1919 sous l’in­fluence de Zim­mer­mann : il s’op­po­sait au socia­lisme auto­ri­taire et à l’a­nar­chisme violent et s’ef­for­çait – sous le nom d’a­cra­tie – d’o­pé­rer une syn­thèse entre le libé­ra­lisme éco­no­mique et l’a­nar­chisme indi­vi­dua­liste. Ce cou­rant de pen­sée devait être vic­time – comme on le ver­ra plus loin – du régime tota­li­taire de l’Al­le­magne de l’Est.

En met­tant l’ac­cent sur ce qui les divi­sait plu­tôt que sur ce qui les unis­sait, les anar­chistes ne pou­vaient arri­ver à une coor­di­na­tion fra­ter­nelle des divers cou­rants de la pen­sée anar­chiste. Il y eut cepen­dant un court moment où tous ces cou­rants col­la­bo­rèrent : dans la pre­mière et courte phase de la Répu­blique des conseils de Bavière en 1919, avant la prise du pou­voir par les com­mu­nistes, sui­vie peu après par la dic­ta­ture de la sol­da­tesque. Gesell, Lan­dauer, Müh­sam et les anar­cho-syn­di­ca­listes figu­rèrent côte à côte dans le conseil de la Répu­blique Bava­roise. La preuve était faite que la néces­si­té l’emportait sur les que­relles de ten­dance, mais cette union des anar­chistes fut sans lendemain.

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Ham­bourg avait été, jus­qu’en 1933, un centre d’ac­ti­vi­tés anar­chistes : une forte sec­tion de la FAUD, plu­sieurs jour­naux anar­chistes ou semi-anar­chistes et par­mi ces der­niers l’«Unionist », organe de l’or­ga­ni­sa­tion uni­taire « Union Géné­rale des Tra­vailleurs ». Un autre heb­do­ma­daire, le « Pro­le­ta­ri­scher Zeit­geist » (l’es­prit pro­lé­ta­rien) – édi­té à Zwi­ckau (Saxe) de 22 à mars 1933 – était anti-auto­ri­taire et proche des anar­chistes. Il était dif­fu­sé par Otto Rei­mers, puis sou­te­nu par Otto Rühle qui arri­vèrent à consti­tuer le « Bloc des Révo­lu­tion­naires anti-auto­ri­taires » qui orga­ni­sa à Ham­bourg des cycles de confé­rences sui­vies par un public nom­breux (Rocker y expo­sa les idées maî­tresses de son ouvrage « Natio­na­lisme et Culture »). Ce sont les sur­vi­vants de ce noyau qui furent en 1945 les pre­miers arti­sans de la renais­sance de l’a­nar­chisme : quatre seule­ment dont Otto Rei­mers. Avant même l’an­nonce de la mort d’Hit­ler, Rei­mers dif­fu­sa des tracts dénon­çant les atro­ci­tés des camps de Buchen­wald et Bel­sen et appe­lait à la ven­geance. Dès le 4 mai 1945, Rei­mers s’a­dres­sa aux com­mu­nistes de Ham­bourg, res­ca­pés de la dic­ta­ture nazie : devant la situa­tion tra­gique du mou­ve­ment ouvrier, il pré­co­ni­sait la créa­tion d’un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire uni­taire englo­bant les social-démo­crates, les com­mu­nistes et les anar­chistes, mou­ve­ment à la fois anti­fas­ciste et anti­ca­pi­ta­liste. Ce rap­pro­che­ment, auquel les diri­geants com­mu­nistes étaient hos­tiles, ne put être réa­li­sé en dépit des efforts de Rei­mers. Ce fut seule­ment en mars 1947 que les auto­ri­tés anglaises d’oc­cu­pa­tion auto­ri­sèrent la consti­tu­tion d’une « Fédé­ra­tion Cultu­relle », récla­mée par Rei­mers et par Lan­ger, un autre mili­tant de l’a­nar­chisme d’a­vant-guerre. L’or­ga­ni­sa­tion prit le titre de « Fédé­ra­tion Cultu­relle des Socia­listes Libres et Anti­mi­li­ta­ristes ». La fédé­ra­tion dis­po­sa d’un local, dif­fu­sa onze cir­cu­laires impri­mées au cours de l’an­née 47, créa des liai­sons dans cinq villes et entre­tint des cor­res­pon­dances avec des cama­rades de 17 pays. Mais que se pas­sait-il durant ces deux si dures années dans la zone d’oc­cu­pa­tion russe ? Le mou­ve­ment anar­chiste pou­vait-il renaître dans cette par­tie de l’Al­le­magne sou­mise à l’au­to­ri­té mili­taire russe et à la police stalinienne ?

