La Presse Anarchiste

Ce qui se passe Dans l’armée

Dans le der­nier numé­ro de la Revue, sous cette même rubrique, j’avais écrit que tous les jeunes gens appar­te­nant à la classe 20 et actuel­le­ment mobi­li­sés seraient ren­dus à la liber­té vers la fin de ce mois.

C’est une erreur.

Cette classe, appe­lée en deux fois, ne sera pas libé­rée en un seul bloc.

Une pre­mière frac­tion — la plus impor­tante, celle qui rejoi­gnit les casernes la pre­mière — sera ren­due à la vie civile entre le 1er et le 4 mars.

Le second contin­gent, qui ne connut les joies de la « grande famille » que beau­coup plus tard, aura pur­gé sa peine en octobre, date à laquelle s’effectuera la levée d’écrou.

C’est sans regret et sans une larme que ces mil­liers de jeunes gens quit­te­ront ces bâti­ments mau­dits où leur jeu­nesse s’écoula si tris­te­ment. De la caserne, n’en dou­tons pas, ils empor­te­ront de bien mau­vais sou­ve­nirs que la morgue et la « ros­se­rie » des gra­dés n’auront fait que rendre plus pénibles et plus douloureux.

Ce qui nous fait plai­sir, c’est de consta­ter que l’état d’esprit du sol­dat n’est plus le même qu’avant la grande tue­rie. Un chan­ge­ment sen­sible, indé­niable s’est opé­ré. L’encaserné d’aujourd’hui ne res­semble guère au trou­pier d’hier.

La guerre a pas­sé par là ! Sans doute, le jeune homme de vingt ans répond, comme ses aînés, à l’ordre d’appel qui le touche ; sans doute, comme l’autre, il quitte et sa famille et tous ceux qui lui sont chers ; sans doute, il troque son com­plet civil contre la « glo­rieuse » tunique bleu-hori­zon qui en fait un docile ins­tru­ment aux mains de ses chefs. Mais le cœur n’y est plus et c’est la mort dans l’âme que la plu­part des jeunes conscrits se rendent à leur… pri­son, ne pou­vant faire autrement.

On m’objectera que les jours de Conseil de révi­sion, on croise dans la rue de nom­breux jeunes gens arbo­rant à leur bou­ton­nière ou à leur cha­peau d’éclatantes cocardes aux cou­leurs d’un goût dou­teux. C’est vrai. Mais il ne faut pas atta­cher une impor­tance exa­gé­rée à ces mani­fes­ta­tions de « gueu­lards assoiffés ».

Lais­sez cuire dans leur jus, pen­dant un mois seule­ment, tous ces « enthou­siastes », lais­sez-les, pen­dant trente jours, sous la férule des chefs, sous le joug des règle­ments et vous ver­rez la transformation.

Pen­dant leur pre­mière per­mis­sion, vous enten­drez leurs plaintes et l’expression sin­cère de leur colère contre la tyran­nie dont ils sont, pour le moment du moins, les impuis­santes victimes.
Les théo­ries, ils les écoutent d’une oreille dis­traite, son­geant plu­tôt à la der­nière lettre de la « payse » qu’aux moindres pré­ceptes du ser­vice en cam­pagne.

Aus­si, les jours de « caisse » pleuvent-ils dru, un peu par­tout, sur tous les régi­ments de France et de Navarre.

* * * *

Ceux d’entre eux qui lisent les jour­naux ont appris qu’un pro­jet allait être inces­sam­ment dis­cu­té à la Chambre : celui de la réduc­tion du temps de service.

Un an ou dix-huit mois ?

Bien qu’un géné­ral ait émis tout récem­ment cette idée que la défense natio­nale pou­vait très bien s’accommoder d’un an de pré­sence à la caserne, il ne faut pas s’illusionner : sans être grand clerc, on peut affir­mer que ce sont les dix-huit mois qui l’emporteront.

Le mili­ta­risme ne lâche pas ses vic­times de gaie­té de cœur, lorsqu’il les lâche. Il veut des êtres sou­mis, obéis­sants, dis­ci­pli­nés et il tient à les avoir le plus long­temps pos­sible sous sa coupe pour mieux les domi­ner, les abru­tir, les asser­vir. Comp­tez sur dix-huit mois, amis enca­ser­nés. Vous n’éprouverez ain­si aucune déception.

* * * *

Un de nos bons cama­rades qui habite Rouen a bien vou­lu — à la suite de la demande que j’avais for­mu­lée en post-scrip­tum, dans le der­nier numé­ro — m’adresser des ren­sei­gne­ments sur la façon dont sont trai­tés les jeunes sol­dats de la 12e Com­pa­gnie du 3e Génie caserne dans cette ville.

