Après avoir dépouillé avec soin, sans rire, les documents et livres diplomatiques de multiples couleurs, les exégètes d’opinion avancée font remonter au seul Poincaré les responsabilités de la guerre, du côté français. En dépit de la gravité feinte ou réelle de ses auteurs, une imputation aussi exclusive est marquée au coin de la plus haute fantaisie, s’apparente de très près au « bourrage de crâne » pratiqué sans vergogne et avec persévérance par les gouvernements alliés de l’Europe accusant l’empereur Guillaume II d’avoir, en sa puissance surnaturelle, déchaîné le conflit mondial. Ces sinistres compères sont grands dans l’ignominie, mais sans le pouvoir insensé de régenter à eux deux l’univers.
Les thèses unilatérales présentent pour leurs tenants d’incontestables avantages : facilité, simplicité, commodité. Elles s’établissent à peu de frais intellectuels : il suffit de savoir quel ambassadeur est arrivé le premier au télégraphe et à quelle heure s’est couché le ministre des affaires étrangères. Ces notions mathématiques, contrôlables, s’assimilent avec aisance, ne nécessitent aucun effort de compréhension de la part des gouvernés. Enfin elles dispensent les peuples de réfléchir et diminuent la lourde tâche des dirigeants.
Un anarchiste ne s’accommode pas de ces histoires de bonne femme, de ces contes à dormir debout, qui à ses yeux ont le tort de masquer consciemment ou inconsciemment la plupart des responsabilités pour en mettre en relief une seule, bien entendu celle de l’adversaire de l’historien ou du conteur.
Et d’abord un homme de bonne foi peut-il ajouter la moindre créance aux gestes, paroles, écrits des rois, empereurs, présidents, ministres et ambassadeurs, gens dont le rôle est de soutenir d’exorbitants privilèges et de monstrueuses iniquités par la force du mensonge ou des armes ? En particulier, sans être des phénix, les dépouilleurs de documents, chartistes professionnels et amateurs, savent que toujours la diplomatie fut « l’art de dissimuler la pensée ». Dans chaque pays, ces « Messieurs de la Carrière » ont pour mission de rechercher et d’entretenir les causes de rivalités afin de pouvoir, en temps opportun après accord tacite, pratiquer la saignée des peuples, si favorable aux gouvernements aux abois. Les plénipotentiaires ne s’occupent pas d’économie politique, n’étudient pas la production et la circulation des richesses intellectuelles et matérielles dans une nation étrangère pour le bénéfice de leur patrie d’origine. La vie des humains ne les intéresse pas ; ils en préparent uniquement la mort. À l’ombre des chancelleries, l’œuvre diabolique se trame dans une poursuite patiente de prétextes plausibles, d’apparences trompeuses et d’hypocrite innocence.
Cela n’est pas ignoré des commentateurs de dépêches officielles, de démarches prématurées ou tardives. Dès lors comment ont-ils l’audace ou l’aveuglement de prêter leur concours à la tragi-comédie diplomatique ? Ne comprennent-ils pas qu’on infirmant un des textes, ils authentiquent les autres, qu’en montrant l’erreur d’une partie ils laissent entendre le bien-fondé du reste ? Au panier, au feu, toute cette paperasserie d’imposture et de cynisme ; la vérité est ailleurs.
Évidemment il est habile de charger Poincaré des péchés d’Israël, de désigner en lui le pelé, le galeux d’où vint le mal. Les parlementaires des diverses nuances prennent plaisir et assurance à voir assis, solitaire, sur le banc d’infamie l’ancien président de la République, le Président de la Guerre. Ils dissimulent leur responsabilité derrière la sienne, comme s’ils n’avaient pas, eux aussi, voté la guerre à outrance avec une unanimité patriotique et touchante. La candeur ne leur servira pas d’excuse ; ils ne croyaient pas au mythe de la défense nationale. Dès l’avènement du politicien néfaste, Jaurès et bien d’autres avaient dit : « Poincaré, c’est la guerre ». Et dès les premières phases du conflit. Jaurès s’écriait avec angoisse : « Faut-il donc que les hommes s’égorgent parce que l’autrichien d’Œrenthal n’a pas payé au russe Isvolski les millions promis contre l’acquiescement muet à l’annexion de la Bosnie-Herzégovine ? » D’ailleurs nul esprit libre, n’oserait affirmer sa foi en l’idéalisme des représentants d’une classe bourgeoise dont précisément le pouvoir est étayé sur des dogmes trompeurs et une brutale oppression.
