La Presse Anarchiste

Les grèves de juin

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L’ex­ten­sion des grèves en juin a confir­mé ce que j’a­vais pré­dit dans notre der­nier Bul­le­tin. Un texte de loi ne suf­fit pas pour réa­li­ser une réforme, l’ac­tion des inté­res­sés est néces­saire. Et voi­ci pour­quoi des grèves mul­tiples ont écla­té pour assu­rer l’ap­pli­ca­tion de la jour­née de 8 heures.

Les métal­lur­gistes avaient obte­nu, dans un arran­ge­ment préa­lable, que le salaire de la jour­née de tra­vail res­te­rait le même. Mais ils ont dû faire grève pour deman­der le relè­ve­ment du salaire aux pièces. Les patrons décla­raient que les ouvriers avaient pro­mis que la pro­duc­tion ne bais­se­rait pas, donc de faire plus de pièces à l’heure, qu’ils n’a­vaient qu’à tenir cette pro­messe, et ils gagne­raient tout autant. Mais cette pro­messe ne peut se réa­li­ser que si l’ou­tillage per­met une meilleure uti­li­sa­tion de la main-d’œuvre. Aux patrons de per­fec­tion­ner l’ou­tillage ou de payer davan­tage, étant enten­du qu’il n’y a pas de temps per­du pen­dant le travail.

Les mineurs du Pas-de-Calais avaient éga­le­ment décla­ré la grève. En même temps, à Paris, les employés des trans­ports ces­saient le tra­vail, d’a­bord ceux du Métro­po­li­tain et du Nord-Sud, et bien­tôt ceux des tram­ways et auto­bus. Puis se mirent en grève cer­taines caté­go­ries d’ou­vriers du bâti­ment, les dro­guistes, les polis­seurs et doreurs, les blan­chis­seurs, etc. Les raf­fi­neurs avaient déjà quit­té les usines depuis un mois. D’autres grèves écla­taient en pro­vince : à Nantes (tram­ways), à Béziers (employés de com­merce), à Saint-Etienne (armu­riers), à Lyon (tram­ways): L’a­gi­ta­tion gagnait. Des paroles auda­cieuses étaient pro­non­cées dans un Congrès d’employés des Postes. Mais sur­tout la révolte parais­sait gron­der par­mi les che­mi­nots ; il y eut des réunions tumul­tueuses où furent atta­qués les fonc­tion­naires du Syn­di­cat, et où l’on prô­na la grève géné­rale révolutionnaire.

Le mécon­ten­te­ment aug­men­tait par­mi les mineurs ; les gré­vistes du Pas-de-Calais refu­saient l’ar­ran­ge­ment accep­té par Bas­ly et les autres délé­gués du Syn­di­cat. On atten­dait le vote du Par­le­ment sur le pro­jet de loi Dura­four, ce qui pou­vait déclen­cher la grève de toute la cor­po­ra­tion du sous-sol. Dans ce cas, un car­tel inter­fé­dé­ral devait, à l’ins­tar des Anglais réunir l’ef­fort des prin­ci­pales fédérations.

Presque toutes ces grèves étaient dans leur plein vers le 7 juin. À ce moment, on pou­vait croire à l’es­sor d’une grève géné­rale. Cer­taines craintes en per­çaient dans les jour­naux bour­geois. Dans les réunions syn­di­cales, quelques révo­lu­tion­naires la récla­maient à grands cris. D’autres syn­di­qués, au contraire, décla­raient que le mou­ve­ment n’a­vait pour but que les inté­rêts stric­te­ment cor­po­ra­tifs. Ceux-ci, d’ailleurs, jouaient sur les mots : où s’ar­rêtent les inté­rêts corporatifs ?

Le mani­feste confé­dé­ral lui-même for­mu­lait quelques reven­di­ca­tions poli­tiques, comme repré­sen­tant les inté­rêts de la classe ouvrière :

  • Amnis­tie ;
  • Démo­bi­li­sa­tion ;
  • Ces­sa­tion de toute inter­ven­tion mili­taire à l’étranger ;
  • Conclu­sion rapide de la paix.

