La Presse Anarchiste

Le coin des lecteurs

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« Je m’in­té­resse aux pro­blèmes de la pro­duc­tion, mais je ne puis le faire qu’en spec­ta­teur. Je crois qu’il va sor­tir des chan­ge­ments dans les méthodes agri­coles : deux for­mules en pré­sence, agri­cul­ture pure­ment exten­sive ou agri­cul­ture inten­sive. Je pense que ce der­nier mode convien­drait mieux à la France, qu’il fau­drait exploi­ter comme un jar­din, un vaste jar­din. Cela n’ex­clut pas le machi­nisme per­fec­tion­né, bien au contraire ; mais il fau­dra un maté­riel très spé­cial, et, non pas celui que nous offre l’A­mé­rique, et qui n’est adap­té qu’à la culture pure­ment extensive.

Quant à la pro­duc­tion indus­trielle, il y aura des luttes inter­na­tio­nales extra­or­di­naires. Je crois que l’Eu­rope (je ne parle pas de nous — pauvres de nous!) et l’A­mé­rique, seront sérieu­se­ment han­di­ca­pées dans la lutte avec le Japon. Ce pays s’est déve­lop­pé indus­triel­le­ment d’une façon incroyable pen­dant la guerre, à tel point que ses repré­sen­tants com­mer­ciaux nous offrent main­te­nant des pro­duits manu­fac­tu­rés, entre autres soie­ries, coton­nades, lai­nages, à un bon mar­ché impos­sible à concur­ren­cer, mal­gré les tarifs de douane. 

Le Japon, s’il n’a pas les matières pre­mières à dis­cré­tion, entre autres la houille, a une réserve de main-d’œuvre à un taux de salaires très bas. Le Japon n’a pas tous les besoins de l’ou­vrier euro­péen pas de vin, pas d’al­cool, pas de viande, peu d’ha­bille­ment, peu de loge­ment, pas de dépense de chauf­fage, quelle que soit la rigueur de l’hi­ver, pas le luxe idiot de nos modes. Il fau­dra un temps consi­dé­rable pour que ce peuple arrive à acqué­rir les mêmes besoins que nous. 

D’un autre côté, comme arme­ment indus­triel, un maté­riel neuf, per­fec­tion­né, avec un per­son­nel diri­geant d’une haute com­pé­tence tech­nique, une main-d’œuvre d’un grand ren­de­ment et d’une ingé­nio­si­té remar­quable, une ému­la­tion exal­tée par un chau­vi­nisme exa­gé­ré. Tel est le redou­table adver­saire que les vieilles nations vont trou­ver devant elles. Je serais curieux de connaître l’a­vis des hommes de la C.G.T. sur les dif­fi­cul­tés de ce pro­blème éco­no­mique. Qu’ils ne pensent pas s’en tirer avec une for­mule sim­pliste, comme la fra­ter­ni­sa­tion inter­na­tio­nale de tous les sala­riés. Il y a déjà des bar­rières qu’il est dif­fi­cile de faire tom­ber entre les tra­vailleurs des diverses natio­na­li­tés euro­péennes ; que sera-ce donc avec ceux du Japon, qui n’ont ni la même for­ma­tion intel­lec­tuelle et morale, ni les mêmes besoins, ni le même idéal, et qui pro­ba­ble­ment résou­draient le pro­blème d’une tout autre façon. » 

Dr L. M. L.

— O —

Je ne pré­tends pas répondre aux ques­tions du Dr L. sur la concur­rence japo­naise. Je me per­mets sim­ple­ment d’é­mettre quelques réflexions, sans d’ailleurs les rat­ta­cher direc­te­ment ou logi­que­ment à ce qui précède.

C’est le point de vue du consom­ma­teur qui me paraît devoir l’emporter. Le Japon n’a pas la pré­ten­tion de pou­voir pro­duire pour le monde entier, même en ne consi­dé­rant que cer­taines caté­go­ries de pro­duits fabri­qués (soie­ries, coton­nades, lai­nages, etc.). Quant aux articles spé­ciaux où sa concur­rence est écra­sante, il sera tout à fait avan­ta­geux de lui lais­ser le mono­pole de la fabrication.

L’An­gle­terre ne s’est pas achar­née à fabri­quer du sucre ; quand les autres nations euro­péennes, et en pre­mier lieu l’Al­le­magne, lui en four­nis­saient à un prix infé­rieur an prix de revient.

