La Presse Anarchiste

L’éducation de l’Enfant dans les milieux ouvriers

Cette préoc­cu­pa­tion de l’é­d­u­ca­tion de l’en­fant en dehors du con­trôle et de la ges­tion de l’É­tat, est la preuve que la ques­tion sociale ne se restreint plus à une for­mule étroite, mais embrasse un ensem­ble de man­i­fes­ta­tions touchant à la fois les intérêts et les sen­ti­ments de la classe ouvrière. Toutes ces man­i­fes­ta­tions pren­nent un car­ac­tère « d’ac­tion directe ». À la lutte économique s’a­joute la lutte non moins indis­pens­able pour la libéra­tion des cerveaux et la for­ma­tion des individualités.

L’é­d­u­ca­tion ! Quel monde d’ac­tiv­ités et d’é­tudes. Détru­ire tous les sys­tèmes abso­lutistes, sup­primer les for­mules, ne pas les rem­plac­er par de nou­velles, faire naître la curiosité, éveiller l’in­tel­li­gence, faciliter le développe­ment de l’o­rig­i­nal­ité, provo­quer des ques­tions nom­breuses sur les com­men­taires incom­pris : c’est com­bat­tre non seule­ment toutes les écoles religieuses, mais encore l’é­cole laïque, l’é­cole de l’É­tat, qui a con­servé non les ter­mes, mais l’e­sprit dog­ma­tique des écoles d’an­tan, et qui a rem­placé le culte chré­tien par celui de l’É­tat, avec tout ce qui en résulte : patrie, pro­priété, dra­peau, etc., créant un nou­veau dogme indis­cutable, une nou­velle chose sainte qu’on doit respecter de par la volon­té des plus forts.

De plus, il est néces­saire de con­stater com­bi­en tout le sys­tème édu­catif présent est peu attrayant pour l’e­sprit de l’en­fant. L’é­tude devient une fatigue, presque une puni­tion. Le bâti­ment ou mai­son d’é­cole a trop sou­vent l’aspect d’une caserne. Le pro­fesseur ou maître d’é­cole n’a pas tou­jours les qual­ités d’un péd­a­gogue, ou s’il les pos­sède, fatigué par les oblig­a­tions d’un pro­gramme étroit auquel il est soumis, par le nom­bre con­sid­érable d’élèves qu’il a l’oblig­a­tion d’é­du­quer et qu’il ne peut que dress­er aigri par une vie pré­caire, il se dés­in­téresse sou­vent de sa besogne et l’ac­com­plit comme une corvée.

Finale­ment, un seul but est envis­agé : l’ob­ten­tion du cer­ti­fi­cat d’é­tudes, pau­vre cer­ti­fi­cat qui ne prou­ve rien. Cepen­dant, pour arriv­er à ce résul­tat, on a inculqué une foule de notions générales inutiles et quelque­fois des plus incom­préhen­si­bles pour l’en­fant. De là un sur­me­nage intel­lectuel entraî­nant fréquem­ment le dégoût pour l’étude.

Pour obtenir de cet ado­les­cent fran­chise, sincérité et éveil de la pen­sée, il aurait fal­lu un tra­vail con­sid­érable, impos­si­ble de par les dif­fi­cultés et les néces­sités sociales. Il aurait fal­lu réa­gir con­tre l’in­flu­ence du pre­mier milieu où il a été éduqué. En sorte que, une fois acca­paré par la vie de l’ate­lier ou du bureau, si le hasard ne met pas sur son chemin quelque intel­li­gent cama­rade provo­quant dans son cerveau des éclair­cisse­ments néces­saires, s’il ne lit pas, le voilà devenu bien­tôt un rouage de la machine sociale ; électeur quel­conque, être sans orig­i­nal­ité de pen­sée et d’ac­tion : rem­plaçant un maître par un autre, une for­mule par une autre et con­sid­érant comme une réforme pro­fonde le change­ment de couleur d’un drapeau.

Or, si nous nous ren­dons compte qu’une trans­for­ma­tion réelle, com­plète, ne peut se faire qu’à la con­di­tion d’une part, qu’il y ait édu­ca­tion économique, et qu’il y ait d’autre part, des indi­vidus en grand nom­bre qui soient « des car­ac­tères », il faut, en ce qui con­cerne cette dernière con­di­tion, une cer­taine pré­pa­ra­tion, une cer­taine ten­dance, un effort dans cette voie.