Mais des for­mules sem­blables res­tent lettres mortes si elles ne sont pas appuyées par une pro­pa­gande active. Il semble que le mani­feste confé­dé­ral devait s’en­tendre comme mani­fes­ta­tion pla­to­nique, sans plus. Cer­tains ne l’en­ten­dirent pas ain­si et récla­mèrent vivement.

On a l’im­pres­sion qu’il y eut à ce moment une hési­ta­tion devant la pos­si­bi­li­té d’un bou­le­ver­se­ment social.

À vrai dire, qu’au­rait-on fait ?

On a pour­chas­sé l’i­déa­lisme parce qu’il est bien gênant pour des fonc­tion­naires syn­di­caux. Et on a ain­si favo­ri­sé le déve­lop­pe­ment des appé­tits. Pour beau­coup, la révo­lu­tion consis­te­rait à prendre la place des bour­geois et à vivre à leur tour en para­sites ; ceux qui ont plus d’am­bi­tion, se voient déjà dic­ta­teurs et des­ti­nés à faire le bon­heur du peuple. Pour les autres, qui n’en­vi­sagent même pas un chan­ge­ment social, toute action a sim­ple­ment pour but de gagner davan­tage ; ils n’ont pas encore com­pris que le coût de la vie s’é­lève en même temps.

En ce moment, où la vie éco­no­mique subit des oscil­la­tions brusques, par suite de l’en­glou­tis­se­ment des réserves mon­diales dans la guerre, et se trouve arrê­tée dans la reprise de son déve­lop­pe­ment, en ce moment où les démo­bi­li­sés cherchent sou­vent en vain une situa­tion conve­nable, tan­dis que des mer­can­tis se sont scan­da­leu­se­ment enri­chis, les mécon­ten­te­ments sont nom­breux. Si un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire a quelque chance d’é­cla­ter, c’est main­te­nant. Les exemples du dehors ont fait impres­sion sur la foule. Beau­coup d’in­tel­lec­tuels eux-mêmes, souf­frant dans leurs inté­rêts, envi­sagent sans répu­gnance une liqui­da­tion du régime. L’oc­ca­sion paraît favo­rable pour ten­ter la révolution.

Si on la laisse pas­ser, la situa­tion éco­no­mique chan­ge­ra avec le tra­vail. Grâce aux vides faits par la mort, les plus intel­li­gents et les plus éner­giques se feront une place au soleil. Un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire ne pour­ra plus se pro­duire, peut-être, que dans qua­rante ou cin­quante ans.

Mais ce n’est pas avec des mécon­tents, si nom­breux soient-ils, ce n’est pas avec des inté­rêts égoïstes, qu’on fait une révo­lu­tion. Celle-ci exige un idéa­lisme, c’est-à-dire l’ou­bli des inté­rêts per­son­nels, une véri­table abné­ga­tion, une pous­sée sen­ti­men­tale qui élève les indi­vi­dus au-des­sus d’eux-mêmes.

Les mécon­ten­te­ments peuvent tout au plus ser­vir à un coup de main, à un coup d’É­tat, c’est-à-dire à un chan­ge­ment poli­tique, ou plus exac­te­ment un chan­ge­ment du per­son­nel poli­tique. Déjà cer­tains poli­ti­ciens socia­listes com­men­çaient à exploi­ter le mou­ve­ment gré­viste. Les man­chettes ten­dan­cieuses de leurs jour­naux pou­vaient faire croire au public que les grèves étaient à eux, orga­ni­sées par eux et pour eux. Ils comp­taient bien en avoir tout le pro­fit. C’é­tait, en tout cas, une chance à cou­rir et sans risques, pour s’emparer du pou­voir et y ins­tal­ler leur ambi­tion. Leur déma­go­gie séduit quelques naïfs qui les prennent pour de vrais et purs révolutionnaires.