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Zwi­ckau est une ville indus­trielle de Saxe, non loin de Chem­nitz et de la fron­tière tché­co­slo­vaque : usines métal­lur­giques, fila­tures et mines de houille dans le voi­si­nage. C’est à Zwi­ckau qu’é­tait édi­té le « Pro­le­ta­ri­scher Zeit­geist » qui était en même temps l’or­gane de l’U­nion Géné­rale des Tra­vailleurs. En mai 1945 l’U­nion ne comp­tait à Zwi­ckau que six sur­vi­vants : 27 membres avaient été vic­times de la Ges­ta­po. Un des res­ca­pés, Willi Jeli­nek, avait pu conser­ver la liste des abon­nés du « Zeit­geist » et adres­sa aux plus surs d’entre eux des lettres détaillées en vue de faire revivre l’or­ga­ni­sa­tion. Comme les auto­ri­tés russes s’employaient à réa­li­ser une fusion des élé­ments du SPD et du KPD pour créer le Par­ti Socia­liste Uni­fié (SED) qui n’é­tait que le camou­flage du par­ti com­mu­niste, Jeli­nek dénon­çait cette manœuvre : « le par­ti com­mu­niste joue le rôle du renard qui veut vaincre la peur du lièvre en fai­sant sem­blant d’être deve­nu végé­ta­rien ». Dans une autre lettre aux anar­chistes (février 46), Jeli­nek com­bat toute par­ti­ci­pa­tion des anar­chistes à un bloc social-com­mu­niste et sur ce point il se dis­tingue de la posi­tion de Rei­mers à Ham­bourg. Il pen­sait – et là il se trom­pait – que l’u­nion SPD-KPD serait de courte durée et qu’a­lors son­ne­rait l’heure des anar­chistes. D’où la néces­si­té pour ces der­niers de s’or­ga­ni­ser. En juin 46, le cercle de Zwi­ckau refor­mé des anciens lec­teurs du « Zeit­geist » et de syn­di­ca­listes, était consti­tué et adres­sa des cir­cu­laires d’in­for­ma­tion à des anar­chistes de la zone russe (la SBZ) et de l’Al­le­magne de l’Ouest. En Saxe, 5 ou 6 groupes furent créés, de même en Thu­ringe. Jeli­nek entre­te­nait des rela­tions avec les anar­chistes d’Ham­bourg, Mul­heim (dans la Ruhr), Kiel, etc.