Pourquoi nég­lige­ri­ons-nous cette forme d’ac­tiv­ité directe ? activ­ité qui déter­min­era, au sur­plus, des préoc­cu­pa­tions d’or­dre très élevé dans la pen­sée des mil­i­tants qui s’in­téresseront à cette tâche.

Il y a longtemps déjà que les lib­er­taires ont man­i­festé ces opin­ions en divers­es brochures qui peu­vent ne pas nous sat­is­faire, mais qui n’en mar­quent pas moins l’in­térêt porté à cette forme de la pro­pa­gande. Mais il faut avouer que depuis peu de temps seule­ment des essais pra­tiques ont été ten­tés. Cela se com­prend aisé­ment et il suf­fit d’en­tre­pren­dre une œuvre de ce genre, même très mod­este­ment, pour se ren­dre compte des dif­fi­cultés matérielles qu’elle com­porte, ain­si que la pré­pa­ra­tion par­ti­c­ulière, de l’é­tude que tous nous avons encore à faire, études pra­tiques, expéri­ences méthodiques et suiv­ies. Rai­son de plus pour s’y intéress­er d’une façon effec­tive et tenace. La société de demain se pré­pare un peu chaque jour ; c’est actuelle­ment la péri­ode de tâton­nements, d’é­tudes, d’es­sais de méth­odes nou­velles ; c’est de plus en plus en plus le peu­ple qui agit par lui-même.

Pour con­tre­car­rer l’in­flu­ence des patron­ages cléri­caux, dans les grands cen­tres tout au moins — des groupe­ments se sont con­sti­tués sous le titre de patron­ages laïques. En dehors des cours d’en­seigne­ment, ces patron­ages se don­nent pour but de con­tin­uer l’é­d­u­ca­tion don­née à l’é­cole laïque : on y retrou­ve les mêmes défauts, avec en plus la pos­si­bil­ité pour cer­tains organ­isa­teurs de con­quérir les palmes ou autres faveurs ; ces patron­ages sont d’ailleurs placés, à peu près tous, sous un patron­age offi­ciel. Ce n’est donc pas là l’œuvre ouvrière pro­pre­ment dite. On ne peut pas y trou­ver cette préoc­cu­pa­tion de réno­va­tion morale, sociale, car on ne peut jamais con­cili­er l’ar­riv­isme, même atténué, avec un souci d’é­d­u­ca­tion élevée.

Il y a quelques années, nous avions ten­té, dans le XIIe arrondisse­ment de Paris, de réu­nir un cer­tain nom­bre d’en­fants. Nous ne voyions pas à cette époque la pos­si­bil­ité d’in­téress­er à une œuvre de ce genre, les organ­i­sa­tions ouvrières. Cette œuvre, des plus mod­estes, insuff­isante dans ses moyens d’ac­tion, ne vécut pas longtemps. Elle eut tout au moins pour résul­tat de nous con­va­in­cre de la logique des idées nou­velles en matière d’é­d­u­ca­tion. Avoir con­staté la facil­ité avec laque­lle on con­quiert l’ami­tié de l’en­fant le moins doué intel­lectuelle­ment, la facil­ité égale­ment avec laque­lle on arrive à éviter tout men­songe, toute jalousie sournoise, n’é­tait-ce pas là des points impor­tants ? Et nous nous disions : qu’ob­tiendrait-on si les édu­ca­teurs avaient à leur dis­po­si­tion un matériel d’en­seigne­ment appro­prié aux besoins de curiosité de l’en­fant, s’ils avaient la pos­si­bil­ité matérielle de leur don­ner, avec les soins physiques, cette édu­ca­tion morale, au milieu même des choses de la nature, par­mi l’air et la lumière ?

La ten­ta­tive de Paul Robin à Cem­puis, le bruit fait autour de son nom et des méth­odes pra­tiques d’en­seigne­ment employées par lui dans cette école, a provo­qué d’im­por­tantes dis­cus­sions tant sur la coé­d­u­ca­tion que sur l’en­seigne­ment lui-même. Cela a con­tribué au réveil des con­sciences chez les édu­ca­teurs et les péd­a­gogues ; le prob­lème s’est mieux imposé à l’at­ten­tion de tous.

