La Presse Anarchiste

Mouvement international En Espagne

Il nous faut remar­quer tout de suite le carac­tère spé­cial du mou­ve­ment social espa­gnol bien dif­fé­rent de celui qui se déroule par­tout ailleurs en Europe.

Dans tous les autres pays, en effet, le mou­ve­ment socia­liste a eu son influence plus ou moins grande et a contri­bué, dans une cer­taine mesure à la for­ma­tion de la conscience révo­lu­tion­naire. Ici, en Espagne, le mou­ve­ment socia­liste et le mou­ve­ment néo-com­mu­niste n’ont eu qu’une infime por­tée puisqu’ils n’ont jamais pu conqué­rir plus de six places au par­le­ment. Le mou­ve­ment anar­chiste en revanche a tou­jours eu une grande exten­sion. Qu’on se sou­vienne des grèves de 1902, 1906 et 1909 et l’on pour­ra consta­ter com­ment l’esprit anar­chiste anime la conscience des masses. Et ce mou­ve­ment anar­chiste gran­dit avec l’activité intel­lec­tuelle, qui se déploya durant les années d’avant-guerre, et devint inten­sif dès les pre­miers jours de la grande tue­rie. Le par­ti socia­liste, lui, conti­nua à végé­ter sans se dif­fé­ren­cier beau­coup des autres par­tis poli­tiques. Sa filiale ouvrière « l’Union géné­rale des Tra­vailleurs » n’eut pas plus de vita­li­té. Le gou­ver­ne­ment ne prit jamais de sanc­tion contre cette orga­ni­sa­tion ouvrière de col­la­bo­ra­tion de classe. Il glo­ri­fia même le sys­tème à base mul­tiple, et sur­tout le par­le­men­ta­risme de cette orga­ni­sa­tion jau­nis­sante. D’ailleurs, pour démon­trer ce qu’est exac­te­ment le par­ti, et sa petite orga­ni­sa­tion, qu’il nous suf­fise de citer ce fait : « Au moment où l’on pour­suit avec achar­ne­ment les orga­ni­sa­tions syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires, l’«Union des Tra­vailleurs », rajeu­nie à la cha­leur des répres­sions bru­tales, a pu déci­der un congrès qui aura lieu à Bar­ce­lone, dans cette cité même ou la répres­sion a été impitoyable. »

En outre, les anar­chistes ont, par groupes d’affinité et par groupes de culture, tou­jours exer­cé leur influence dans les syn­di­cats aux­quels ils appar­te­naient et y ont impri­mé leurs propres directives.

C’est ain­si que put être créée la « Confé­dé­ra­tion Natio­nale du Tra­vail », orga­ni­sa­tion syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire oppo­sée à l’organisation réfor­miste et qui pour­suit, depuis sa fon­da­tion, l’organisation du com­mu­nisme liber­taire. La vie de cette confé­dé­ra­tion fut presque tou­jours clan­des­tine jusqu’en 1911, puisque consti­tuée et diri­gée seule­ment par des anar­chistes, sur les­quels le gou­ver­ne­ment ne cesse jamais de frap­per par des répres­sions indi­vi­duelles ou col­lec­tives. Deve­nue plus forte, plus éten­due par la pro­pa­gande anar­chiste, l’organisation révo­lu­tion­naire pesa enfin sur la vie de la nation.

Il faut donc consi­dé­rer le mou­ve­ment anar­chiste espa­gnol inti­me­ment lié de fait au mou­ve­ment ouvrier. Ce qui, jusqu’à ces der­niers temps n’a exis­té qu’en Espagne et en Hol­lande. Et pour moi cette res­sem­blance dans les faits est due à une res­sem­blance dans les hommes : celle qui exis­tait entre Ansel­mo Loren­zo et Dome­la Nieu­wen­huis, tous deux prê­cheurs du socia­lisme liber­taire intégral.

* * * *

Tout le monde sait com­ment la réac­tion frappe bru­ta­le­ment par toute l’Espagne. On sévit par­tout. Il n’est ni ville ni vil­lage où cette répres­sion ne se fasse sen­tir. Il est ici bien peu de mili­tants qui n’aient connu les geôles.