Dans l’u­sine où il tra­vaillait, Jeli­nek avait été élu par 95% des ouvriers comme pré­sident du conseil d’en­tre­prise et il adhé­ra à la cen­trale syn­di­cale FDGB de la zone russe afin d’é­tendre son action. Les com­mu­nistes, qui connais­saient Jeli­nek depuis long­temps, avaient pen­sé que ses opi­nions s’é­taient modi­fiées. Dès les pre­mières réunions du conseil d’en­tre­prise ils furent détrom­pés et enga­gèrent la lutte contre Jeli­nek. Lorsque le par­ti uni­fié SED fut fon­dé, les com­mu­nistes som­mèrent Jeli­nek de quit­ter la pré­si­dence : il refu­sa et devint dès lors l’homme à abattre. Le Cercle de Zwi­ckau fon­da un « Bureau d’In­for­ma­tion » et adres­sa des cir­cu­laires qui expo­saient les pro­blèmes pra­tiques insur­mon­tables en zone russe : créa­tion légale d’une orga­ni­sa­tion anar­chiste, édi­tion d’un jour­nal, uti­li­sa­tion d’une ronéo. Il déci­da de pour­suivre ses acti­vi­tés mal­gré les dif­fi­cul­tés maté­rielles tou­jours crois­santes. Il renon­ça à l’i­dée de « récu­pé­rer » les anciens anar­chistes qui avaient rejoint le SED : ce qui impor­tait, c’é­tait de gagner de nou­veaux cama­rades aux idées anti-auto­ri­taires. En sep­tembre 47 le cercle fut obli­gé de recon­naître le peu d’empressement des jeunes géné­ra­tions à venir gros­sir ses rangs et aus­si le manque de publi­ca­tions à dif­fu­ser. Il fal­lait avant tout s’a­dres­ser aux ouvriers et leurs mon­trer les fal­si­fi­ca­tions que les com­mu­nistes du SED avaient fait subir au mar­xisme (Jeli­nek était par­fai­te­ment au cou­rant de la lit­té­ra­ture mar­xiste). Fin 1947, Jeli­nek tra­vailla à une bro­chure qui ne put jamais être publiée : il dénon­çait la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat « qui signi­fiait l’au­to­ri­té de chefs. Là où on obéit, il y a des chefs qui com­mandent ». Toute dic­ta­ture signi­fie le gou­ver­ne­ment d’une mino­ri­té. On devine que la dif­fu­sion des cir­cu­laires et des lettres deve­nait de plus en plus dif­fi­cile. Poli­ciers et mou­chards sur­veillaient Jeli­nek qui, en cas d’ar­res­ta­tion, prit la pré­cau­tion de trans­mettre la liste des anciens abon­nés au « Zeit­geist » au com­pa­gnon Willy Hup­pertz (de Mul­heim). Ce vieil anar­chiste des années 20, ce franc-tireur des luttes ouvrières qui n’ap­par­tint à aucun groupe, ni même à la FAUD, ce res­ca­pé du camp de concen­tra­tion d’O­ra­nen­burg assu­ra pen­dant 25 ans à par­tir de mars 48 la rédac­tion, l’im­pres­sion et la dif­fu­sion de la revue men­suelle « Befreiung ». Dans cette revue, Hup­pertz se char­geait de l’é­di­tion des cir­cu­laires et de leur trans­mis­sion aux cama­rades de la zone russe.

Jeli­nek nour­ris­sait encore quelques illu­sions : il espé­rait un adou­cis­se­ment du régime de dic­ta­ture en zone russe, qui per­met­trait d’im­pri­mer un jour­nal et il écri­vait même que sous Hit­ler les anar­chistes n’au­raient pas pu dis­cu­ter comme sous Ulbricht ! Mais déjà le filet de la police se refer­mait sur Jeli­nek. Une lettre adres­sée à Rei­mers tom­ba aux mains de la cen­sure Le 10 novembre 48, Jeli­nek fut arrê­té par deux offi­ciers russes accom­pa­gnés d’un inter­prète et d’un fonc­tion­naire alle­mand de la police cri­mi­nelle. Per­qui­si­tion et arres­ta­tion de la femme de Jeli­nek et de son gendre qui dis­pa­rut sans lais­ser de traces. La femme de Jeli­nek fut lon­gue­ment inter­ro­gée au sujet de Rei­mers et d’Hup­pertz : relâ­chée, elle trou­va son loge­ment vide de tout mobi­lier et réqui­si­tion­né. D’autre part un mou­chard, se fai­sant pas­ser pour un anar­chiste man­da­té, se fit remettre par Hup­pertz la liste des abon­nés confiée par Jeli­nek : ceux-ci furent convo­qués à une pré­ten­due réunion à Leip­zig et arrê­tés. Quant à Jeli­nek il fut trans­fé­ré à Dresde et de là à l’an­cien camp de concen­tra­tion nazi de Sach­sen­hau­sen où étaient par­qués les oppo­sants au régime com­mu­niste. Jeli­nek était incul­pé « d’ac­ti­vi­tés fas­cistes et mili­ta­ristes » ! La vague d’ar­res­ta­tions de novembre 48 fit 45 vic­times (au total 25 années de pri­son). Seconde vague au prin­temps 49 avec l’ar­res­ta­tion de nom­breux anar­chistes (100, seule­ment à Dresde!). Ce qui n’empêcha pas la dif­fu­sion d’un tract en « Répu­blique Démo­cra­tique Alle­mande » (le 7 octobre 1949 cette « répu­blique » pre­nait la suc­ces­sion de la zone d’oc­cu­pa­tion russe) au début de 1950.