Les pupilles des Syndicats et des Coopératives.

Actuelle­ment, un cer­tain nom­bre de coopéra­tives de con­som­ma­tion qui ne répar­tis­sent pas tous leurs béné­fices se sont mis­es à con­sacr­er une par­tie de ces ressources à for­mer des groupes des enfants. L’U­nion des Syn­di­cats de la Seine de son côté, cer­taines Bours­es du Tra­vail de province, aus­si, comme celle de Bourges, ont con­sti­tué de pareils groupements.

Cette créa­tion de groupes de pupilles prou­ve bien qu’un désir existe en ce qui con­cerne l’é­d­u­ca­tion dont nous parlons.

Les petits sont réu­nis ; quant à l’é­d­u­ca­tion qu’on leur donne exam­inons-la. Les enfants sont réu­nis pour se réjouir, s’a­muser, ou leur appren­dre des chan­sons, les chan­sons dites « révo­lu­tion­naires », parce qu’elles expri­ment ce que nous pen­sons. Mais ces chan­sons, les ter­mes en sont-ils com­préhen­si­bles pour les goss­es ? Ceux-ci les chantent avec l’ap­parence d’une con­vic­tion qu’on sait leur don­ner. Certes, ils cla­ment ces refrains avec une ardeur qui provoque les applaud­isse­ments des audi­teurs. Mais notre but est-il atteint ? Ce suc­cès répété me paraît dan­gereux et néfaste même. L’en­fant, plus que l’adulte encore, a des ten­dances à devenir rapi­de­ment un cabotin. Se sachant regardé, applau­di, on lui se crée un état d’e­sprit absol­u­ment con­traire à ce que nous nous pro­posons d’atteindre.

L’on pour­rait égale­ment se deman­der : pourquoi cet uni­forme ? ce béret rouge ? cette cra­vate rouge ? et cette ban­nière encore plus rouge ? Pourquoi ce besoin de façade qui ne prou­ve pas que la men­tal­ité des enfants soit supérieure ? Pourquoi ces exhi­bi­tions constantes ?

Mieux encore, dans le compte ren­du d’une fête à laque­lle par­tic­i­paient plusieurs groupes d’en­fants, l’Hu­man­ité déclarait que le suc­cès avait été plus par­ti­c­ulière­ment pour tel groupe. Et nous pré­ten­dons com­bat­tre les tares de l’é­cole laïque qui, avec ses punis­sions, ses récom­pens­es, son classe­ment, établit des degrés, des dif­férences, et cor­rompt la sim­plic­ité de l’en­fant ! La con­séquence de tout cela n’est-ce pas tou­jours l’ig­no­ble caboti­nage qui déforme l’esprit.

Certes, il existe, dans ces groupe­ments, des cama­rades dévoués, bien inten­tion­nés, sincères ; cepen­dant je crois qu’il ne suf­fit pas, en l’oc­ca­sion, d’avoir de bonnes inten­tions ; il faut encore voir si le résul­tat réel cor­re­spond à nos espoirs.

En somme, si l’en­fant n’est plus lui-même, s’il n’a plus cette vraie et gra­cieuse nature, sans recherche, sans pose, il n’est plus qu’un répug­nant petit per­son­nage, et je ne sais rien de plus douloureux que ce spec­ta­cle. Les prêtres ont fait de l’en­fant un être sournois, les laïques un arriv­iste, n’en faisons pas un être super­fi­ciel, pré­ten­tieux et grotesque.

Rien n’est évidem­ment plus beau que l’en­fance joyeuse, l’en­fant dans une fête créée pour lui, à la con­di­tion toute­fois que ces fêtes ne devi­en­nent pas l’oc­ca­sion d’ex­hi­bi­tions constantes.

