L’extension des grèves en juin a confirmé ce que j’avais prédit dans notre dernier Bulletin. Un texte de loi ne suffit pas pour réaliser une réforme, l’action des intéressés est nécessaire. Et voici pourquoi des grèves multiples ont éclaté pour assurer l’application de la journée de 8 heures.
Les métallurgistes avaient obtenu, dans un arrangement préalable, que le salaire de la journée de travail resterait le même. Mais ils ont dû faire grève pour demander le relèvement du salaire aux pièces. Les patrons déclaraient que les ouvriers avaient promis que la production ne baisserait pas, donc de faire plus de pièces à l’heure, qu’ils n’avaient qu’à tenir cette promesse, et ils gagneraient tout autant. Mais cette promesse ne peut se réaliser que si l’outillage permet une meilleure utilisation de la main-d’œuvre. Aux patrons de perfectionner l’outillage ou de payer davantage, étant entendu qu’il n’y a pas de temps perdu pendant le travail.
Les mineurs du Pas-de-Calais avaient également déclaré la grève. En même temps, à Paris, les employés des transports cessaient le travail, d’abord ceux du Métropolitain et du Nord-Sud, et bientôt ceux des tramways et autobus. Puis se mirent en grève certaines catégories d’ouvriers du bâtiment, les droguistes, les polisseurs et doreurs, les blanchisseurs, etc. Les raffineurs avaient déjà quitté les usines depuis un mois. D’autres grèves éclataient en province : à Nantes (tramways), à Béziers (employés de commerce), à Saint-Etienne (armuriers), à Lyon (tramways): L’agitation gagnait. Des paroles audacieuses étaient prononcées dans un Congrès d’employés des Postes. Mais surtout la révolte paraissait gronder parmi les cheminots ; il y eut des réunions tumultueuses où furent attaqués les fonctionnaires du Syndicat, et où l’on prôna la grève générale révolutionnaire.
Le mécontentement augmentait parmi les mineurs ; les grévistes du Pas-de-Calais refusaient l’arrangement accepté par Basly et les autres délégués du Syndicat. On attendait le vote du Parlement sur le projet de loi Durafour, ce qui pouvait déclencher la grève de toute la corporation du sous-sol. Dans ce cas, un cartel interfédéral devait, à l’instar des Anglais réunir l’effort des principales fédérations.
Presque toutes ces grèves étaient dans leur plein vers le 7 juin. À ce moment, on pouvait croire à l’essor d’une grève générale. Certaines craintes en perçaient dans les journaux bourgeois. Dans les réunions syndicales, quelques révolutionnaires la réclamaient à grands cris. D’autres syndiqués, au contraire, déclaraient que le mouvement n’avait pour but que les intérêts strictement corporatifs. Ceux-ci, d’ailleurs, jouaient sur les mots : où s’arrêtent les intérêts corporatifs ?
Le manifeste confédéral lui-même formulait quelques revendications politiques, comme représentant les intérêts de la classe ouvrière :
- Amnistie ;
- Démobilisation ;
- Cessation de toute intervention militaire à l’étranger ;
- Conclusion rapide de la paix.
Mais des formules semblables restent lettres mortes si elles ne sont pas appuyées par une propagande active. Il semble que le manifeste confédéral devait s’entendre comme manifestation platonique, sans plus. Certains ne l’entendirent pas ainsi et réclamèrent vivement.
On a l’impression qu’il y eut à ce moment une hésitation devant la possibilité d’un bouleversement social.
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À vrai dire, qu’aurait-on fait ?
On a pourchassé l’idéalisme parce qu’il est bien gênant pour des fonctionnaires syndicaux. Et on a ainsi favorisé le développement des appétits. Pour beaucoup, la révolution consisterait à prendre la place des bourgeois et à vivre à leur tour en parasites ; ceux qui ont plus d’ambition, se voient déjà dictateurs et destinés à faire le bonheur du peuple. Pour les autres, qui n’envisagent même pas un changement social, toute action a simplement pour but de gagner davantage ; ils n’ont pas encore compris que le coût de la vie s’élève en même temps.