À Sach­sen­hau­sen, Jeli­nek retrou­va plu­sieurs de ses cama­rades et les grou­pa en un petit cercle clan­des­tin. Il essaya de renouer des rela­tions avec Rei­mers. Le tra­vail lui ayant été refu­sé, sa ration ali­men­taire était très réduite. En rai­son de ses rela­tions avec ses cama­rades déte­nus il fut trans­fé­ré dans le camp de Baut­zen. Là, on eut l’illu­sion d’une amé­lio­ra­tion des condi­tions d’in­ter­ne­ment en rai­son de la fon­da­tion de la RDA. Il y eut sim­ple­ment le rem­pla­ce­ment des sur­veillants russes par des alle­mands, tous membres du SED. Les déte­nus souf­fraient de la faim, beau­coup mou­raient de tuber­cu­lose. Le 13 mars 50, une révolte déses­pé­rée écla­ta et une com­mis­sion com­po­sée d’of­fi­ciers russes et d’of­fi­ciers de la « police popu­laire » alle­mande pro­mit des amé­lio­ra­tions. Au lieu de cela, les condi­tions de déten­tion furent encore aggra­vées. D’où une nou­velle révolte le 30 mars qui fut féro­ce­ment répri­mée. Jeli­nek par­vint à infor­mer l’ Alle­magne de l’Ouest de la situa­tion misé­rable des mil­liers de déte­nus de Baut­zen, Tor­gau etc. Le 15 mai 1950, l’«Hamburger Echo » publiait cet appel déses­pé­ré adres­sé « à la Croix Rouge, à la Ligue des Droits de l’Homme, à tous les démo­crates, à tous les hommes du monde libre ». On peut sup­po­ser que la publi­ca­tion d’un tel appel valut à Jeli­nek un régime plus dur. Le temps pas­sa… Au début de 1952, deux anar­chistes de Baut­zen mou­rurent de la tuber­cu­lose. Jeli­nek , le 20 mars 52, était en bonne san­té, lors d’une visite de sa fille. Et le 24 mars il mou­rait, dans des condi­tions qui sont tou­jours res­tées incon­nues. Peut-être assas­si­né comme l’a­vait été Müh­sam dans les camps nazis. La petite revue de Hup­pertz, « Befreiung » (mai 52) publia un article annon­çant la mort de Jeli­nek et rap­por­tant son action exem­plaire pour l’anarchisme.