Per­son­nelle­ment, j’ai une très grande con­fi­ance, au point de vue édu­catif, dans la musique : cette expres­sion la plus sim­ple, la plus sai­sis­sante traduisant un sen­ti­ment ; mais, de même qu’il y a des textes idiots en lit­téra­ture, il y a une mau­vaise musique, qui, au lieu de dévelop­per le goût et la sen­si­bil­ité, les atro­phie. Il faut donc procéder avec beau­coup de tact dans le choix des chants. Ils sont rares ceux qui ont été écrits pour les enfants. Avant tout, pourquoi sont-ils si rares ? est-ce parce qu’ils doivent être sim­ples ? Évidem­ment rien n’est plus dif­fi­cile à créer : Les auteurs, en général, sont plus aptes à rechercher le mot à effet qu’à exprimer une émo­tion sincère.

Chanter, pour un gosse, est une chose naturelle. Les réu­nir et les faire ryth­mer des airs jolis, qui soient de leur âge, airs sim­ples comme il con­vient à des petits, ron­des dans lesquelles ils acclameront ce qui les enchantent : le soleil, le jeu, le print­emps, voilà qui les ani­mera ! Le fait de chanter leur est telle­ment agréable qu’ils pré­cip­i­tent la cadence, ne respectent plus les meures ; mais cette gai­eté et cette ardeur ont leur beauté. Écrire pour eux, c’est tenir compte de cela ! c’est se sub­or­don­ner à cette loi et non pas con­trari­er de façon pédan­tesque leur nature si intéressante.

Un auteur à peu près incon­nu, François Jas­min, a écrit pour eux de ces choses déli­cieuses, bas­ant toute sa morale sur l’ob­ser­va­tion des choses et des êtres : réflex­ions de goss­es qui n’ai­ment pas ce qu’ils ne com­pren­nent pas, qui se moquent des pédants, des menteurs, et cela avec des mots d’en­fants. La musique : quelques notes, pas de com­pli­ca­tions. C’est le chant du soleil, des abeilles, des fleurs, etc. Com­bi­en, selon moi, la morale qui se dégage de telles phras­es est de beau­coup supérieure à tout ce fatras de poèmes clin­quants que ressas­sent nos pau­vres gosses.

Mais il y a plus grave ; je lisais, il y a quelques mois, dans un numéro du Bul­letin de la Bourse des Coopéra­tives social­istes de France que des coopéra­teurs, s’in­téres­sant aux enfants, organ­isent des con­cours à leur inten­tion. La sin­gulière idée : qui dit con­cours ne dit-il pas récom­pense ? Et ces récom­pens­es con­sis­tent pour les pre­miers à béné­fici­er d’un voy­age à l’é­tranger. Certes, il est bon que les enfants voy­a­gent. Mais c’est pay­er cher ce résul­tat que de sac­ri­fi­er à la sotte méth­ode des con­cours. Et que demande-t-on à ces enfants ? Leurs idées sur la coopéra­tion ! Pau­vres enfants à qui on pose des ques­tions bien au-dessus de leur âge et qui embar­rasseraient peut-être bien fort leurs par­ents eux-mêmes. Triste sujet ! triste méthode !

Mais voici encore le pre­mier alinéa du sujet de con­cours : « Deux petits amis, Jacques et Marie, dont les par­ents sont mem­bres de la même coopéra­tive, bons écol­iers tous deux, ayant été reçus pre­miers au Cer­ti­fi­cat d’é­tudes, ont eu le pre­mier prix du can­ton. Leurs par­ents ont décidé de les « récom­penser » etc…

Ces quelques lignes suff­isent pour mon­tr­er la con­cep­tion de nos cama­rades en matière d’é­d­u­ca­tion. Les pre­miers élèves sont les plus intéres­sants, les plus intel­li­gents. Ce sont ceux qui doivent béné­fici­er des avan­tages don­nés. C’est exacte­ment con­forme à l’e­sprit laïque de nos écoles. Cepen­dant, les pre­miers ne sont pas tou­jours les plus intéres­sants, ni les plus intel­li­gents, ni les plus généreux. Le dernier a fait, quelque­fois, plus d’ef­forts ; c’est sou­vent un timide ; c’est quelque­fois un intel­li­gent mais tur­bu­lent ; c’est un indis­ci­pliné que rebu­tent les méth­odes abstraites d’en­seigne­ment. Et même si ce dernier était un inin­tel­li­gent, il n’y a aucune rai­son pour qu’il ne béné­fi­cie pas des avan­tages qui revi­en­nent à cer­tains. Il a droit comme les autres à toutes les joies.