Depuis le mois d’avril, les douches n’ont fonc­tion­né qu’une seule fois!!! Durant tout l’été, qui, on s’en sou­vient, fut par­ti­cu­liè­re­ment chaud, ces hommes pater­nels qui consti­tuent les cadres de l’armée fran­çaise s’évertuèrent à faire suer abon­dam­ment leurs troupes par de mul­tiples exer­cices dont celles-ci se seraient bien passé.

En reve­nant de marche, le corps cou­vert de pous­sière et de trans­pi­ra­tion, ces pauvres petits diables de vingt ans n’avaient même pas cette juste com­pen­sa­tion de se laver le visage et les mains, les lava­bos n’étant ouverts que de 6 h. 30 à 7 h. 30 le matin et de 5 h. 30 à 6 h. le soir.

Le départ pour l’exercice était fixé à 6 h. 12 du matin et le soir, pen­dant la demi-heure d’ouverture des robi­nets, l’ordre d’aller éplu­cher les « patates » était donné.

Ceux qu’on trou­vait en train de se net­toyer étaient sévè­re­ment répri­man­dés et… punis.

Depuis quelque temps, les douches fonc­tionnent et — c’est bien mili­taire ! — gare à celui ou à ceux qui manquent à l’appel !

Tran­sis de froid, cet hiver, ces sol­dats sont astreints à faire la queue une demi-heure devant la salle de douches.

Gre­lot­tants, on les asperge d’eau froide et, une seconde après, l’eau bouillante suc­cède à l’eau glacée!!!

Dans ce régi­ment rêvé, la pri­son du quar­tier est natu­rel­le­ment — comme toute pri­son mili­taire qui se res­pecte — pleine.

Elle abrite actuel­le­ment un « pen­sion­naire » syphi­li­tique qui, de temps à autre, est conduit à l’hôpital pour y suivre un traitement.

On le pique et on le ramène en pri­son où il par­tage les plai­sirs de la « boîte » avec d’autres sol­dats qui, eux, ne s’imaginent pas qu’ils ont à coté d’eux un conta­gieux dont la pro­mis­cui­té est un dan­ger incontestable.

Dans ce régi­ment de mal­heur, un acci­dent par­ti­cu­liè­re­ment tra­gique — puisqu’il coû­ta la vie à un mal­heu­reux sol­dat — sur­vint, il y a quelques mois, en juillet pro­ba­ble­ment, d’après mon correspondant.

Un jour, un géné­ral, qui répond au nom de Bois­san­dry, vint à Rouen, char­gé d’inspection.

À cette occa­sion, le soir de sa visite, les « grosses légumes » de l’armée, de la Pré­fec­ture, de la magis­tra­ture, de la Chambre de Com­merce et de la muni­ci­pa­li­té orga­ni­sèrent un grand « gueu­le­ton » qui réunit tout le « gra­tin » de la ville. Pen­dant une semaine, on avait exer­cé la troupe à manœu­vrer en vue de la réus­site d’une fête véni­tienne qui devait avoir lieu le soir après ce grand dîner.

Il fal­lait dis­traire ces messieurs !

Ce soir-là, sitôt le soleil cou­ché, la fête com­mence. C’était d’une impru­dence folle que d’organiser pareille fête, avec le maté­riel rudi­men­taire dont le régi­ment était pour­vu et dans un endroit par­ti­cu­liè­re­ment dan­ge­reux, où la Seine a un violent cou­rant et de forts remous.

Ce qui devait arri­ver arri­va : à l’issue de la fête, au débar­que­ment en pleine nuit, un mal­heu­reux sol­dat fila entre deux barques et dis­pa­rut. L’eau traî­tresse avait fait une victime !

L’instigateur, l’organisateur de cette fête est un lieu­te­nant, un modèle d’insuffisance et de stu­pi­di­té, paraît-il.

Il prit des mesures de sau­ve­tage tel­le­ment absurdes qu’il écar­ta toutes chances de sau­ver ce mal­heu­reux — qui ne revint pas du reste — à tel point que des civils, témoins impuis­sants de cette tra­gé­die, criaient aux sol­dats « de le foutre à la flotte » (sic) (le lieutenant).

* * * *

En voi­là assez pour aujourd’hui. J’ai tenu à signa­ler ces faits pour bien mon­trer l’insupportable exis­tence que mènent au régi­ment des mil­lions d’adultes et les fautes de cette grande famille dont le colo­nel est le père et dont trop de gra­daillons sont les « tantes » 1Cette expres­sion, en l’occurrence, est, on le com­prend bien, syno­nyme de « rosses ». N’y décou­vrir aucune ana­lo­gie avec cer­taines per­sonnes qui, le soir venu, se pro­mènent dans cer­taines allées des Tui­le­ries et des Champs-Ély­sées..

Un Contemp­teur de l’Armée.

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    Cette expres­sion, en l’occurrence, est, on le com­prend bien, syno­nyme de « rosses ». N’y décou­vrir aucune ana­lo­gie avec cer­taines per­sonnes qui, le soir venu, se pro­mènent dans cer­taines allées des Tui­le­ries et des Champs-Élysées.

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