La Presse Anarchiste

Le traité de paix et la situation politique en Europe

image_pdfimage_print

Offi­ciel­le­ment, l’hor­rible guerre de plus de quatre ans, déchaî­née par l’im­pé­ria­lisme alle­mand, a pris fin, le same­di 28 juin, par la signa­ture de la paix ; et ain­si s’est ter­mi­née une période de bes­tia­li­té humaine, mais aus­si de résis­tances héroïques, dont aucun siècle n’a vu le pen­dant, et dont l’His­toire se sou­vien­dra aus­si long­temps qu’exis­te­ra la race humaine.

Nous n’a­vons pas l’in­ten­tion d’in­sis­ter lon­gue­ment et dans les détails sur la teneur et la signi­fi­ca­tion du Trai­té de Paix de Ver­sailles. Nous le ferons d’au­tant moins que nous ne consi­dé­rons nul­le­ment comme réso­lues les ques­tions pro­vi­soi­re­ment réglées par ce trai­té. Nous pen­sons, au contraire, que les condi­tions dans les­quelles les peuples vou­dront com­men­cer la vie nou­velle du XXe siècle et que tous les pro­blèmes sociaux enta­més trop uni­la­té­ra­le­ment et trop d’a­près l’an­tique régime du Væ Vic­tis ! par les Gou­ver­ne­ments vic­to­rieux seront encore, de toute vrai­sem­blance, sou­mis à une révi­sion, et fon­da­men­ta­le­ment dis­cu­tés par les repré­sen­tants directs des peuples, avant d’être défi­ni­ti­ve­ment vidés.

Le trai­té de Ver­sailles n’est qu’une trêve impo­sée par la volon­té arbi­traire des Alliés et la Socié­té des Nations qu’il nous pro­pose n’est, en somme, qu’une alliance des gou­ver­ne­ments, conclue sous la direc­tion de la haute finance inter­na­tio­nale, en vue de la réor­ga­ni­sa­tion de l’ex­ploi­ta­tion mondiale.

Avant que se fasse la paix du monde, et qu’une véri­table Socié­té ami­cale des Nations puisse être réa­li­sée, il fau­dra encore que les peuples eux-mêmes se pro­noncent en suprêmes arbitres. Et nous sommes convain­cus que les peuples ne tar­de­ront plus long­temps à reprendre la besogne que les « Quatre », les « Cinq », les « Dix » et que les nom­breuses com­mis­sions tech­niques de Paris, ont hâti­ve­ment pré­pa­rée, l’œuvre qu’ils nous ont léguée gros­siè­re­ment ache­vée d’a­près leurs concep­tions de classe, bor­nées et chauvinistes.

En disant ce qui pré­cède, nous ne vou­lons nul­le­ment nier qu’il y a eu un avan­tage réel, sinon une néces­si­té, dans la rudesse et le sans ver­gogne avec les­quels les gou­ver­ne­ments alliés ont posé les condi­tions de paix à l’Al­le­magne vaincue.

Depuis le milieu du XVIIIe siècle, lorsque Fré­dé­ric II fai­sait la conquête de la Silé­sie et pré­pa­rait avec son manque de scru­pule et son cynisme pro­ver­bial le pre­mier par­tage de la Pologne, la Prusse a conti­nué à tendre vers la domi­na­tion de l’Eu­rope ; et depuis la guerre de 1870 – 1871, deux géné­ra­tions alle­mandes ont été édu­quées dans l’a­do­ra­tion de la force maté­rielle et les aspi­ra­tions vers l’hé­gé­mo­nie mondiale.

Nous ne répé­te­rons jamais assez qu’au début d’août 1914, aucune voix pro­tes­ta­taire ne s’est levée au Reichs­tag alle­mand où les cré­dits de guerre ont été votés à l’u­na­ni­mi­té. Même la faible oppo­si­tion de Liebk­necht au Par­le­ment n’a com­men­cé, ouver­te­ment, que le 2 décembre, c’est-à-dire après la défaite de la Marne !