Lais­sons de côté les poli­ti­ciens socia­listes et les autres ambi­tions sus­ci­tées par la fer­men­ta­tion du moment. Une révo­lu­tion actuelle pose­rait un pro­blème autre­ment impor­tant que celui d’un chan­ge­ment dans la consti­tu­tion poli­tique. Autre chose est de faire une révo­lu­tion pour gou­ver­ner un pays, c’est-à-dire pour lever des impôts et pour faire de la fausse mon­naie, je veux dire pour fabri­quer de la mon­naie fidu­ciaire ; autre chose est de faire une révo­lu­tion sociale.

L’exemple de la Rus­sie peut don­ner à réflé­chir. Le mérite des bol­che­viks a été de faire table rase, ou plu­tôt de vou­loir faire table rase du pas­sé ; mais ils ont été inca­pables d’or­ga­ni­ser la vie éco­no­mique et, en bons sociaux-démo­crates auto­ri­taires, ils n’ont pas vou­lu la lais­ser s’or­ga­ni­ser elle-même.

Pour l’in­dus­trie, en par­ti­cu­lier, le manque de tech­ni­ciens a été funeste. Que serait-ce dans un pays à évo­lu­tion éco­no­mique plus avan­cée ? Car, au stade de civi­li­sa­tion où nous sommes par­ve­nus, notre vie éco­no­mique n’est pos­sible qu’a­vec une pro­duc­tion intense, les per­fec­tion­ne­ments du machi­nisme, et des connais­sances tech­niques éten­dues. Une révo­lu­tion, à l’heure actuelle, quand toutes les réserves éco­no­miques, ont dis­pa­ru, exi­ge­rait un effort de tra­vail très dur.

En pre­mier lieu, il fau­drait donc avoir les tech­ni­ciens, c’est-à-dire les intel­lec­tuels avec soi. C’est un espoir pos­sible, si un grand souffle d’en­thou­siasme et d’i­déa­lisme souf­flait sur le pays.

En atten­dant que s’é­lève ce vent d’i­déa­lisme, nous avons le temps de reve­nir aux grèves actuelles et d’as­sis­ter à leurs funérailles.

Au lieu du mou­ve­ment géné­ral espé­ré, au lieu de la mise en action du car­tel inter­fé­dé­ral, comme l’a­vaient annon­cé avec emphase les fonc­tion­naires syn­di­caux, nous avons vu les grèves se ter­mi­ner suc­ces­si­ve­ment sous la pro­tec­tion bien­veillante du Gouvernement.

Ce qui frappe, en effet, c’est que les syn­di­cats en grève, et les plus impor­tants, finissent par confier leurs inté­rêts à l’ar­bi­trage des Ministres. Ce recours en grâce a l’ap­pro­ba­tion, tout au moins tacite, du Comi­té Confé­dé­ral. Com­bien nous sommes loin des théo­ries de l’ac­tion directe !

D’autres consi­dé­ra­tions peuvent être faites, par exemple la com­plète mécon­nais­sance, par les syn­di­qués, des besoins des consom­ma­teurs. Or, si l’on se pré­oc­cupe un jour de la socié­té future, non plus comme chi­mère irréelle, mais comme réa­li­té pro­chaine, il fau­dra bien qu’on envi­sage la ques­tion des rap­ports des pro­duc­teurs et des consom­ma­teurs. Dès main­te­nant, il serait dési­rable que les ouvriers se ren­dissent compte qu’ils sont eux-mêmes consom­ma­teurs, et que leurs reven­di­ca­tions ne gagne­ront rien à heur­ter les besoins du public.