En ce moment, où la vie économique subit des oscillations brusques, par suite de l’engloutissement des réserves mondiales dans la guerre, et se trouve arrêtée dans la reprise de son développement, en ce moment où les démobilisés cherchent souvent en vain une situation convenable, tandis que des mercantis se sont scandaleusement enrichis, les mécontentements sont nombreux. Si un mouvement révolutionnaire a quelque chance d’éclater, c’est maintenant. Les exemples du dehors ont fait impression sur la foule. Beaucoup d’intellectuels eux-mêmes, souffrant dans leurs intérêts, envisagent sans répugnance une liquidation du régime. L’occasion paraît favorable pour tenter la révolution.
Si on la laisse passer, la situation économique changera avec le travail. Grâce aux vides faits par la mort, les plus intelligents et les plus énergiques se feront une place au soleil. Un mouvement révolutionnaire ne pourra plus se produire, peut-être, que dans quarante ou cinquante ans.
Mais ce n’est pas avec des mécontents, si nombreux soient-ils, ce n’est pas avec des intérêts égoïstes, qu’on fait une révolution. Celle-ci exige un idéalisme, c’est-à-dire l’oubli des intérêts personnels, une véritable abnégation, une poussée sentimentale qui élève les individus au-dessus d’eux-mêmes.
Les mécontentements peuvent tout au plus servir à un coup de main, à un coup d’État, c’est-à-dire à un changement politique, ou plus exactement un changement du personnel politique. Déjà certains politiciens socialistes commençaient à exploiter le mouvement gréviste. Les manchettes tendancieuses de leurs journaux pouvaient faire croire au public que les grèves étaient à eux, organisées par eux et pour eux. Ils comptaient bien en avoir tout le profit. C’était, en tout cas, une chance à courir et sans risques, pour s’emparer du pouvoir et y installer leur ambition. Leur démagogie séduit quelques naïfs qui les prennent pour de vrais et purs révolutionnaires.
Laissons de côté les politiciens socialistes et les autres ambitions suscitées par la fermentation du moment. Une révolution actuelle poserait un problème autrement important que celui d’un changement dans la constitution politique. Autre chose est de faire une révolution pour gouverner un pays, c’est-à-dire pour lever des impôts et pour faire de la fausse monnaie, je veux dire pour fabriquer de la monnaie fiduciaire ; autre chose est de faire une révolution sociale.
L’exemple de la Russie peut donner à réfléchir. Le mérite des bolcheviks a été de faire table rase, ou plutôt de vouloir faire table rase du passé ; mais ils ont été incapables d’organiser la vie économique et, en bons sociaux-démocrates autoritaires, ils n’ont pas voulu la laisser s’organiser elle-même.
Pour l’industrie, en particulier, le manque de techniciens a été funeste. Que serait-ce dans un pays à évolution économique plus avancée ? Car, au stade de civilisation où nous sommes parvenus, notre vie économique n’est possible qu’avec une production intense, les perfectionnements du machinisme, et des connaissances techniques étendues. Une révolution, à l’heure actuelle, quand toutes les réserves économiques, ont disparu, exigerait un effort de travail très dur.
En premier lieu, il faudrait donc avoir les techniciens, c’est-à-dire les intellectuels avec soi. C’est un espoir possible, si un grand souffle d’enthousiasme et d’idéalisme soufflait sur le pays.
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En attendant que s’élève ce vent d’idéalisme, nous avons le temps de revenir aux grèves actuelles et d’assister à leurs funérailles.
Au lieu du mouvement général espéré, au lieu de la mise en action du cartel interfédéral, comme l’avaient annoncé avec emphase les fonctionnaires syndicaux, nous avons vu les grèves se terminer successivement sous la protection bienveillante du Gouvernement.