L’His­toire a vou­lu que le monde entier se dresse contre l’Al­le­magne : il était néces­saire de jouer des poings contre cette nation frap­pée de la folie des gran­deurs, han­tée par l’ob­ses­sion de maî­tri­ser le monde. La néces­si­té d’op­po­ser à la force bru­tale de la Ger­ma­nie, une force supé­rieure, a été encore accen­tuée par la bru­ta­li­té, sans limites, avec laquelle les armées alle­mandes ont fait la guerre et le dédain pro­fond que les auto­ri­tés impé­riales ont témoi­gné pour toutes les conven­tions internationales.

Nous autres inter­na­tio­na­listes révo­lu­tion­naires n’a­vons donc pas été sur­pris de ce que les Alliés ont dû employer une vio­lence extrême pour ter­ras­ser le colosse ger­ma­nique, ni de ce qu’ils l’ont tenu sous leurs genoux jus­qu’à ce qu’il se soit net­te­ment recon­nu vaincu.

Depuis des dizaines d’an­nées, on avait pré­dit, dans le mou­ve­ment com­mu­niste inter­na­tio­nal, le dan­ger que pré­sen­tait, pour le monde entier, l’im­pé­ria­lisme alle­mand, « l’Em­pire knou­to-ger­ma­nique », comme disait Bakou­nine dans son temps.

Nous avons été plu­tôt éton­nés, pen­dant guerre, de la légè­re­té avec laquelle ce dan­ger a été trai­té, sou­vent, dans les réunions ouvrières et la presse socia­liste, de cer­taine ten­dance. Com­bien de fois avons-nous tres­sailli de honte et de colère parce que des ora­teurs se qua­li­fiant de « socia­listes » et d’«internationalistes » excu­saient toutes les cruau­tés alle­mandes et toutes les vio­la­tions des lois inter­na­tio­nales par une for­mule banale quel­conque : « À la guerre comme à la guerre» ; « celui qui fait la guerre de la façon la plus cruelle est le meilleur guer­rier» ; etc. Com­bien de fois, d’autre part, avons-nous enten­du expli­quer les ori­gines de la guerre par quelques paroles sim­plistes contre « Le Capi­ta­lisme » paroles qui fai­saient croire que la lutte tita­nesque enga­gée par la race teu­tonne pour la domi­na­tion du monde se rédui­sait, en somme, aux spé­cu­la­tions sur les hauts divi­dendes écha­fau­dées par deux ou trois dou­zaines de grands patrons métallurgistes !

Liber­taires et com­mu­nistes, nous avons des concep­tions tout autres du dan­ger qu’a cou­ru l’Hu­ma­ni­té d’a­voir à se cour­ber doré­na­vant — et qui aurait su pour com­bien de siècles, si la vic­toire n’é­tait pas venue sous la botte du Feld­we­bel prus­sien ! Nous avons des concep­tions autres aus­si sur l’o­ri­gine de la guerre, et nous sommes per­sua­dés qu’une lutte, pour la conquête du monde, ana­logue à la ter­rible guerre de 1914 – 1918, aurait pu se pro­duire et pour­ra encore se pro­duire en pleine socié­té sociale-démo­crate, et après l’a­bo­li­tion de tout régime dit « capi­ta­liste », — si la social-démo­cra­tie ger­ma­nique avait tenu, ou tient tou­jours, à ses ten­dances de « réor­ga­ni­ser » la vie sociale en Europe sur le modèle d’une caserne prus­sienne. Dans ce cas, jamais les autres peuples : Fran­çais, Anglo-saxons, Ita­liens, etc., n’au­raient accep­té ou n’ac­cep­te­ront de se sou­mettre ; ils auront tou­jours recours à la révolte à main armée.