J’ai par­lé inci­dem­ment de cette ques­tion dans le der­nier bul­le­tin, à pro­pos des fal­si­fi­ca­tions et trom­pe­ries dans la fabri­ca­tion des pro­duits. La grève des employés du Métro m’y ramène aujourd’­hui. Celle-ci n’a ser­vi qu’à gêner le public (je parle de celui qui ne pos­sède pas d’au­to­mo­bile), sans tou­cher le moins du monde la Com­pa­gnie, et d’au­tant moins que celle-ci était à l’a­bri de tout risque et de toute perte, grâce à la conven­tion que lui a consen­tie, le 8 mai 1919, le Conseil Muni­ci­pal de la Ville de Paris. Cette Conven­tion, qui a été dévoi­lée par le pré­sident de la Ligue des Gou­ver­nés, l’an­cien socia­liste malo­nien Georges Renard, garan­tit à la Com­pa­gnie ses divi­dendes et ses réserves, et met à la charge des contri­buables le défi­cit qui pour­rait se produire.

Au moment où la grève bat­tait son plein, les jour­naux socia­listes et syn­di­ca­listes rap­por­tèrent avec enthou­siasme que le Syn­di­cat des cochers et chauf­feurs venait de voter des secours aux syn­di­qués des trans­ports en com­mun. Par­bleu ! il n’au­rait pas deman­dé mieux que la grève se pro­lon­geât des mois, pour la fruc­tueuse exploi­ta­tion des consom­ma­teurs. Tant mieux ! répliquent cer­tains syn­di­ca­listes. Le public, ennuyé, pro­tes­te­ra auprès des Pou­voirs Publics qui agi­ront à leur tour sur les patrons ou les com­pa­gnies. Sin­gu­lière tac­tique que cette action indi­recte au deuxième degré

Pen­dant que nais­sait et mour­rait à Paris la grève des trans­ports, en pro­vince se déve­lop­pait celle des mineurs. Ceux du Pas-de-Calais, bien­tôt sui­vis de leurs cama­rades du Nord, avaient ces­sé le tra­vail pour obte­nir un relè­ve­ment des salaires. Un pre­mier arran­ge­ment, conclu par leurs délé­gués, dont le dépu­té Bas­ly, n’a­vait pas été rati­fié par eux. On eut recours à l’ar­bi­trage des Ministres qui firent accor­der aux ouvriers plus que les délé­gués n’a­vaient obte­nu. Je revien­drai plus loin sur la poli­tique du Gouvernement.

Cette grève du Pas-de-Calais et du Nord n’é­tait qu’un épi­sode que les Pou­voirs Publics dési­raient voir se ter­mi­ner au plus vite, car un conflit mena­çait d’in­té­res­ser la cor­po­ra­tion des mineurs tout entière. Ceux-ci avaient déci­dé, dans un Congrès tenu à Mar­seille, de se mettre en grève le 16 juin, si la loi Dura­four n’é­tait pas offi­ciel­le­ment adop­tée. Notons que cette loi avait été votée par la Com­mis­sion de la Chambre.

Le pro­jet de loi Dura­four règle l’ap­pli­ca­tion de la jour­née de 8 heures. En théo­rie, les mineurs avaient déjà obte­nu cette réforme plu­sieurs années avant la guerre ; mais les ouvriers et les com­pa­gnies n’a­vaient jamais pu s’en­tendre quant à son appli­ca­tion. En fait, il exis­tait de mul­tiples déro­ga­tions et, pen­dant toute la guerre, la jour­née fut de 11 heures environ.

La loi Dura­four éta­blit la durée de 8 heures entre le pre­mier des­cen­du et le der­nier remon­té, et elle sup­prime toutes les déro­ga­tions, sauf en cas de néces­si­tés de défense nationale.

Sous pré­texte que cette loi créait des inéga­li­tés entre les ouvriers, sui­vant que tan­tôt les uns, tan­tôt les autres seraient des­cen­dus plus tard ou remon­tés plus tôt, le Ministre fit voter par la Chambre et par le Sénat, un texte qui déter­mi­nait les 8 heures du moment où chaque ouvrier prend sa lampe, jus­qu’au moment où il la repose. Il y avait, en outre, de mul­tiples déro­ga­tions per­met­tant d’al­lon­ger la jour­née de travail.