Mais on peut dire qu’à la fin de 1949, la vague d’ar­res­ta­tion avait bri­sé les groupes anar­chistes dans la zone russe et déci­mé les meilleurs mili­tants. Toute action poli­tique ou col­lec­tive était impos­sible : seuls, dans l’ombre, quelques indi­vi­dus iso­lés ne déses­pé­raient pas de l’a­nar­chisme. Ils furent pré­sent lorsque les ouvriers de Ber­lin-Est et des prin­ci­paux centres indus­triels de la RDA se sou­le­vèrent, les 16 et 17 juin 1953, contre la dic­ta­ture du par­ti SED et contre le régime d’op­pres­sion poli­cière qui les exploi­taient au nom du « socia­lisme ». On sait com­ment les troupes et les blin­dés russes écra­sèrent l’in­sur­rec­tion et quelle fut ensuite la répres­sion. Peu après les anar­chistes de Darm­stadt firent paraître aux édi­tions « Die Freie Gesell­schaft » (La Socié­té Libre) une bro­chure des­ti­née à être dif­fu­sée en Alle­magne de l’Est : « Tage­bach eines Namen­lo­sen » (Jour­nal d’un Ano­nyme). Les anar­chistes avaient le choix entre trois solu­tions en RDA : la lutte, la capi­tu­la­tion, la fuite. Il fal­lait choi­sir la lutte. Il faut conqué­rir le sou­tien actif de l’é­lite des ouvriers : l’ap­pui pas­sif ne suf­fit pas. Chaque indi­vi­du iso­lé doit agir : « le pro­blème de la résis­tance n’est pas essen­tiel­le­ment un pro­blème d’or­ga­ni­sa­tion, mais un pro­blème de moral et de cou­rage per­son­nel ». La lutte à mener néces­site la col­la­bo­ra­tion avec les ouvriers russes, ukrai­niens, polo­nais : se limi­ter à chan­ger la struc­ture de la RDA condui­rait à l’é­chec Aux actions vio­lentes doit suc­cé­der une résis­tance pas­sive en tenant compte des cou­rants d’op­po­si­tion qui pour­raient se mani­fes­ter à l’in­té­rieur des par­tis com­mu­nistes. L’a­ve­nir devait mon­trer que le SED, s’ap­puyant sur la police popu­laire et l’ar­mée, ins­ti­tuant une légis­la­tion de plus en plus répres­sive, gar­dait son carac­tère sta­li­nien et étouf­fait les oppo­si­tions en empri­son­nant ou expul­sant les élé­ments non-confor­mistes. En 1980 la RDA mili­ta­riste, natio­na­liste, tota­li­taire, reste le bas­tion du stalinisme.

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Les anar­chistes « libé­raux », bien qu’op­po­sés à toute action vio­lente, allaient tom­ber sous les coups des occu­pants russes. N’é­taient-ils-pas, en effet, oppo­sés au mar­xisme auto­ri­taire et éta­tique ? Un congrès inter­na­tio­nal devait réunir en 1948, à Bâle, les éco­no­mistes libé­raux. Une jeune fille de 19 ans, Han­ne­lore Klein, secré­taire du groupe de la jeu­nesse com­mu­niste (FDJ) de son entre­prise, avait reçu une invi­ta­tion et s’é­tait ren­due à Karl­shorst pour obte­nir des auto­ri­tés son per­mis de voyage. On la pria d’at­tendre quelques minutes et on l’ar­rê­ta. Devant le tri­bu­nal mili­taire russe, elle fut accu­sée d’actes hos­tiles aux ins­ti­tu­tions socia­listes ; elle affir­ma sa convic­tion que ce régime « socia­liste » n’é­tait qu’un régime de contrainte et d’op­pres­sion. Son atti­tude sans fai­blesse lui valut – pour elle et pour deux autres cama­rades éga­le­ment arrê­tés – une condam­na­tion à huit ans de déten­tion. Han­ne­lore, dans le camp de Baut­zen, conti­nua sa pro­pa­gande par­mi ses co-détenus.