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Poincaré responsable ? Oui, d’accord. Mais six cents députés et sénateurs avec lui.
Ils ne sont pas encore les seuls. En bonne justice on ne saurait mettre hors de cause les propagateurs de la doctrine des guerres défensives. L’histoire et son éminent professeur, Monsieur Gustave Hervé, avaient appris depuis belle lurette aux moins éclairés la façon traditionnelle dont s’arrangent les chefs d’État pour sembler acculés à des hostilités commencées par l’ennemi. Les théoriciens de la riposte légitime feignaient donc de croire à la possibilité de batailles futures où personne n’attaquerait, puisque tous les gouvernements clamaient bruyamment leur pacifisme, mais où chacun se défendrait, sans doute en attaquant. Les sociologues qui ont contribué à répandre cette macabre mystification sont bien coupables. S’ils n’en étaient pas dupes, leur canaillerie surpasse celle de Poincaré et consorts ; s’ils étaient sincères, la bêtise poussée à ce paroxysme constitue un pire forfait.
Rappelons ici l’attitude équivoque et dérisoire de maint internationaliste de naguère, invoquant la main sur le cœur et des trémolos dans la voix, la pureté, la profondeur, l’indéfectibilité de son patriotisme mis en doute par des adversaires sans loyauté. Ces renégats s’associaient sans scrupule au culte de l’abstraction patrie, divinisée par les politiciens, prêtres fourbes et cruels au point de ne pas reculer devant le sacrifice de la vie des autres Leur adhésion publique et répétée à une religion stupide et sanguinaire fait des socialistes nationalistes, les complices les plus vils des assassins officiels et patentés.
Responsable enfin, la foule innombrable de ceux qui, comme l’auteur de cet article, ont répondu en août 1914 à l’ordre de mobilisation. Sans leur couardise, la guerre n’aurait pas eu lieu, malgré tous les Guillaume et les Poincaré du monde. Le troupeau apeuré a fui vers le front, chassé vers ses tragiques destins par le bruit du sabre et des bottes du gendarme sans pitié. Cette cohorte de lièvres tremblants n’a eu l’intelligence de se compter ni avant, ni pendant la course à la mort ; elle n’a pas calculé avec quelle puissance sa masse grouillante eût étouffé les rares chasseurs. Poincaré responsable ? Oui, bien sûr. Mais aussi les millions de mobilisés qui n’ont pas eu le courage d’imiter le président de la République et de rester chez eux.
Les exégètes ès-calembredaines diplomatiques vont se récrier : « Diluées à un tel point, les responsabilités s’atténuent, s’évanouissent. Tous responsables, personne responsable. La répression impossible, l’impunité obligatoire encourageront les grands coupables dans la perpétration d’une prochaine boucherie. Tandis que Poincaré traduit en Haute-Cour…» Les néo-chartistes n’osent pas ajouter que la sécurité serait complète par le choix d’un bon chef, peut-être communiste autoritaire, en remplacement du mauvais, condamné à trois ans d’exil sur la côte d’azur italienne parmi les palmiers de San Remo ou de Bordighera. Le président frais émoulu, assisté d’une diplomatie métamorphosée, véridique par exception, offrirait les garanties d’un pacifisme sincère et actif. Il y aurait uniquement des guerres défensives pour repousser les attaques contre la patrie communiste, à laquelle les citoyens enthousiastes donneraient le plus pur de leur sang. L’armée nouvelle ne serait ni militaire ni nationaliste mais civile et nationale… Merci, gardons Poincaré.
D’ailleurs quelques-uns n’ont aucune part de responsabilité dans la crise de démence collective traversée par l’humanité. Les antimilitaristes et les antipatriotes travaillèrent sans répit à réveiller les peuples poussés à l’abîme par leurs féroces conducteurs. Il serait injuste de leur imputer un échec dû à l’immensité de la tâche et à la trahison de nombreux protagonistes de la révolution. D’autre part trois cent mille insoumis déserteurs, réfractaires français, réhabilitent à ses propres yeux notre pauvre pays, autorisent l’espoir.
Les hommes de bonne foi doivent donc reprendre leur labeur de propagande et d’éducation, répéter sans lassitude l’éternelle vérité : partout et toujours les individus ne seront sauvés que par eux-mêmes ; les responsables de la guerre sont ceux qui la provoquent, la font et la laissent faire.
F. Élosu.