Il se pro­duit ain­si une divi­sion du tra­vail, et c’est tout béné­fice pour l’hu­ma­ni­té, tout moins pour les acheteurs.

Au point de vue géné­ral, il y aurait tout inté­rêt à une meilleure, divi­sion du tra­vail, si cette spé­cia­li­sa­tion était déter­mi­née en pre­mier lieu par la pré­sence des matières pre­mières sur place, en second lieu par l’exis­tence de la force motrice (char­bon, chutes d’eau). Mais, d’autres causes sont sou­vent inter­ve­nues pour modi­fier cet arrangement.

Par exemple, les pays pro­duc­teurs de matières pre­mières sont à un stade de civi­li­sa­tion pri­mi­tive, et il est moins coû­teux de trans­por­ter ces matières dans un pays pour­vu de l’ou­tillage néces­saire et pos­sé­dant une main-d’œuvre édu­quée. Une fois l’a­vance prise, un mono­pole de fait reste éta­bli pour long­temps. Ain­si, le coton récol­té dans l’Inde, et sur­tout aux États-Unis, était trans­por­té en Angle­terre pour être filé et tis­sé. Mal­gré la concur­rence amé­ri­caine gran­dis­sante, l’An­gle­terre reste le grand mar­ché des cotonnades.

En France, un centre impor­tant de tis­sage de coton­nades se trouve à Roanne, où il n’y a ni force motrice, ni plan­ta­tions de coton, ni même de fila­tures. Les filés viennent nor­ma­le­ment du dépar­te­ment du Nord, lequel reçoit le coton des États-Unis. Les tis­sages de coton se sont concen­trés à Roanne, parce qu’il exis­tait déjà dans les Cévennes des tis­sages de soie­rie (à la main), qui fai­saient vivre la popu­la­tion pauvre de la mon­tagne, et proche voi­sine des magna­ne­ries de la val­lée du Rhône. Le tis­sage du coton s’est ins­tal­lé là, à cause de la pré­sence d’une main-d’œuvre déjà édu­quée, fac­teur très impor­tant, si l’on réflé­chit qu’il s’a­gis­sait pri­mi­ti­ve­ment du tis­sage à la main, où un appren­tis­sage d’as­sez longue durée est indis­pen­sable. Enfin, après 1870, Roanne prit un grand déve­lop­pe­ment, et sa bour­geoi­sie s’en­ri­chit sans aucun mérite, à cause de la sup­pres­sion de la concur­rence faite par Mul­house, qui fabri­quait éga­le­ment des coton­nades de fantaisie.

Je donne ces exemples pour mon­trer la com­plexi­té du pro­blème 1Il n’en est pas moins vrai que les nou­velles nations, les nations récem­ment nées à la vie éco­no­mique moderne, ne sont pas empê­trées par ces ves­tiges du pas­sé, ves­tiges his­to­riques, de l’é­vo­lu­tion éco­no­mique. C’est un avan­tage dont ont joui les États-Unis, l’Al­le­magne, le Japon.. Une fois qu’une indus­trie s’est implan­tée en tel endroit, elle y jouit de cer­tains avan­tages : main-d’œuvre édu­quée, col­la­bo­ra­tion d’in­dus­tries acces­soires, d’a­te­liers de répa­ra­tion, etc.

Pour le Japon, c’est sur­tout le bon mar­ché de la main-d’œuvre qui a été le fac­teur le plus impor­tant dans l’es­sor de son indus­trie, au point de vue tout au moins de l’ex­por­ta­tion. Mais les ouvriers japo­nais fini­ront par avoir des besoins, et par expri­mer des exi­gences, peut-être plus vite que ne l’i­ma­gine le Dr, L. Alors, le Japon res­te­ra le maître du mar­ché, seule­ment pour les articles où le bon mar­ché de la main-d’œuvre n’au­ra pas été le seul fac­teur en cause.

Jusque-là, les consom­ma­teurs euro­péens pro­fi­te­ront de la fru­ga­li­té de l’ou­vrier japo­nais. Les pro­duc­teurs des autres pays n’au­ront qu’à s’abs­te­nir d’es­sayer une concur­rence rui­neuse pour telles ou telles spé­cia­li­tés, à moins d’un immense pro­grès tech­nique per­met­tant de ne pas tenir grand compte des prix de main-d’œuvre.