Dans l’e­sprit de nos cama­rades, il faut faire l’é­d­u­ca­tion sociale de nos enfants. Or, comme ces enfants ne peu­vent pas com­pren­dre un mot de soci­olo­gie, les édu­ca­teurs sont oblig­és d’employer la méth­ode religieuse, c’est-à-dire de catéchis­er l’en­fant. Il y aura « des vérités indis­cuta­bles » et on les lui enseign­era. Qu’ad­vien­dra-t-il ? De deux choses l’une : ou bien devenu adulte, l’en­fant ne con­servera absol­u­ment rien de ces notions catéchisées, alors les amis auront per­du leur temps ; ou bien il gardera, au con­traire, intacte la con­cep­tion de « ses maîtres » comme cer­tains adultes con­ser­vent pieuse­ment le sou­venir de la morale civique apprise à l’école.

Si l’en­fant ne peut com­pren­dre un seul mot de soci­olo­gie, il peut vibr­er en présence de cer­tains faits. Il est pos­si­ble de l’in­téress­er à sa vie famil­iale, à sa vie avec ses petits cama­rades, à ses jeux. Les enfants que nous groupons ont l’oc­ca­sion assez sou­vent, mal­heureuse­ment, de voir souf­frir autour d’eux. C’est là qu’il faut procéder avec con­science. La vie ouvrière, de mis­ère, de tra­vail surhu­main, abrutis­sant, nous devons la lui faire sen­tir et con­naître. Comment ?

Voilà des enfants réu­nis dans une coopéra­tive ou une Bourse du Tra­vail ; ils sont une cen­taine. L’an­née ne se passera pas — hélas ! — sans tristesse. Ce sera la mort du père de l’un d’eux ou de la mère. La vie de la famille ouvrière brisée, vie nou­velle pour ce petit être. Sans le père, c’est la plus grande des mis­ères. Sans la mère, c’est l’a­ban­don, la rue. Ou bien ce sera un acci­dent du tra­vail, ou bien encore l’ex­pul­sion du logis d’une famille mis­éreuse. Puis le frère par­tant au rég­i­ment. Le chô­mage, etc. ! Heures de trist­esses répétées, qui alter­nent avec de rares heures de joies.

Ce sont ces faits qu’on red­oute, mais qui sur­gis­sent, red­outa­bles, qu’il faut qu’ils voient ! Qu’ils leur soient donc une leçon de la vie, afin que tous — sans de longs dis­cours — aient le sen­ti­ment d’une réelle union, d’une sim­ple et frater­nelle sol­i­dar­ité. Qu’ils aient ce sen­ti­ment que des êtres souf­frent, et ils arriveront vite à com­pren­dre pourquoi on souf­fre. Je crois que par les rap­ports fréquents avec les petits, on apprend à leur dire ce qu’il faut. L’ami­tié qu’ils inspirent vous dicte des mots pour leur cœur.

Ne croyons pas aider à la for­ma­tion de men­tal­ités révo­lu­tion­naires en don­nant aux cerveaux d’en­fants une doc­trine. Ce fût le procédé du prêtre ; point n’é­tait besoin de rechercher la vérité puisqu’elle « exis­tait » ren­fer­mée dans le dogme. Le seul effort à faire con­sis­tait à l’ap­pren­dre. Ce fût, et c’est encore, le procédé de l’É­tat : il est des dogmes intan­gi­bles ; le libre-penseur Ranc ne dis­ait-il pas un jour : « La patrie ne se dis­cute pas ! »

À l’ex­al­ta­tion pour le dra­peau, pour l’ar­mée, pour la pro­priété, pour la loi, etc., cer­tains social­istes voudraient oppos­er une autre doc­trine. Le procédé serait exacte­ment le même.

Il nous intéresse, au con­traire, de for­mer des « con­vic­tions » ; or, la con­vic­tion est indi­vidu­elle. C’est après l’ob­ser­va­tion, le développe­ment du sens cri­tique, que cette con­vic­tion se fera. Alors, mais alors seule­ment, nous nous trou­verons en présence non d’un numéro, mais d’un être con­scient, d’une valeur morale et intel­lectuelle assez haute pour accom­plir un acte sérieux.