Ce qui frappe, en effet, c’est que les syndicats en grève, et les plus importants, finissent par confier leurs intérêts à l’arbitrage des Ministres. Ce recours en grâce a l’approbation, tout au moins tacite, du Comité Confédéral. Combien nous sommes loin des théories de l’action directe !
D’autres considérations peuvent être faites, par exemple la complète méconnaissance, par les syndiqués, des besoins des consommateurs. Or, si l’on se préoccupe un jour de la société future, non plus comme chimère irréelle, mais comme réalité prochaine, il faudra bien qu’on envisage la question des rapports des producteurs et des consommateurs. Dès maintenant, il serait désirable que les ouvriers se rendissent compte qu’ils sont eux-mêmes consommateurs, et que leurs revendications ne gagneront rien à heurter les besoins du public.
J’ai parlé incidemment de cette question dans le dernier bulletin, à propos des falsifications et tromperies dans la fabrication des produits. La grève des employés du Métro m’y ramène aujourd’hui. Celle-ci n’a servi qu’à gêner le public (je parle de celui qui ne possède pas d’automobile), sans toucher le moins du monde la Compagnie, et d’autant moins que celle-ci était à l’abri de tout risque et de toute perte, grâce à la convention que lui a consentie, le 8 mai 1919, le Conseil Municipal de la Ville de Paris. Cette Convention, qui a été dévoilée par le président de la Ligue des Gouvernés, l’ancien socialiste malonien Georges Renard, garantit à la Compagnie ses dividendes et ses réserves, et met à la charge des contribuables le déficit qui pourrait se produire.
Au moment où la grève battait son plein, les journaux socialistes et syndicalistes rapportèrent avec enthousiasme que le Syndicat des cochers et chauffeurs venait de voter des secours aux syndiqués des transports en commun. Parbleu ! il n’aurait pas demandé mieux que la grève se prolongeât des mois, pour la fructueuse exploitation des consommateurs. Tant mieux ! répliquent certains syndicalistes. Le public, ennuyé, protestera auprès des Pouvoirs Publics qui agiront à leur tour sur les patrons ou les compagnies. Singulière tactique que cette action indirecte au deuxième degré
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Pendant que naissait et mourrait à Paris la grève des transports, en province se développait celle des mineurs. Ceux du Pas-de-Calais, bientôt suivis de leurs camarades du Nord, avaient cessé le travail pour obtenir un relèvement des salaires. Un premier arrangement, conclu par leurs délégués, dont le député Basly, n’avait pas été ratifié par eux. On eut recours à l’arbitrage des Ministres qui firent accorder aux ouvriers plus que les délégués n’avaient obtenu. Je reviendrai plus loin sur la politique du Gouvernement.
Cette grève du Pas-de-Calais et du Nord n’était qu’un épisode que les Pouvoirs Publics désiraient voir se terminer au plus vite, car un conflit menaçait d’intéresser la corporation des mineurs tout entière. Ceux-ci avaient décidé, dans un Congrès tenu à Marseille, de se mettre en grève le 16 juin, si la loi Durafour n’était pas officiellement adoptée. Notons que cette loi avait été votée par la Commission de la Chambre.
Le projet de loi Durafour règle l’application de la journée de 8 heures. En théorie, les mineurs avaient déjà obtenu cette réforme plusieurs années avant la guerre ; mais les ouvriers et les compagnies n’avaient jamais pu s’entendre quant à son application. En fait, il existait de multiples dérogations et, pendant toute la guerre, la journée fut de 11 heures environ.
La loi Durafour établit la durée de 8 heures entre le premier descendu et le dernier remonté, et elle supprime toutes les dérogations, sauf en cas de nécessités de défense nationale.
Sous prétexte que cette loi créait des inégalités entre les ouvriers, suivant que tantôt les uns, tantôt les autres seraient descendus plus tard ou remontés plus tôt, le Ministre fit voter par la Chambre et par le Sénat, un texte qui déterminait les 8 heures du moment où chaque ouvrier prend sa lampe, jusqu’au moment où il la repose. Il y avait, en outre, de multiples dérogations permettant d’allonger la journée de travail.