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Les com­mu­nistes — qu’ils appar­tiennent à l’URSS, à la RDA ou à tout autre pays — ont tou­jours consi­dé­ré les anar­chistes, ou les indi­vi­dus sus­pec­tés d’a­nar­chisme, comme leurs pires enne­mis. Contre eux, tout est licite : la dupli­ci­té comme l’ar­bi­traire poli­cier. Le cas de Zensl Müh­sam, femme d’E­rich Müh­sam, est par­ti­cu­liè­re­ment édi­fiant. Erich mou­rut le 10 juillet 1934, assas­si­né dans le camp de concen­tra­tion de Sach­sen­hau­sen. Sa veuve se réfu­gia aus­si­tôt le 16 juillet en Tché­co­slo­va­quie. Elle n’a­vait appar­te­nu à aucune orga­ni­sa­tion anar­chiste, mais jugeait de son devoir de faire connaître au monde le sort tra­gique de son mari et, si pos­sible, de faire édi­ter ses œuvres, et les nom­breux manus­crits encore inédits. Elle écri­vit une bro­chure « Le cal­vaire d’E­rich Müh­sam », vou­lut en confier la publi­ca­tion aux syn­di­ca­listes hol­lan­dais, mais — n’ayant pas eu de réponse rapide — elle eut le tort d’ac­cep­ter la pro­po­si­tion de la vieille mili­tante bol­che­vique Hele­na Stas­so­va : édi­ter la bro­chure à Mos­cou. Comme Zensl l’é­cri­vit à Rocker, ce fut avec répu­gnance, car elle n’a­vait en aucun cas l’in­ten­tion d’en­trer dans le par­ti com­mu­niste ! Stas­so­va l’in­vi­ta ensuite à venir se repo­ser quelques mois en URSS. Zensl pen­sa naï­ve­ment que là-bas elle serait indé­pen­dante, trou­ve­rait quelques res­sources de l’é­di­tion des œuvres d’E­rich et n’au­rait aucune obli­ga­tion à l’é­gard des auto­ri­tés de l’URSS. Cepen­dant on lui fit expo­ser dans quelques réunions les condi­tions atroces des camps de concen­tra­tion nazis. Et brus­que­ment, le 13 avril 1936, elle fut arrê­tée. Rocker aler­ta dif­fé­rents orga­nismes qui s’oc­cu­paient des pri­son­niers poli­tiques. André Gide obtint sa mise en liber­té vers août 1937. Elle deman­da l’au­to­ri­sa­tion de par­tir pour les États-Unis… et fut arrê­tée en pleine nuit (1939) et condam­née à huit ans de tra­vaux for­cés. Après la pri­son de Butir­ki (Mos­cou), on la dépor­ta au camp de Kara­gan­da. Elle en revint en 1947 cou­verte d’ul­cères. Les anar­chistes alle­mands essayèrent d’ob­te­nir des ren­sei­gne­ments sur son sort pas­sé et pré­sent. On ne tira du SED et de Wil­helm Pieck que des réponses dila­toires ou des témoi­gnages fabri­qués de toute pièce. Seule­ment en 1955, Zensl fut auto­ri­sée à se fixer dans Ber­lin-Est et ne put entrer en rela­tion avec Rocker, ni avec les syn­di­ca­listes sué­dois. Cou­pée du reste du monde, elle mou­rut en RDA dans le cou­rant de 1962. De 1934 à 1962 ! Un cal­vaire de 28 ans pour avoir eu la fai­blesse de faire un jour confiance aux bolcheviks !

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Les socia­listes anti-auto­ri­taires, proches des anar­chistes, furent aus­si les vic­times de la police et de la jus­tice « popu­laires » de la RDA. A cet égard, le cas d’Al­fred Wei­land est exem­plaire. Wei­land avait com­bat­tu les nazis avant 33 et d’août 33 à l’au­tomne 35 il fut déte­nu dans un camp de concen­tra­tion. Libé­ré, il conti­nua la lutte illé­gale et pen­dant la guerre s’en­ga­gea dans l’ar­mée : au front il était plus à l’a­bri de la Ges­ta­po qu’à l’ar­rière ! Après la guerre, il reprit son acti­vi­té mili­tante et se qua­li­fia « socia­liste liber­taire ». Il pré­co­ni­sa l’u­nion de toutes les branches du socia­lisme anti-auto­ri­taire : anar­chistes et com­mu­nistes-conseillistes. Il appar­te­nait à l’aile des com­mu­nistes de conseil, dont les théo­ri­ciens étaient, en plus de Rühle, les hol­lan­dais Pan­ne­koek, Hen­riette Roland-Hol­st et Gor­ter. En mars 1947 il fon­da la revue « Neues Begin­nen » (Nou­veau Com­men­ce­ment), organe théo­rique des anti-auto­ri­taires où le régime russe était sévè­re­ment cri­ti­qué et qui défen­dit la concep­tion de la ges­tion de l’é­co­no­mie par les conseils ouvriers concep­tion oppo­sée à la fois au capi­ta­lisme des pays occi­den­taux et au capi­ta­lisme d’É­tat camou­flé sous le nom de dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat. Les conseils ouvriers se sub­sti­tue­raient aux par­tis tra­di­tion­nels et l’arme des ouvriers devait être la grève sau­vage. Au prin­temps 1950 « Der Funke » (L’E­tin­celle) suc­cé­da à « Neues Beginnen ».

