La Beauté
Qu’est-ce que la Beauté ?
Il y a des vocables aux sens étroits que l’esprit possède au premier contact, et d’autres, subtils, que l’on ne peut dépouiller sans effort constant d’abstraction.
Alors qu’il ne peut circonscrire dans l’espace, avec des formes et des dimensions, une image de la pensée qui est dans le mot, comme le diamant au fond de sa gangue, l’homme hésite, son cerveau procède à un travail obscur d’élimination, déduit, enchaîne, souvent perd pied…
Il se meut dans la qualité.
Là, nulle mesure ; seule, la pensée œuvrant dans le silence, à la recherche d’on ne sait quelle lumière intérieure qui jaillira tout à coup, génération spontanée, comme naissent ou semblent naître les phénomènes de la vie, si étrangers aux vivants.
La beauté s’apparente à l’harmonie. Allons-nous définir l’harmonie ? Non ! L’essence de l’harmonie — autant que mon entendement ne m’abuse pas — est dans le plan physique, la symétrie, d’abord, qui, reculée dans son sens de plus en plus absolu, implique l’immobilité, le silence, puis le néant. Il nous faudrait définir tout cela à l’aide de mots de moins en moins définissables et faire, avec les moyens dérisoires de l’expression, un travail que la pensée se refuse encore à nous livrer.
Il faut admettre que chacun de nous a suffisamment clair à l’esprit le sens de l’harmonie, malgré la difficulté d’énoncer clairement la conception qu’elle y a formée.
Boileau, dont la sagacité ne perçait guère plus haut que les Embarras de Paris, a dictaturé que :
Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement
Et les mots pour le dire arrivent aisément
On sait ce qu’en vaut l’aune.
Nous voici parvenus très loin. Définissons : La beauté est la mesure d’harmonie et de « qualité » que chaque être est apte à percevoir. Aussi, ce concept de la beauté est-il essentiellement relatif, soit qu’il varie par la qualité ou la quantité perçue.
Il y a de fausses mesures, il y a de fausses qualités.
Hélas ! comment s’y reconnaître ?
Il y a la beauté accessible aux êtres d’évolution nulle ou rétrograde ; celle, par exemple, des spectacles de sang, des forces affrontées, celle qui donne à ces forcenés amateurs de « corridas » le frisson dans le dos… Il y a la gloire militaire…
Il y a la beauté que perçoivent les évolués qui ne situent point l’harmonie, ni la volupté dans la souffrance d’autrui, cette souffrance fût-elle parrainée des plus belles fictions.
Il y a la beauté des choses vraies. La nature et toutes les œuvres des artistes qui prolongent et répercutent la nature sont des choses belles.
Il y a, dans un plan parallèle, la beauté des choses imaginées. (Hélas, ici-même, il y a cette beauté au nom de laquelle un Monsieur Bartholomé réussit à nous dégoûter des Tuileries, avec une saleté taillée dans le blanc marbre.)
Et puis, il y en a tant d’autres !
Enfin, il y a une beauté plus totale, qui englobe les autres comme l’unité englobe ses fractions, qui, ensevelie au fond de nous-mêmes, détermine nos actes les meilleurs, qui fait de toute vie un poème possible, une montée indéfinie…
C’est l’Idéal qui est là, dans notre cœur, tenace puissance d’amour.
La beauté, c’est toute parcelle de l’idéal réalisé.
Une expérience curieuse
Dans un précédent article, parlant de la couleur, je disais que cet élément n’était rien autre par lui-même qu’un moyen d’expression ajouté à la forme et au relief.
Mais il m’est souvenu d’une expérience, faite chez le peintre Valère Bernard, de l’École Provençale, où, précisément, un ami et moi étions invités à juger de l’effet d’art obtenu par la seule perception de lumière colorée.
Il s’agissait des couleurs pures et saturées, telles que les font apparaître les prismes et autres instruments de décomposition des lumières blanches.
L’idée n’est certes pas nouvelle de tenter un rapprochement entre les sept notes de la musique (plan acoustique) et les sept couleurs spectrales (plan visuel).
Il semble, si l’on s’en tient à la coïncidence du nombre, qu’il y ait une certaine correspondance, un certain degré de rapport entre ces deux formes d’expression.
Voici donc comment fut présentée cette expérience : Sept touches d’un vieux clavecin avaient été mises en contact, par un moyen électrique ou mécanique quelconque, avec un générateur de lumière colorée (sans doute une lampe à arc et un prisme mobile). Au do de la musique correspondait le violet du spectre ; au ré, l’indigo ; au mi, le bleu, etc… — à moins que ce ne soit l’ordre inverse. Les accidents, ni la reproduction des octaves n’étaient ignorés.
Les couleurs apparaissaient à la pression des touches, projetées dans une boule tournante, en verre cannelé, telle ou à peu près telle comme dimension, les boules des rampes. L’impression produite sur les yeux était franchement attrayante. Il nous suffisait, en cet art embryonnaire, de percevoir des émotions simples et générales, comme la joie et la tristesse, sensations communes à tous les êtres, et, dans cette intention, mon ami joua, sur un doigt, bien entendu, en la contenant dans un octave, une partie un peu chantée de la Marche funèbre de Chopin. Cela sans nous le dire. (Ai-je dit que le vieux clavecin n’émettait nul son?)
Suggestion, coïncidence ou correspondance véritable, j’éprouvais, en regardant le cristal et la succession des lumières, une très réelle émotion, d’un cadre inconnu de moi, telle en tout cas, que je ne pouvais la référer à aucune sensation déjà perçue, mais en qui je discernais une orientation la mélancolie.
À noter qu’il ne faut pas assimiler la vue d’une unique lumière colorée à une expression. Ce n’est que la succession des couleurs, sortes de phrases lumineuses, groupées dans un certain ordre, qui provoque l’émotion d’art dont j’ai parlé.
J’ai ressenti la tristesse plus profondément dans les passages Jaune-Vert et Jaune-Orangé.
Il me semble qu’il y a là le point de départ d’un art curieux, pas plus antinaturel on illogique que n’importe quel autre. Des raisons matérielles, seules, m’ont empêché de réaliser un semblable instrument ; mais il est des humains plus favorisés qui pourraient le tenter. Je garantis que cela en vaudra la peine.
Julliard.