Les mineurs se mettent en grève le 16, et le Gou­ver­ne­ment s’a­per­çoit qu’il y a mal­en­ten­du. La Com­mis­sion s’é­tait crue d’ac­cord avec le Gou­ver­ne­ment pour l’a­dop­tion du pro­jet Dura­four. « Vou­lant que ce mal­en­ten­du pro­fite aux mineurs, dit la décla­ra­tion offi­cielle, le Gou­ver­ne­ment accepte le pro­jet Durafour. »

Et le len­de­main, la loi Dura­four était votée par la Chambre. L’a­va­tar de cette loi donne une jolie idée du tra­vail parlementaire.

Les jour­naux réac­tion­naires se lamentent et crient à l’a­bo­mi­na­tion, pas contre le Ministre, mais contre la nou­velle loi. C’est la pro­duc­tion natio­nale qui va péri­cli­ter car, grâce à la loi Dura­four, cer­tains ouvriers ne feront que 6 h. 50 minutes de tra­vail effectif.

Il y a un moyen pour que la pro­duc­tion ne dimi­nue pas, c’est que les com­pa­gnies trans­forment leur outillage. J’ai été frap­pé en visi­tant avec un ami, des mines du Centre, pen­dant la guerre, de trou­ver un maté­riel tout à fait pri­mi­tif ; aucun per­fec­tion­ne­ment tech­nique ne vient aider la main-d’œuvre, tant pour le rou­lage des bennes que pour l’ex­trac­tion même du char­bon dans les veines. Tout se fait à la main ; aux mineurs de se débrouiller. La Com­mis­sion par­le­men­taire des mines a fait offi­ciel­le­ment les mêmes consta­ta­tions : « À la suite des enquêtes qu’elle a menées à tra­vers les bas­sins char­bon­niers, elle a insis­té éner­gi­que­ment pour qu’en­fin les com­pa­gnies minières se décident à mettre leur maté­riel et leurs exploi­ta­tions au niveau du pro­grès indus­triel en matière de mine. »

Quant à la jour­née de 6 h. 50, il semble que le temps opti­mum de tra­vail pour un mineur soit aux envi­rons de 6 h. ½. Ce qui est inté­res­sant pour la pro­duc­tion, ce n’est pas l’al­lon­ge­ment de la jour­née de tra­vail avec une acti­vi­té médiocre, c’est de déter­mi­ner pour chaque genre de besogne le temps opti­mum cor­res­pon­dant au maxi­mum de rendement.

Ain­si, un tra­vail sou­te­nu ou un tra­vail d’at­ten­tion devra être de moins longue durée qu’une besogne s’ac­com­pa­gnant de pauses ou de distractions.

Si l’on veut donc déter­mi­ner que le temps maxi­mum de tra­vail sera de 8 heures pour les ouvriers tra­vaillant au pro­fit d’au­trui, étant enten­du qu’un arti­san indé­pen­dant puisse s’oc­cu­per à sa guise, il doit s’en­suivre que dans cer­taines pro­fes­sions (insa­lubres, fati­gantes, etc.), la jour­née sera de 7 h., 6 heures ou moins encore.

Autre­fois, avant le machi­nisme, la jour­née pou­vait ne pas avoir de limite, elle se confon­dait avec l’ac­ti­vi­té natu­relle de l’homme. Aujourd’­hui, le machi­nisme impose un tra­vail intense, sou­te­nu, avec une dépense d’at­ten­tion exces­sive. On peut dire que la dimi­nu­tion de la jour­née de tra­vail est, de la part des ouvriers, non une reven­di­ca­tion offen­sive, mais sim­ple­ment une réac­tion de défense. C’est une adap­ta­tion à la forme moderne de la production.