Ber­lin était le centre des acti­vi­tés de Wei­land. Dans les pre­mières années de l’a­près-guerre, il tra­vaillait à la Direc­tion Cen­trale d’É­du­ca­tion Popu­laire de Ber­lin-Est, puis à l’Ins­ti­tut de Jour­na­lisme. Membre du conseil d’en­tre­prise de cet ins­ti­tut, il devint vite sus­pect à ses col­lègues membres du SED et fut bru­ta­le­ment licen­cié : il eut six minutes pour quit­ter son emploi ! Deve­nu pro­fes­seur dans une « Volk­shoch­schule » (École Supé­rieure Popu­laire) de Ber­lin-Ouest, il fit une pro­pa­gande active contre le KPD et la dic­ta­ture du SED. En rai­son des nom­breux amis qu’il avait à Ber­lin-Est et en RDA, il était un indi­vi­du dan­ge­reux pour le régime de dic­ta­ture com­mu­niste. Il fut à deux reprises vic­time d’a­gres­sions dont il se tira heu­reu­se­ment. Mais le 11 novembre 1950, par une mati­née de pluie et de brouillard, tan­dis qu’il ache­tait le jour­nal dans un kiosque à 8h, il fut enle­vé dans le meilleur style gang­ster. On le fit mon­ter dans une auto après l’a­voir matra­qué et, mal­gré sa résis­tance et ses cris, il fut traî­né au Minis­tère de la Sécu­ri­té d’É­tat, livré aux russes et tra­duit devant un tri­bu­nal mili­taire sous l’in­cul­pat­jon de haute tra­hi­son, d’es­pion­nage et de sabo­tage. Devant le néant de l’ac­cu­sa­tion, ce tri­bu­nal le relaxa… mais le remit à ceux qui l’a­vaient enle­vé ! Un tri­bu­nal « popu­laire » de la RDA reprit les mêmes accu­sa­tions et condam­na Wei­land à 15 ans de déten­tion. Il refu­sa de faire « amende hono­rable », fit 7 fois la grève de la faim, ne put don­ner des nou­velles à sa famille qu’a­près deux ans. Une cam­pagne en sa faveur fut menée par diverses orga­ni­sa­tions de l’Al­le­magne de l’Ouest, dont la « Ligue des Vic­times du Régime Nazi ». Au bout de huit ans, il fut ren­du à la liberté.

