Ma pensée sur cette question heurtera de front celle de nombreux camarades anarchistes et celle des communistes autoritaires. Contrairement, à ce que certains pourraient croire, je ne cherche donc pas à jouer un rôle de médiateur sentimental, mais à exposer des conceptions que je crois logiques, et au sujet desquelles j’accepte par avance la confrontation avec des thèses opposées ou différentes.
Tout d’abord, qu’est-ce qu’une révolution dans le domaine humain ? Un accident de l’évolution engendré artificiellement par des obstacles dressés contre le progrès normal et libre de l’espèce humaine. Le rôle de la révolution consiste à jeter bas ces obstacles, et à ramener sur son chemin naturel la marche ascendante de l’humanité.
Toute œuvre révolutionnaire implique par conséquent deux grands courants d’activité : de destruction et d’édification. Il serait cependant erroné de les séparer l’un de l’autre ; les deux s’engendrent, se déterminent, se limitent mutuellement. Nous voulons détruire pour reconstruire ; nous pourrons reconstruire Parce que nous aurons détruit. Notre besogne de destruction sera orientée et étendue au gré de nos projets de reconstructeurs. Et notre tâche édificatrice aura comme limites celles de notre action de destructeurs.
Avec plus ou moins d’intensité, ces deux aspects du problème révolutionnaire s’imposeront dès le premier jour du combat ; simultanément nous devrons les résoudre. Écraser les partisans du vieux monde, assurer notre existence commune de telle façon que les formes improvisées de production ne soient plus un obstacle à l’acheminement de la société vers le communisme — et en dehors de la base libertaire, le communisme est irréalisable, — voilà vers quoi devra être orientée notre activité.
Nous ne pouvons pas prêcher et préparer la révolution sans pousser à bout l’étude de ses conséquences, sans affronter tout ce qui doit en découler. Quel principe nous guidera dans notre double action, le Centralisme ou le Fédéralisme ?
Il importe, à mon avis, de départager bien nettement la différence essentielle des deux courants précités. Le premier est circonstanciel ; l’autre est aussi prolongé que l’existence même de l’humanité. L’un est un instrument dont l’œuvre est limitée à une durée relativement courte ; l’autre est un but aussi ample, aussi infini que l’audace et la puissance créatrice de notre espèce.
Instrument et but ne doivent pas être confondus ; pour forger celui-là et nous en servir, notre méthode devra être sensiblement distincte de la tactique employée pour atteindre celui-ci.
Voulant être plus compréhensible, je prendrai comme exemple la France, en soulignant que, dans ses grandes lignes, le problème fondamental est le même pour tous les pays. La révolution n’éclatera pas partout à une date fixe et précise. Elle nous a devancés hier en Russie, elle devancera demain bien d’autres nations encore. Admettons donc, pire hypothèse — que ce soit la France qui brandisse la première la torche révolutionnaire. L’impérialisme anglais viendrait immédiatement au secours de la ploutocratie française. Les côtes seraient bloqués, chose peu importante au fond, puisque nous aurions le privilège de pouvoir, dans l’ensemble, nous suffire à nous-mêmes. Alors surviendraient le bombardement des ports, les débarquements de troupes contre-révolutionnaires. Brutal, le dilemme se posera : vaincre ou être vaincus. Ceux qui ne luttent pas par snobisme opteront pour la première solution.
Eh bien ! Avec les méthodes de lutte pratiquées par les stratèges militaires du capitalisme, ne serons-nous pas forcés d’unifier aussi rapidement que possible nos forces et nos efforts révolutionnaires ? La dispersion des unités de combat navales qui nous seraient acquises, la non coordination et même la contradiction de leur activité ne provoqueraient-elles pas leur défaite ? D’autres part, si sur terre des armées marchent contre les principaux foyers du mouvement, ne faudrait-il pas une action d’ensemble des groupements de combattants ? Et cette action d’ensemble, ne suppose-t-elle pas la centralisation de l’initiative ?
Makhno lui-même, au cours de toute son activité révolutionnaire, avait centralisé la direction de son armée de partisans. Un conseil militaire, composé de délégués-soldats, représentants leurs régiments respectifs ainsi qu’un conseil d’officiers, prenaient les décisions imposées par les circonstances, et ordonnaient aux régiments de se mouvoir et d’agir selon les plans d’attaque ou de défense tracés d’après les renseignements reçus, confrontés, vérifiés, qui permettaient de décider d’après la situation générale.
Tant à Petrograd qu’à Moscou, des anarchistes avaient formé, au cours des batailles livrées coutre les défenseurs de l’ancien régime, des Comités militaires dont le but étaient de coordonner les forces, de diriger la lutte.
Qu’entre cela et le militarisme d’un Foch ou d’un Trotski il y ait une différence énorme, c’est ce que je ne saurais nier. Et le dissimuler serait criminel. L’exemple de Makhno est plutôt une synthèse du fédéralisme et du centralisme.
Dans les pays où l’agitation révolutionnaire est fiévreuse et constante, cette question ne se pose même pas. La vie impose, les faits commandent. Mais en France, où l’on est dans une époque de pâle dilettantisme révolutionnaire, il est, je crois, utile, de commencer à aborder franchement ces questions épineuses, et de ne pas craindre de parler de centralisme aux fédéralistes sectaires, ni de fédéralisme aux centralistes à outrance.