Une for­mule unique, les 8 heures, a per­mis à la classe ouvrière de faire bloc pour obte­nir cette reven­di­ca­tion mini­mum. L’u­ni­fi­ca­tion est due à des rai­sons tac­tiques. Il serait ridi­cule que dans l’ap­pli­ca­tion on s’en tînt à un régime uni­forme. Chaque métier doit avoir ses moda­li­tés par­ti­cu­lières quant au meilleur temps à uti­li­ser sans fatigue.

Il en résul­te­ra des loi­sirs pour l’ou­vrier. Et ain­si, ce der­nier pour­ra s’oc­cu­per, pour lui-même, à des besognes utiles et agréables, sur­tout si, dans l’a­ve­nir, on a pris soin d’as­su­rer le déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel, et de satis­faire la curio­si­té des enfants.

Exa­mi­nons les consé­quences des grèves au point de vue éco­no­mique. Le Comi­té Confé­dé­ral a dit que les grèves de juin étaient une pro­tes­ta­tion contre la vie chère et contre les pro­jets d’im­pôts sur les objets de consommation.

Com­ment faut-il inter­pré­ter cette prétention ?

Il est cer­tain qu’une élé­va­tion des salaires a pour consé­quence immé­diate l’é­lé­va­tion de prix des pro­duits fabri­qués, c’est-à-dire l’aug­men­ta­tion du coût de la vie.

Il n’en est pas moins vrai que la hausse des salaires a pour mobile le désir d’a­dap­ter les gains jour­na­liers des tra­vailleurs de telle ou telle cor­po­ra­tion par­ti­cu­lière, avec les condi­tions oné­reuses de l’exis­tence actuelle. Mais on n’i­ma­gi­ne­rait pas toutes les cor­po­ra­tions lut­tant ensemble pour éle­ver les salaires, car une telle ambi­tion serait tout à fait fal­la­cieuse quant au résul­tat obte­nu, tous per­dant d’un côté ce qu’ils gagne­raient de l’autre.

J’a­joute que si le Gou­ver­ne­ment peut avoir par­fois quelques inquié­tudes sur le déve­lop­pe­ment des grèves et sur le dan­ger d’un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, il ne voit pas d’un mau­vais œil les salaires s’é­le­ver de plus en plus.

C’est le seul moyen pour lui d’é­ta­blir lar­ge­ment de nou­veaux impôts et de frap­per les objets de consom­ma­tion, y com­pris ceux de consom­ma­tion cou­rante 1Cette poli­tique gou­ver­ne­men­tale a faci­li­té l’en­tente, sinon offi­cielle, du moins tacite, entre le gou­ver­ne­ment et les membres influents du comi­té confé­dé­ral, ceux-ci hési­tant à déclen­cher un mou­ve­ment géné­ral de peur des responsabilités.
Vers la fin du mois, les métal­lur­gistes de la Seine ont failli ennuyer leurs fonc­tion­naires fédé­raux en les met­tant en demeure de réunir le car­tel inter­fé­dé­ral en vue d’un mou­ve­ment d’en­semble. Mais le car­tel a décla­ré que le moment n’é­tait pas oppor­tun.
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La guerre nous a menés à la faillite finan­cière. Dans les condi­tions pré­sen­tés, il y a pour un Gou­ver­ne­ment quel­conque, que ce soit Caillaux ou Klotz qui tienne les finances, seule­ment deux alternatives :

Ou bien brû­ler le Grand Livre pour se débar­ras­ser, des dettes accu­mu­lées par les emprunts suc­ces­sifs, ou bien opé­rer une sorte de liqui­da­tion judi­ciaire en ne payant aux ren­tiers qu’une minime part de leurs revenus.

C’est à ce der­nier par­ti, plus élé­gant et moins révo­lu­tion­naire, que semble s’être arrê­té le Gou­ver­ne­ment. Il paye aux ren­tiers inté­gra­le­ment la rente conve­nue ; mais, en fait, l’argent (et aus­si bien la mon­naie d’or), a consi­dé­ra­ble­ment bais­sé de valeur, il a un moins grand pou­voir d’a­chat ; l’é­ta­lon du coût de la vie s’est éle­vé. Et la hausse des salaires concourt à cette élévation.