C’est de la neu­tral­ité cela, direz-vous ? Non. Je ne crois pas à la neu­tral­ité : l’é­d­u­ca­teur voudrait-il être absol­u­ment neu­tre qu’il ne le pour­rait pas. L’é­d­u­ca­teur est entraîné, dans une cer­taine mesure, à expli­quer, à com­menter, à con­clure suiv­ant sa façon de voir per­son­nelle. Mais s’il est hon­nête, au sens élevé du mot, s’il est édu­ca­teur con­scient de sa respon­s­abil­ité, il ne per­dra jamais de vue qu’il n’a pas le droit de pré­ten­dre à l’in­fail­li­bil­ité et, con­séquem­ment, à pétrir l’e­sprit de l’éduqué.

J’ai con­fi­ance, d’ailleurs, au point de vue du résul­tat, en cet ado­les­cent qui aura été habitué à ne con­sid­ér­er comme vrai que ce qu’il aura pu véri­fi­er par lui-même, qui ne sup­port­era aucune exploita­tion, aucun men­songe et qui, curieux, voudra tou­jours se ren­seign­er, se doc­u­menter. En un mot, nous lui aurons don­né tous les moyens de se dévelop­per, de s’af­firmer pro­gres­sive­ment ; il aura eu l’oc­ca­sion de voir souf­frir, de pra­ti­quer la sol­i­dar­ité ; il n’ig­nor­era pas la mis­ère, il n’ig­nor­era rien de ce qu’il aura été pos­si­ble de lui faire con­naître de la vie à son âge. Agir autrement, ce serait faire du « dres­sage », non de l’éducation.

La Fédération des groupes de pupilles

De nom­breux groupes d’en­fants exis­tent. N’y aurait-il pas intérêt à ce qu’ils soient en con­tact les uns avec les autres ? Cela vient naturelle­ment à l’e­sprit. Aus­si l’idée de les fédér­er est-elle posée. Les amis de l’en­fance trou­veront là un moyen de dis­cuter entre eux les idées et les méth­odes d’é­d­u­ca­tion ; il en résul­tera cer­taine­ment pour tous une com­préhen­sion plus nette de l’ac­tion à faire.

N’est-il pas intéres­sant, par exem­ple, de créer, d’une façon sérieuse et éten­due, des moyens de développe­ment physique, d’or­gan­is­er des colonies, des prom­e­nades, ain­si que le pro­pose le cama­rade Jouenne dans le Bul­letin de la Bourse des Coopéra­tives social­istes, de jan­vi­er 1909 ? Puis de s’oc­cu­per de créer des cours de gym­nas­tique rationnelle — non de « sports » au sens où on l’en­tend dans les jour­naux pro­fes­sion­nels, mais d’ex­er­ci­ces physiques qui con­tribueraient à affer­mir la san­té de nos gosses.

Il y a lieu de s’oc­cu­per des jeux qui, tels qu’ils exis­tent encore actuelle­ment, sont tout sim­ple­ment bar­bares et idiots. Ces jeux du gen­darme, du voleur, du sol­dat, etc., qui for­ment les délasse­ments des enfants, sont, on ne se l’ex­plique que trop, la représen­ta­tion de ce qu’ils voient tous les jours. Le jeu a une portée morale dont il faut tenir compte.

Il serait pos­si­ble, égale­ment, de créer un matériel de sci­ence amu­sante, sci­ence expéri­men­tale con­crète, exci­tant la curiosité des bam­bins et les instru­isant, quelque chose dans l’e­sprit des travaux du math­é­mati­cien Laisant et du chimiste Darzens qui, con­traire­ment aux méth­odes appliquées dans nos écoles, trou­vent la pos­si­bil­ité d’in­téress­er de jeunes cerveaux à des sci­ences pro­fondes, et cela sim­ple­ment en sachant sat­is­faire chez l’en­fant le besoin de voir, de comprendre.

Et les par­ents, n’est-il pas indis­pens­able de les intéress­er à cette ten­ta­tive ? On le peut par des cours sur l’hy­giène, sur l’é­d­u­ca­tion famil­iale, par le con­tact avec les éducateurs.