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Un bouleversement de l’envergure de celui au sujet duquel nous dissertons depuis longtemps est si immense dans sa portée, que bien peu d’hommes l’apprécient à sa juste valeur. C’est l’effondrement, la désarticulation, la paralysie du mécanisme de l’organisation sociale qui assure, quoique bien imparfaitement, la vie de la société. Usines détruites, voies et moyens de communications coupés, anéantis, relations interrompues sur toute l’étendue du territoire en lutte, dépôts d’approvisionnement pillés, magasins incendiés, et le meilleur des énergies, des consciences révolutionnaires absorbé par le combat!… Allez donc constituer dans ces conditions un Conseil d’Économie Supérieur qui indiquera ou imposera à Lille, Bordeaux, Marseille, les dispositions à prendre pour organiser la production des choses élémentaires destinées à remplir les estomacs, afin que les cerveaux puissent fonctionner et les bras agir !
Le manque ou la destruction des matières premières auront lieu sur une échelle plus ou moins vaste, selon les conditions dans lesquelles la lutte se sera déroulée, et continuera à se dérouler. Le rythme de la production sera brisé. Quelles statistiques peut-on dresser, assez certaines pour centraliser l’organisation du travail ? Est-il possible de construire si rapidement un appareil de production, d’innover quelque chose d’assez parfait pour ne pas permettre l’intervention des autres facteurs (syndicats, comités d’usines, coopératives, associations surgies spontanément, etc), d’œuvrer en toute liberté, avec la souplesse et l’élasticité requises par les évènements ? Quelle absurdité!… N’en déplaise aux ravaudeurs de « géométrie sociale », cette conception rigide démontre leur incapacité absolue de faire face aux problèmes quotidiens de la vie en période révolutionnaire. Et plus d’un simple manuel à peu près illettré rendrait des services plus importants à la société que tous ces intellectuels sans intelligence.
Toute la révolution russe est la condamnation de cette méthode. « Nous ordonnons de n’agir que d’après les ordres par nous transmis. Et ceux qui transgresseront cette ordonnance seront considérés comme contre-révolutionnaires, et traités comme tel », a proclamé, de Moscou, le Comité Central du P.C. Les forces de répression sont entrées en jeu et ont empêché par une oppression continuelle que les différents groupements créés par la masse du peuple au cours de la révolution ne mettent à exécution les projets de leurs créateurs. Mais Moscou ne peut pas organiser la production. En conséquence, tout s’arrête, s’immobilise. La faim fait son apparition, le mécontentement surgit, l’espoir tombe, la flamme révolutionnaire s’éteint. Pour faire marcher ces masses, les dictateurs renforcent leur appareil d’imposition, ce qui intensifie la querelle, et aboutit à… la résistance passive des ouvriers et des paysans qui ne travaillent pas (c’est le seul moyen de protestation qui leur reste), ou à l’insurrection armée comme celle de Cronstadt.
L’élaboration d’une société communiste est trop difficile et trop complexe pour que des résultats définitifs soient acquis en dix ou quinze ans. Pendant longtemps nous devrons, par manque d’approvisionnement, de ravitaillement, de transports faire en sorte que chaque région, chaque contrée, se suffise à elle-même, par ses propres moyens. Dans certaines cas, le retour à des formes primitives de production sera inévitable. Puis, lentement, les obstacles seront éliminés, la cohésion se rétablira, le concert des machines et de l’Effort humain s’élèvera, dont la direction sera centralisée, rationnellement, de bas eu haut, par de simples exécuteurs de la volonté des producteurs.
Car, la normalité revenue, nous serons obligés d’avoir recours à la synthèse centraliste-fédéraliste. Si les besoins de l’industrie et du chauffage rendent nécessaire l’extraction de quarante millions de tonnes de charbon par an, il nous faudra savoir ce que les mineurs du Nord, de l’Ouest, du Centre, etc., pourront fournir selon la richesse des puits, les possibilités de travail, le perfectionnement et l’abondance de l’outillage, l’importance de la main‑d’œuvre. Se basant sur ces contingences, les techniciens qui auront centralisé le matériel d’étude nécessaire, pourront procéder à la répartition du travail. Et les mineurs pourront contrôler les raisons des mesures prises par leurs délégués. Il en sera de même pour toutes les branches de la production.
L’interdépendance des nations, des contrées, des régions est aujourd’hui si développée qu’elle ne peut disparaître qu’après un long processus d’évolution. Nous ne devons pas, pour cette raison, ne pas nous efforcer d’y parvenir.
Car, partisan du progrès véritable, de celui qui développe harmonieusement par le jeu de leur activité continuelle toutes les facultés humaines, je pense qu’il nous faut tendre vers la décentralisation dans tous les domaines de l’existence, pour arriver à la formation de l’Homme Intégral.
Et je repousse avec toute mon énergie la conception mécanique qu’ont de la vie les adeptes du « matérialisme historique », dont l’esprit bismarkien nous conduirait à faire de l’être humain un automate dans lequel aurait disparu tout ce qui vibre, tout ce qui pense, tout ce qui veut.
Max Stephen