Dans ce pro­ces­sus, les petits ren­tiers sont frap­pés, tous ces petits épar­gneurs aux­quels on a fait miroi­ter, depuis l’é­cole pri­maire, la puis­sance de l’é­pargne et la beau­té de l’a­va­rice, tan­dis que s’en­ri­chit lar­ge­ment une nou­velle classe de parvenus.

En tout cas, la hausse des salaires, je le répète, ne fera que favo­ri­ser l’é­ta­blis­se­ment des nou­veaux impôts. Le Gou­ver­ne­ment pour­ra payer les rentes, et l’im­pôt ne sera pas beau­coup plus éle­vé, pro­por­tion­nel­le­ment, que celui qui exis­tait avant la guerre.

Pour­tant, l’é­lé­va­tion des salaires aura une autre consé­quence, plus impor­tante au point de vue éco­no­mique. La cher­té de la main-d’œuvre inci­te­ra les patrons à dimi­nuer leurs frais de pro­duc­tion, en déve­lop­pant leur outillage mécanique.

Le pays de France est extrê­me­ment arrié­ré au point de vue indus­triel. Si l’Al­le­magne, pays très pauvre avant 1870, a eu un déve­lop­pe­ment éco­no­mique pro­di­gieux et a lais­sé loin der­rière elle la petite concur­rence des pro­duc­teurs fran­çais, c’est que ses indus­triels avaient un outillage moderne et sans cesse modernisé.

La bour­geoi­sie fran­çaise s’é­tait enri­chie avec l’ap­pa­ri­tion du machi­nisme, et l’a­po­gée de sa gloire éco­no­mique fut atteinte sous Louis-Phi­lippe. Mais, s’é­tant enri­chie très vite, elle se repo­sa sur les avan­tages acquis. Les petits-fils ont vécu du mono­pole consti­tué par les aïeux ; il leur suf­fi­sait de conti­nuer la même pro­duc­tion médiocre avec un outillage deve­nu sur­an­né, et de récla­mer, à grands cris du Gou­ver­ne­ment, des bar­rières de douane presque pro­hi­bi­tives pour sous­traire l’in­dus­trie « natio­nale » à la concur­rence étran­gère — en réa­li­té pour pro­té­ger leur mono­pole et leur paresse.

« Pen­sez donc ! Chan­ger un outillage, mais ça coûte cher ! » Ain­si nos indus­triels conti­nuaient à vivre de leurs reve­nus, garan­tis par l’É­tat, en se plai­gnant tou­jours des exi­gences de la main-d’œuvre. Les jour­na­listes, depuis soixante ans et plus, van­taient le bon­heur de l’ou­vrier fran­çais, l’ou­vrier le mieux payé de toute l’Eu­rope, tan­dis qu’en réa­li­té, les salaires, tou­jours infé­rieurs à ceux de l’ou­vrier anglais étaient, avant la guerre de 1914, dépas­sés par ceux de l’ou­vrier allemand.

Les indus­triels ger­ma­niques, créant leurs entre­prises après la guerre de 1870 avec des capi­taux emprun­tés, ont ins­tal­lé leurs usines avec les der­niers per­fec­tion­ne­ments modernes, et ils ont cher­ché à tenir leur indus­trie à la hau­teur du pro­grès tech­nique. Ain­si s’ex­plique la déca­dence pro­gres­sive du com­merce fran­çais. Ce ne sont pas les salaires qui ont déter­mi­né cette déca­dence, c’est l’in­suf­fi­sance de l’outillage.