Jus­qu’i­ci, et j’ar­rive à des consi­dé­ra­tions plus géné­rales, jus­qu’i­ci, et encore aujourd’­hui, et demain encore, jus­qu’à ce que s’é­ta­blisse dans le monde entier une équi­va­lence plus ou moins appro­chée des condi­tions de vie, la civi­li­sa­tion de cer­tains pays a été et est en par­tie fon­dée (mais le sera de moins en moins), sur la misère et le tra­vail de pays à popu­la­tion plus résignée.

Je ne parle pas seule­ment de l’es­cla­vage qui a été le fon­de­ment de la civi­li­sa­tion antique, y com­pris les loi­sirs des phi­lo­sophes. Aris­tote a dit que l’es­cla­vage dis­pa­raî­trait quand les machines mar­che­raient toutes seules. Le machi­nisme est venu, et le sala­riat, escla­vage moderne, existe tou­jours, ce qui per­met à notre bour­geoi­sie de jouir d’un confort agréable. Nous savons que dans un même pays il y a une classe de tra­vailleurs et une classe de para­sites. Mais, en dehors de cette exploi­ta­tion directe, il existe un cer­tain pro­fit, un pro­fit sup­plé­men­taire, pré­le­vé sur les pro­duc­teurs à besoins restreints.

Le salaire, en effet, repré­sente ce qui est néces­saire aux tra­vailleurs pour vivre, ou plu­tôt ce qu’il croit lui être néces­saire. Il en résulte déjà, dans ces mêmes pays, que la pros­pé­ri­té des villes est en par­tie fon­dée sur le labeur ingrat des cam­pa­gnards, vivant de peu et pri­vés de jouis­sances coû­teuses. Ce contraste explique en par­tie (en par­tie seule­ment), le dépeu­ple­ment des cam­pagnes. Mais un nou­vel équi­libre est en train de s’é­ta­blir ; les pay­sans sont deve­nus plus exigeants.

La civi­li­sa­tion euro­péenne s’est déve­lop­pée par le tra­vail, mais aus­si par l’ex­ploi­ta­tion des pays pauvres et des colo­nies. Les tapis d’O­rient, par exemple, les cache­mirs, etc., étaient ache­tés à très bas prix dans des pays où la vie est extrê­me­ment sim­pli­fiée, où les besoins sont très peu déve­lop­pés. Je ne parle que pour mémoire de la conquête colo­niale avec le pillage comme but ; les méfaits des conquis­ta­dors espa­gnols n’ont enri­chi qu’une petite caste.

La méthode colo­niale anglaise ou hol­lan­daise est infi­ni­ment supé­rieure au pro­fit ; elle per­met d’ex­ploi­ter régu­liè­re­ment le pays en fai­sant tra­vailler à bas prix, et d’une façon métho­dique, des popu­la­tions indi­gènes, dont on se garde de déve­lop­per les besoins, et qu’on main­tient dans l’ignorance.

À ce point de vue, le Japon peut être consi­dé­ré comme un pays colo­nial, jouis­sant (si j’ose dire), d’un self governement.

En résu­mé, un pays for­te­ment déve­lop­pé au point de vue éco­no­mique, c’est-à-dire grand pro­duc­teur de richesses, jouis­sant d’un change éle­vé, pré­lève encore un pro­fit sup­plé­men­taire sur les pays où les besoins sont res­tés pri­mi­tifs. C’est, en par­tie, parce que des indi­gènes se contentent d’un sac pour vête­ment, que les femmes euro­péennes peuvent mettre un cor­set. Cette réflexion pour­rait en entraî­ner d’autres sur une sim­pli­fi­ca­tion dési­rable de l’exis­tence. Mais je ne par­tage pour­tant pas les illu­sions de J.-J. Rous­seau ; par exemple, c’est dans les pays où les besoins sont res­tés infimes que des famines se pro­duisent encore, et que la mor­ta­li­té infan­tile est constam­ment très élevée.

M.Pierrot

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    Il n’en est pas moins vrai que les nou­velles nations, les nations récem­ment nées à la vie éco­no­mique moderne, ne sont pas empê­trées par ces ves­tiges du pas­sé, ves­tiges his­to­riques, de l’é­vo­lu­tion éco­no­mique. C’est un avan­tage dont ont joui les États-Unis, l’Al­le­magne, le Japon.

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