De plus, l’en­fant ayant le besoin de lire, de con­tem­pler des images, d’as­sis­ter par la gravure à des scènes qui l’in­téressent, il faut qu’il ait, chaque dimanche, son jour­nal. Lut­tons donc con­tre l’in­san­ité, con­tre la lec­ture de tout ce qui peut cor­rompre déjà ce jeune cœur. Et puisqu’il aime cette gamme de couleurs que représente l’im­age, facili­tons-lui la pos­ses­sion de ce plaisir et qu’il en résulte un peu plus de joie et un peu plus d’intelligence.

Il y a encore à com­bat­tre toutes les formes d’ex­ploita­tion de l’en­fance, entre autres les maisons de cor­rec­tion. Nous avons à révéler com­ment on exploite le ou la jeune appren­ti dans les bagnes indus­triels, à organ­is­er des cam­pagnes intens­es de pro­pa­gande, pour met­tre cette sit­u­a­tion au grand jour. Des cama­rades nous on d’ailleurs précédés. Ils ont révélé déjà de nom­breux for­faits. Mais, il faut bien le déclar­er, rien n’a été absol­u­ment ten­té de sérieux, de con­tinu, par l’élé­ment ouvri­er dans ce sens. Et puisque nous par­lons des appren­tis, ne devons-nous pas égale­ment deman­der aux organ­i­sa­tions syn­di­cales de faciliter aux par­ents leur tâche déli­cate en ce qui con­cerne le choix de la pro­fes­sion à don­ner à l’enfant.

Au point de vue qui nous intéresse, il me sem­ble indis­pens­able que l’ou­vri­er devi­enne aus­si bien un tech­ni­cien par­fait qu’un mil­i­tant décidé.

Par­ti­sans de l’ini­tia­tive indi­vidu­elle sous toutes ses formes, nous sommes tenus de pour­suiv­re cette édu­ca­tion jusques et y com­pris l’ap­pren­tis­sage. Enfin, pour parachev­er cette action déjà très vaste ; afin d’ex­péri­menter avec pré­ci­sion et d’une façon com­plète nos méth­odes d’é­d­u­ca­tion ; afin de créer l’ex­em­ple qui sug­gér­era des idées nou­velles, quelle plus belle œuvre que l’é­cole mod­èle ouvrière ! cette œuvre de la col­lec­tiv­ité syn­di­cale, com­prenant la néces­sité de s’at­ta­quer à la cor­rup­tion sous tous ses aspects, mon­trant la classe ouvrière pré­parant la société nou­velle économique et pro­tégeant l’en­fant, ses enfants, con­tre l’É­tat bour­geois. Après les ten­ta­tives de Sébastien Fau­re, de Madeleine Ver­net, de Fer­rer, une école placée sous le con­trôle des organ­i­sa­tions ouvrières et des pro­fesseurs pré­parant les cahiers de l’en­seigne­ment dans un esprit nou­veau, con­forme aux besoins de réno­va­tion sociale, une telle école s’impose.

Le champ de l’é­d­u­ca­tion de l’en­fant est illim­ité. Cette ques­tion offre assez d’at­traits, de joies, de tra­vail intel­li­gent et pas­sion­né pour tous ceux que préoc­cupe l’avenir. Il en est qui ont souf­fert de voir leur idéal trop loin des réal­ités, et peut-être par faib­lesse, peut-être aus­si à la suite d’in­jus­tices subies, se sont retirés d’une lutte qui les avait séduits. Qui sait ? Ils ont nég­ligé peut-être le ter­rain d’ac­tion qui con­ve­nait à leur sen­ti­men­tal­ité : ils ont nég­ligé l’en­fant. L’é­d­u­ca­tion de l’en­fant, à mon avis, ne crée point de désillusions.

Allons vers lui, non avec un geste de doc­tri­naire, mais d’a­mi, et nous ver­rons les plus délais­sés s’éveiller au bon­heur. Et ce sera du bon­heur — pour soi-même — que de vivre au milieu de cette douceur et de cette fran­chise récon­for­t­antes. Ce sera un excel­lent tra­vail que d’avoir aidé à la for­ma­tion de tech­ni­ciens habiles, de cœurs francs et de car­ac­tères droits.

Léon Clé­ment


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