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En août 1946 à Londres, sept anar­chistes anglais, mili­tants anti­mi­li­ta­ristes, déci­daient de fon­der le « Groupe Inter­na­tio­nal Bakou­nine » qui se pro­po­sait d’é­tendre sa future pro­pa­gande à divers pays, et tout par­ti­cu­liè­re­ment à l’Al­le­magne et l’I­ta­lie. Il y avait encore en Angle­terre de nom­breux pri­son­niers de guerre alle­mands et ita­liens et il fut pos­sible, à l’in­té­rieur des camps, d’in­tro­duire des jour­naux et bro­chures anar­chistes et de créer des « noyaux ». En sep­tembre 1946, se tint dans le Shrop­shire une confé­rence à laquelle par­ti­ci­pèrent des pri­son­niers de guerre. La réédu­ca­tion morale et démo­cra­tique, pré­co­ni­sée par les Alliés, per­mit la venue de confé­ren­ciers dans les camps, anar­chistes pour la plu­part. Une confé­rence tenue en juin 1947 per­mit de consta­ter la mul­ti­pli­ca­tion de ces noyaux anar­chistes. La libé­ra­tion des pri­son­niers étant immi­nente, il fal­lait son­ger à per­pé­tuer l’ac­tion de ces noyaux dans les quatre zones d’ occu­pa­tion en Alle­magne et en par­ti­cu­lier dans la zone russe, d’où étaient ori­gi­naires la majo­ri­té des pri­son­niers. On adop­ta la consti­tu­tion de groupes de trois cama­rades, cha­cun d’eux pou­vant à son tour recru­ter les élé­ments d’un nou­veau groupe et une sec­tion alle­mande du Groupe Inter­na­tio­nal Bakou­nine fut créée. Le res­pon­sable de cette sec­tion fut le pri­son­nier John Olday : incon­nu des vieux anar­chistes et d’i­den­ti­té incer­taine, sans doute né à Londres de père alle­mand et de mère anglaise.

Il exis­tait en décembre 1947 envi­ron 30 groupes en Alle­magne et 6 groupes de pri­son­niers de guerre en Angle­terre. Le groupe Bakou­nine et le jour­nal anar­chiste anglais « Free­dom » sou­te­naient la publi­ca­tion des « Mit­tei­lun­gen Deut­scher Anar­chis­ten » que Olday dif­fu­sait en Alle­magne. Une vive polé­mique devait oppo­ser à Rocker Olday qui s’ ins­pi­rait des écrits de Müh­sam pour com­battre Rocker et le sué­dois Rüdi­ger. Olday se pro­non­çait de plus en plus pour une lutte vio­lente ten­dant à la des­truc­tion de l’É­tat (avec une influence cer­taine de Bakou­nine). Il entra en désac­cord avec le groupe Inter­na­tio­nal Bakou­nine et fon­da des groupes « Spar­ta­cus » qui devaient réunir anar­chistes et comm­mistes-conseillistes (1948), mais les anar­chistes y furent en mino­ri­té, à la suite d’une scission.

Entre temps les noyaux anar­chistes en Alle­magne de l’Est avaient dis­pa­ru et Olday s’o­rien­ta de plus en plus dans la voie qu’il qua­li­fia « anar­chisme de conseil ». Ce fut la rup­ture avec le « Groupe Inter­na­tio­nal » et Olday ne se consa­cra plus qu’aux groupes Spar­ta­cus. Les « Mit­tei­lun­gen » devinrent le « Räte-Anar­chist » qui ces­sa de paraître en automne 48. Et Olday dis­pa­rut de la scène poli­tique : il avait lan­cé pas mal d’i­dées, renou­ve­lé le mot d’ordre « tout le pou­voir aux conseils », mais, à part quelques agi­ta­tions en Rhé­na­nie, les noyaux de trois cama­rades avaient échoué et leur action dans la zone russe fut insignifiante.

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1945 – 1955 : Durant ces dix années, on peut dire que le régime com­mu­niste (URSS ou RDA) a ache­vé de liqui­der les anar­chistes qui avaient sur­vé­cus au nazisme. Non seule­ment les anar­chistes, mais encore les socia­listes anti-auto­ri­taires ou les com­mu­nistes oppo­sants qui pré­ten­daient défendre le « vrai » marxisme.

Jean Bar­rué

Note de l’au­teur : Cette étude rapide et cer­tai­ne­ment incom­plète a pu être rédi­gée grâce au tome l de l’ou­vrage de Gün­ter Bartsch : « Anar­chis­mus in Deut­schland » (Han­no­ver, Fackel­ha­ger — ver­lag — 1972)


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