Écoutez le commis de magasin, se drapant dans sa fatuité de travailleur mieux vêtu et plus engueusé ; il croit sincèrement être supérieur au manieur de marteau lequel, par ricochet considère comme son inférieur le gâcheur de plâtre, qui à son tour, ne trouvant dans son sexe aucun autre paria lui semblant inférieur, accuse son épouse d’incapacité, et la tient pour une ignorante. Écoutez surtout l’ouvrier des villes, il ne manque jamais l’occasion de se flatter, de se dire plus intelligent que celui du village ; et celui-ci n’a que la plus maigre opinion du travailleur de la terre. Tous enfin, tous, comme pour montrer leur supériorité se rusent et se jouent dans le domaine des relations privées et publiques. Le calicot est la cible vivante que visent sans cesse les sarcasmes de l’homme au dur métier, qui est lui-même pour le manouvrier un objet de constante jalousie. Qui ne sait aussi l’antipathie, la rancune que garde le paysan contre le citadin ; il les manifeste en tout et partout ; dans ses rapports avec lui, elles sont constamment présentes à son idée elles l’animent sur les marchés, ou, avec le plus vif plaisir il trompe le vilain qui achète ses produits. En politique, depuis quarante ans elles le poussent aux urnes où le candidat de la ville devient alors l’ennemi, le seul qu’il faut combattre. Et, choquante absurdité, agissant ainsi réciproquement, souverains pendant quelques minutes, tous les deux, paysan et citadin, luttent pour leur asservissement qu’ils consacrent par leurs votes. Leur inimitié a pour résultat immédiat de les courber plus profondément sous le joug des hommes, qu’ils changent tour à tour sans même s’apercevoir, aveuglés par elle, qu’ils se trompent l’un et l’autre, et qu’ils ne seront réellement souverains que quand tous refusant de souscrire aux promesses de quelques-uns, chacun exercera sa souveraineté, non par l’expression collective du suffrage des majorités sorti du plus violent et naturel désaccord de tous, quant au caractère particulier des désirs de chacun, mais par la manifestation individuelle et continue de ses actes. Nul mieux que soi ne voit midi à sa porte, dit un vieux dicton populaire, nul mieux que soi connaît ses besoins et les moyens mis à sa disposition, Nul ne saurait mieux les satisfaire.
Ces manifestations de l’absurdité que nous constatons chez l’homme du peuple et qui paraissent être l’objet de tous ses efforts ne sont pas comme on pourrait le croire à première vue le résultat de l’infériorité de conditions dans laquelle il croupi. Il semble au contraire que plus la situation des hommes est élevée dans la hiérarchie sociale et plus ils doivent être cupides et stupides. Peux-t-on par exemple voir chose plus insensée que les coutumes et les mœurs des différents ordres de la classe possédante et dirigeante. Chacun d’eux s’exerce à s’observer ou à se composer des habitudes particulières, un langage unique, des goûts spéciaux, un ton convenu, tout ce qu’il faut en un mot pour faire de l’individu, et par ordre un type différent, est l’objet de toute l’attention de chacun et de tous. Le législateur raille ses collègues, les injurie même avons-nous dit, mais il ne manque pas de dire mon — honorable. — Ses mandants jouissent de toute sa sympathie, et chose qui pourrait paraître étrange, ses adversaires seuls en profitent ; quelle que soit la nuance de son opinion politique, il porte une cravate blanche et se fait à la tribune le champion virulent des couleurs de la monarchie, les privilèges lui répugnent et il déteste l’égalité, il prononce de magnifiques discours sur les droits individuels, sur la liberté, et ne fait que des lois toujours plus coercitives. Il pense que tout est au plus mal dans l’organisation sociale et il veut réformer. Lui seul a été choisi, lui seul en est donc capable, aussi n’écoute-t-il, élu, aucune observation de ceux qui lui ont confié le soin de leurs intérêts.
Comme le législateur, le militaire à gros galons croit à sa supériorité, aussi s’attache-t-il à se différencier des avocats qu’il déteste cordialement. La caserne est sa chose, le soldat est son objet. Il le forme à son image. Grossier dans ses expressions, brutal dans ses actes, il l’assouplit à sa volonté, lui donne des désirs de carnage, de destruction, et affirme que le soldat, arraché de son foyer, fait homme entretenu et souteneur de privilèges, a droit à l’admiration de tous, même quand il est souillé de sang.
Parmi les fonctionnaires, prenons les plus graves, les gens de justice. Ce type est assurément le plus intéressant à étudier. Tout en lui décèle l’imbécile ou le gredin, ayant généralement abusé dans sa jeunesse ; dans son intérieur il est corrompu, taré. Astucieux par routine professionnelle, il est hypocrite dans ses relations. Au prétoire, il a la face glabre, le maintien prétentieux, le vocable facile mais jamais spirituel. Au demeurant c’est un niais niaisant gravement, connaissant parfaitement son code et l’ânonnant toujours, cela tient peut-être à la pelure qu’il revêt. Demandez lui son opinion politique ou sociale, il en à toujours une ; il sert tous les régimes, condamnant pour condamner, par esprit de profession. Moraliste aux clients de son comptoir, il montre une image, toujours la même. Elle représente un homme tout nu dont le visage et le port plus qu’équivoque de la tête est le tableau exact de la brute sommeillant dans l’alcôve d’une catin à la mode. Levez la main, jurez sur votre… cela lui suffit.
Sottise ! sottise ! sottise ! Quoique notre adjectif soit peut-être modeste pour qualifier les multiples manifestations de la vie des hommes, devons-nous conclure qu’ils sont tous mauvais ? Qu’il n’y à rien à faire contre cet impitoyable antagonisme de chacun à tous et de tous à chacun. Non ! évidemment, non ! Le mal c’est l’organisation hiérarchique, l’autorité. Le remède, les lecteurs de l’Autonomie le connaissent. C’est la Révolution, la Révolution Sociale.
Pour se produire les partis terrorisent, pour s’imposer, les gouvernements mobilisent et opposent des armées. En tout comme partout l’autorité naît et vit par la violence, sans elle la liberté ne sera. Le vieux monde n’a vécu que par elle, il en mourra.
Jean-Baptiste Louiche