Les mineurs se mettent en grève le 16, et le Gouvernement s’aperçoit qu’il y a malentendu. La Commission s’était crue d’accord avec le Gouvernement pour l’adoption du projet Durafour. « Voulant que ce malentendu profite aux mineurs, dit la déclaration officielle, le Gouvernement accepte le projet Durafour. »
Et le lendemain, la loi Durafour était votée par la Chambre. L’avatar de cette loi donne une jolie idée du travail parlementaire.
Les journaux réactionnaires se lamentent et crient à l’abomination, pas contre le Ministre, mais contre la nouvelle loi. C’est la production nationale qui va péricliter car, grâce à la loi Durafour, certains ouvriers ne feront que 6 h. 50 minutes de travail effectif.
Il y a un moyen pour que la production ne diminue pas, c’est que les compagnies transforment leur outillage. J’ai été frappé en visitant avec un ami, des mines du Centre, pendant la guerre, de trouver un matériel tout à fait primitif ; aucun perfectionnement technique ne vient aider la main-d’œuvre, tant pour le roulage des bennes que pour l’extraction même du charbon dans les veines. Tout se fait à la main ; aux mineurs de se débrouiller. La Commission parlementaire des mines a fait officiellement les mêmes constatations : « À la suite des enquêtes qu’elle a menées à travers les bassins charbonniers, elle a insisté énergiquement pour qu’enfin les compagnies minières se décident à mettre leur matériel et leurs exploitations au niveau du progrès industriel en matière de mine. »
Quant à la journée de 6 h. 50, il semble que le temps optimum de travail pour un mineur soit aux environs de 6 h. ½. Ce qui est intéressant pour la production, ce n’est pas l’allongement de la journée de travail avec une activité médiocre, c’est de déterminer pour chaque genre de besogne le temps optimum correspondant au maximum de rendement.
Ainsi, un travail soutenu ou un travail d’attention devra être de moins longue durée qu’une besogne s’accompagnant de pauses ou de distractions.
Si l’on veut donc déterminer que le temps maximum de travail sera de 8 heures pour les ouvriers travaillant au profit d’autrui, étant entendu qu’un artisan indépendant puisse s’occuper à sa guise, il doit s’ensuivre que dans certaines professions (insalubres, fatigantes, etc.), la journée sera de 7 h., 6 heures ou moins encore.
Autrefois, avant le machinisme, la journée pouvait ne pas avoir de limite, elle se confondait avec l’activité naturelle de l’homme. Aujourd’hui, le machinisme impose un travail intense, soutenu, avec une dépense d’attention excessive. On peut dire que la diminution de la journée de travail est, de la part des ouvriers, non une revendication offensive, mais simplement une réaction de défense. C’est une adaptation à la forme moderne de la production.
Une formule unique, les 8 heures, a permis à la classe ouvrière de faire bloc pour obtenir cette revendication minimum. L’unification est due à des raisons tactiques. Il serait ridicule que dans l’application on s’en tînt à un régime uniforme. Chaque métier doit avoir ses modalités particulières quant au meilleur temps à utiliser sans fatigue.
Il en résultera des loisirs pour l’ouvrier. Et ainsi, ce dernier pourra s’occuper, pour lui-même, à des besognes utiles et agréables, surtout si, dans l’avenir, on a pris soin d’assurer le développement intellectuel, et de satisfaire la curiosité des enfants.
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Examinons les conséquences des grèves au point de vue économique. Le Comité Confédéral a dit que les grèves de juin étaient une protestation contre la vie chère et contre les projets d’impôts sur les objets de consommation.
Comment faut-il interpréter cette prétention ?
Il est certain qu’une élévation des salaires a pour conséquence immédiate l’élévation de prix des produits fabriqués, c’est-à-dire l’augmentation du coût de la vie.