La hausse des salaires, en inci­tant les patrons à s’af­fran­chir des frais de main-d’œuvre, les obli­ge­ra à trans­for­mer leur tech­nique et leur machi­nisme. À ce point de vue, les grèves sont un élé­ment indis­pen­sable du pro­grès éco­no­mique et de la pros­pé­ri­té natio­nale (si j’ose m’ex­pri­mer ainsi).

Avec un outillage per­fec­tion­né, en effet, nous aurons une pro­duc­tion plus intense et des mar­chan­dises à meilleur mar­ché. L’é­lé­va­tion des salaires, en favo­ri­sant le machi­nisme, doit tra­vailler, à plus ou moins longue échéance, à l’a­bais­se­ment du prix des pro­duits manu­fac­tu­rés, autre­ment dit à aug­men­ter la consom­ma­tion et, de cette façon, à étendre la fabri­ca­tion, et même, jus­qu’à une cer­taine limite, à réduire le chômage.

Tel est le pro­jet de vue opti­miste. Mais les grèves ne peuvent avoir un effet utile ; je veux dire pro­fi­table aux consom­ma­teurs, que si les droits de douane ne pro­tègent pas la paresse des indus­triels contre la concur­rence du dehors. Il est néces­saire aus­si que les moyens de trans­port soient de plus en plus nom­breux, plus rapides et aus­si peu oné­reux que possible.

Je note que le mani­feste confé­dé­ral réclame la sup­pres­sion de la fer­me­ture des fron­tières et la ces­sa­tion de l’in­ter­dic­tion des importations.

Qu’on ne vienne pas pré­tendre qu’il faut pro­té­ger « notre » indus­trie vacillante. Quand la Ville de Paris trouve 50 mil­liards pour son der­nier emprunt, cette offre indique tout au moins qu’il existe des dis­po­ni­bi­li­tés capables d’être employées à la trans­for­ma­tion rapide de l’ou­tillage natio­nal. La pro­tec­tion ne peut se défendre que pour un pays pauvre en capi­taux ; ce n’est pas le cas ici.

Enfin, il y aura encore une autre consé­quence, c’est la dis­pa­ri­tion de la petite bour­geoi­sie, non seule­ment des petits ren­tiers, mais aus­si des petits indus­triels, de tous ceux qui n’ont pas su trans­for­mer leur outillage à temps et ne le pour­ront plus maintenant.

Une par­tie éga­le­ment du petit com­merce dis­pa­raî­tra devant l’or­ga­ni­sa­tion du grand commerce.

Je ne parle pas de la pro­duc­tion de luxe et des métiers d’art. En France, ces métiers ont une cer­taine impor­tance. Mais ils ne peuvent guère ser­vir de tam­pon entre la classe ouvrière et ceux qui ont acca­pa­ré les grands moyens de production.

Il reste cepen­dant une classe impor­tante, c’est celle des culti­va­teurs. Les petits et moyens pro­prié­taires, si nom­breux en France, « ont gagné de l’argent » pen­dant la guerre. Je doute qu’ils accep­te­raient la dic­ta­ture du prolétariat.

La situa­tion n’est pas la même qu’en Rus­sie ; là-bas, les pay­sans avaient à faire la révo­lu­tion agraire, celle qui fut faite ici en 1789. C’est de la ques­tion agri­cole dont je m’oc­cu­pe­rai le mois prochain.

M.Pierrot

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    Cette poli­tique gou­ver­ne­men­tale a faci­li­té l’en­tente, sinon offi­cielle, du moins tacite, entre le gou­ver­ne­ment et les membres influents du comi­té confé­dé­ral, ceux-ci hési­tant à déclen­cher un mou­ve­ment géné­ral de peur des responsabilités.
    Vers la fin du mois, les métal­lur­gistes de la Seine ont failli ennuyer leurs fonc­tion­naires fédé­raux en les met­tant en demeure de réunir le car­tel inter­fé­dé­ral en vue d’un mou­ve­ment d’en­semble. Mais le car­tel a décla­ré que le moment n’é­tait pas opportun.

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