Dans les cou­lisses d’un congrès ouvrier inter­na­tio­nal, au cours d’une contro­verse ani­mée entre délé­gués de l’op­po­si­tion hol­lan­daise et délé­gués majo­ri­taires alle­mands, un effroyable « Sozial­de­mo­krat », a trou­vé ceci comme suprême argument :

« Que vou­lez-vous, vous autres petits Hol­lan­dais ! Si besoin est, on vous enver­ra un géné­ral et une armée alle­mande pour arran­ger vos affaires. » Et rap­pe­lons-le nous, en Alle­magne même, lors des révoltes récentes des Spar­ta­kistes, le « cama­rade » Noske, Ministre de la Guerre dans la nou­velle répu­blique alle­mande, a mon­tré au monde entier, ce que la Social-démo­cra­tie pour­ra accom­plir en matière d’op­pres­sion san­glante de révoltes populaires.

Les mitrailleuses et les lances-flammes du Social-impé­ria­lisme n’ont pas été infé­rieurs en puis­sance dia­bo­lique aux armes de guerre de l’Im­pé­ria­lisme capitaliste.

Les cruau­tés com­mises par les armées alle­mandes en Bel­gique et dans le Nord de la France n’ont pas été plus extra­va­gantes que les puni­tions bar­bares infli­gées par les armées du gou­ver­ne­ment social-démo­crate aux spar­ta­kistes de Ber­lin et de Munich. Liebk­necht et Rosa Luxem­bourg ont été assom­més traî­treu­se­ment, et Gus­tave Lan­dauer a été tor­tu­ré avec non moins de bar­ba­rie, comme l’ont été de nom­breux « otages » pris, au début de la guerre, dans les vil­lages belges et français.

Enfin, quant aux pro­cé­dés de jus­tice som­maire, le Spar­ta­kiste Levine a été exé­cu­té, à Munich, avec le même mépris de tous les droits humains qu’a­vant eux, en Bel­gique, Miss Cavell et le capi­taine Fryat.

La nation alle­mande, dans sa très grande majo­ri­té, a man­qué des notions les plus élé­men­taires de civi­li­sa­tion et d’hu­ma­ni­té, et c’est là une véri­té pre­mière dont on ne doit pas oublier l’im­por­tance en jugeant la sévé­ri­té exem­plaire du Trai­té de Versailles.

Dans sa forme actuelle, ce trai­té est assu­ré­ment en par­tie insou­te­nable, et ne pour­ra se main­te­nir long­temps devant le tri­bu­nal des peuples ; mais sa rigueur extrême est com­pré­hen­sible et excusable.

Nous avons vou­lu for­mu­ler, ici, nos conclu­sions rela­tives au Trai­té de paix, avant d’an­non­cer que nous nous pro­po­sons de consa­crer régu­liè­re­ment quelques pages des Temps Nou­veaux aux pro­blèmes poli­tiques et sociaux qui se pose­ront dans cette période de tran­si­tion par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile après la guerre inter­na­tio­nale, et avant que puisse s’é­ta­blir une situa­tion stable de paix et de pros­pé­ri­té internationale.

Nous expri­me­rons nos opi­nions avec autant de fran­chise vers la gauche que vers la droite : nous avons bataillé assez d’an­nées dans l’a­vant-garde du mou­ve­ment ouvrier inter­na­tio­nal, sans cher­cher la satis­fac­tion des inté­rêts d’une doc­trine, et nous avons assez souf­fert pour prendre, à titre de com­pen­sa­tion, le droit de dire hau­te­ment ce que nous pen­sons et de juger, avec la même impar­tia­li­té, tous les excès nui­sibles, à notre avis, au pro­grès réel et constant de l’humanité.

Que ces excès viennent de l’im­pé­ria­lisme et de l’au­to­cra­tie capi­ta­listes, ou relèvent de l’im­pé­ria­lisme bol­che­viste, s’in­ti­tu­lant Dic­ta­ture du Pro­lé­ta­riat, ils trou­ve­ront tou­jours des adver­saires francs et impla­cables chez les véri­tables com­mu­nistes liber­taires qui aiment l’Humanité.

Chris­tian Cornélissen


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Nom

La Presse Anarchiste