Il n’en est pas moins vrai que la hausse des salaires a pour mobile le désir d’adapter les gains journaliers des travailleurs de telle ou telle corporation particulière, avec les conditions onéreuses de l’existence actuelle. Mais on n’imaginerait pas toutes les corporations luttant ensemble pour élever les salaires, car une telle ambition serait tout à fait fallacieuse quant au résultat obtenu, tous perdant d’un côté ce qu’ils gagneraient de l’autre.
J’ajoute que si le Gouvernement peut avoir parfois quelques inquiétudes sur le développement des grèves et sur le danger d’un mouvement révolutionnaire, il ne voit pas d’un mauvais œil les salaires s’élever de plus en plus.
C’est le seul moyen pour lui d’établir largement de nouveaux impôts et de frapper les objets de consommation, y compris ceux de consommation courante 1Cette politique gouvernementale a facilité l’entente, sinon officielle, du moins tacite, entre le gouvernement et les membres influents du comité confédéral, ceux-ci hésitant à déclencher un mouvement général de peur des responsabilités.
Vers la fin du mois, les métallurgistes de la Seine ont failli ennuyer leurs fonctionnaires fédéraux en les mettant en demeure de réunir le cartel interfédéral en vue d’un mouvement d’ensemble. Mais le cartel a déclaré que le moment n’était pas opportun..
La guerre nous a menés à la faillite financière. Dans les conditions présentés, il y a pour un Gouvernement quelconque, que ce soit Caillaux ou Klotz qui tienne les finances, seulement deux alternatives :
Ou bien brûler le Grand Livre pour se débarrasser, des dettes accumulées par les emprunts successifs, ou bien opérer une sorte de liquidation judiciaire en ne payant aux rentiers qu’une minime part de leurs revenus.
C’est à ce dernier parti, plus élégant et moins révolutionnaire, que semble s’être arrêté le Gouvernement. Il paye aux rentiers intégralement la rente convenue ; mais, en fait, l’argent (et aussi bien la monnaie d’or), a considérablement baissé de valeur, il a un moins grand pouvoir d’achat ; l’étalon du coût de la vie s’est élevé. Et la hausse des salaires concourt à cette élévation.
Dans ce processus, les petits rentiers sont frappés, tous ces petits épargneurs auxquels on a fait miroiter, depuis l’école primaire, la puissance de l’épargne et la beauté de l’avarice, tandis que s’enrichit largement une nouvelle classe de parvenus.
En tout cas, la hausse des salaires, je le répète, ne fera que favoriser l’établissement des nouveaux impôts. Le Gouvernement pourra payer les rentes, et l’impôt ne sera pas beaucoup plus élevé, proportionnellement, que celui qui existait avant la guerre.
Pourtant, l’élévation des salaires aura une autre conséquence, plus importante au point de vue économique. La cherté de la main-d’œuvre incitera les patrons à diminuer leurs frais de production, en développant leur outillage mécanique.
Le pays de France est extrêmement arriéré au point de vue industriel. Si l’Allemagne, pays très pauvre avant 1870, a eu un développement économique prodigieux et a laissé loin derrière elle la petite concurrence des producteurs français, c’est que ses industriels avaient un outillage moderne et sans cesse modernisé.
La bourgeoisie française s’était enrichie avec l’apparition du machinisme, et l’apogée de sa gloire économique fut atteinte sous Louis-Philippe. Mais, s’étant enrichie très vite, elle se reposa sur les avantages acquis. Les petits-fils ont vécu du monopole constitué par les aïeux ; il leur suffisait de continuer la même production médiocre avec un outillage devenu suranné, et de réclamer, à grands cris du Gouvernement, des barrières de douane presque prohibitives pour soustraire l’industrie « nationale » à la concurrence étrangère — en réalité pour protéger leur monopole et leur paresse.
« Pensez donc ! Changer un outillage, mais ça coûte cher ! » Ainsi nos industriels continuaient à vivre de leurs revenus, garantis par l’État, en se plaignant toujours des exigences de la main-d’œuvre. Les journalistes, depuis soixante ans et plus, vantaient le bonheur de l’ouvrier français, l’ouvrier le mieux payé de toute l’Europe, tandis qu’en réalité, les salaires, toujours inférieurs à ceux de l’ouvrier anglais étaient, avant la guerre de 1914, dépassés par ceux de l’ouvrier allemand.
Les industriels germaniques, créant leurs entreprises après la guerre de 1870 avec des capitaux empruntés, ont installé leurs usines avec les derniers perfectionnements modernes, et ils ont cherché à tenir leur industrie à la hauteur du progrès technique. Ainsi s’explique la décadence progressive du commerce français. Ce ne sont pas les salaires qui ont déterminé cette décadence, c’est l’insuffisance de l’outillage.
La hausse des salaires, en incitant les patrons à s’affranchir des frais de main-d’œuvre, les obligera à transformer leur technique et leur machinisme. À ce point de vue, les grèves sont un élément indispensable du progrès économique et de la prospérité nationale (si j’ose m’exprimer ainsi).
Avec un outillage perfectionné, en effet, nous aurons une production plus intense et des marchandises à meilleur marché. L’élévation des salaires, en favorisant le machinisme, doit travailler, à plus ou moins longue échéance, à l’abaissement du prix des produits manufacturés, autrement dit à augmenter la consommation et, de cette façon, à étendre la fabrication, et même, jusqu’à une certaine limite, à réduire le chômage.
Tel est le projet de vue optimiste. Mais les grèves ne peuvent avoir un effet utile ; je veux dire profitable aux consommateurs, que si les droits de douane ne protègent pas la paresse des industriels contre la concurrence du dehors. Il est nécessaire aussi que les moyens de transport soient de plus en plus nombreux, plus rapides et aussi peu onéreux que possible.
Je note que le manifeste confédéral réclame la suppression de la fermeture des frontières et la cessation de l’interdiction des importations.
Qu’on ne vienne pas prétendre qu’il faut protéger « notre » industrie vacillante. Quand la Ville de Paris trouve 50 milliards pour son dernier emprunt, cette offre indique tout au moins qu’il existe des disponibilités capables d’être employées à la transformation rapide de l’outillage national. La protection ne peut se défendre que pour un pays pauvre en capitaux ; ce n’est pas le cas ici.
Enfin, il y aura encore une autre conséquence, c’est la disparition de la petite bourgeoisie, non seulement des petits rentiers, mais aussi des petits industriels, de tous ceux qui n’ont pas su transformer leur outillage à temps et ne le pourront plus maintenant.
Une partie également du petit commerce disparaîtra devant l’organisation du grand commerce.
Je ne parle pas de la production de luxe et des métiers d’art. En France, ces métiers ont une certaine importance. Mais ils ne peuvent guère servir de tampon entre la classe ouvrière et ceux qui ont accaparé les grands moyens de production.
Il reste cependant une classe importante, c’est celle des cultivateurs. Les petits et moyens propriétaires, si nombreux en France, « ont gagné de l’argent » pendant la guerre. Je doute qu’ils accepteraient la dictature du prolétariat.
La situation n’est pas la même qu’en Russie ; là-bas, les paysans avaient à faire la révolution agraire, celle qui fut faite ici en 1789. C’est de la question agricole dont je m’occuperai le mois prochain.
M.Pierrot
- 1Cette politique gouvernementale a facilité l’entente, sinon officielle, du moins tacite, entre le gouvernement et les membres influents du comité confédéral, ceux-ci hésitant à déclencher un mouvement général de peur des responsabilités.
Vers la fin du mois, les métallurgistes de la Seine ont failli ennuyer leurs fonctionnaires fédéraux en les mettant en demeure de réunir le cartel interfédéral en vue d’un mouvement d’ensemble. Mais le cartel a déclaré que le moment n’était pas opportun.