Cette répres­sion féroce n’a pas été faite contre les orga­ni­sa­tions ouvrières sim­ple­ment, mais contre l’esprit sub­ver­sif qui ani­mait les orga­ni­sa­tions de la C.N.T. Le gou­ver­ne­ment atta­chait peu d’importance aux orga­ni­sa­tions syn­di­cales telles que l’« Union géné­ral de Tra­ba­ja­dores» ; il était plus inquiet de la struc­ture orga­nique que les anar­chistes don­nèrent à leurs orga­ni­sa­tions éco­no­miques en les unis­sant en un seul syn­di­cat pour chaque indus­trie ou en un seul syn­di­cat d’ouvriers dans les loca­li­tés où la popu­la­tion ouvrière était limitée.

Le gou­ver­ne­ment vou­lant abattre l’organisation syn­di­cale com­men­ça la répres­sion lors de la grève du syn­di­cat des « eaux, du gaz, de l’électricité » à Bar­ce­lone déclen­chée contre la, com­pa­gnie, la « Cana­dièse » et deve­nue presque géné­rale en jan­vier 1919. Mais tout le monde était deve­nu syn­di­ca­liste et le Pou­voir dut renon­cer à ses pro­jets. Le gou­ver­ne­ment ayant échoué, ce fut la répres­sion mili­taire qui sévit et qui, très dure, fut sup­por­tée comme les dix autres, et dont on atten­dit cou­ra­geu­se­ment la fin qui fut sui­vie d’une trêve de trois mois pen­dant laquelle eut lieu le der­nier congrès à Madrid, où l’on approu­va alors à l’unanimité une motion décla­rant que la « Confé­dé­ra­tion avait pour but le com­mu­nisme libertaire » (!)

Pen­dant le temps que mit à se for­mer la for­mi­dable orga­ni­sa­tion des syn­di­cats on dut consta­ter la « syn­di­ca­li­sa­tion » des anar­chistes mili­tants qui orga­ni­sèrent le syn­di­cat : la pro­pa­gande anar­chiste devint pour eux quelque chose de secon­daire et ils se dévoue­ront sim­ple­ment à la pro­pa­gande syn­di­ca­liste, c’est-à-dire au grou­pe­ment d’individus qui doivent gros­sir les syn­di­cats. « Les idées anar­chistes, dit-on en par­lant d’eux, ont fait faillite, le syn­di­ca­lisme veut tout arran­ger. Dès lors, bureau­cra­tie syn­di­cale sans bureau, dès lors aus­si la confé­dé­ra­tion fait du réfor­misme et la divi­sion entre anar­chistes s’approfondit.

La fédé­ra­tion anar­chiste se déso­li­da­rise alors des cama­rades qui militent dans les orga­ni­sa­tions syn­di­cales. Beau­coup de cama­rades cessent leur coopé­ra­tion intel­lec­tuelle au syn­di­cat dont ils res­tent les adhé­rents. Les cri­tiques de la fédé­ra­tion anar­chiste et de ces cama­rades furent impi­toyables. Mais la « syn­di­ca­li­sa­tion » de nom­breux cama­rades entraî­na beau­coup d’individus dilet­tantes à deve­nir des col­la­bo­ra­teurs, à nar­guer les prin­cipes approu­vés au der­nier congrès, et à faire de la besogne réformiste.

La fatale consé­quence de ceci fut que le mou­ve­ment syn­di­ca­liste anar­chiste devint syn­di­ca­liste, et faute d’une édu­ca­tion liber­taire de la part de diri­geants, ne se dis­tin­gua plus en rien des aco­lytes de Gomperz.

Der­niè­re­ment, pour faire face à la réac­tion qui mena­çait d’étrangler le mou­ve­ment ouvrier les diri­geants de la Confé­dé­ra­tion s’unirent aux diri­geants de « l’Union ».

Tout deve­nait pos­sible après les dévia­tions consta­tées plus haut… La confé­dé­ra­tion anar­chiste pro­tes­ta inuti­le­ment. C’était pour­tant contre un acte de traî­trise, si l’on songe à la façon dont les anar­chistes étaient trai­tés, alors que l’organisation jaune se per­met­tait réunion et congrès sous l’œil bien­veillant du gouvernement.

La Fédé­ra­tion anar­chiste, se ren­dant compte du mal conta­gieux de ces pra­tiques, et de la situa­tion dif­fi­cile de ses membres res­tés adhé­rents aux syn­di­cats, déci­da la tenue d’un Congrès anar­chiste qui débat­trait la ques­tion du syn­di­ca­lisme. Mais le congrès fut ren­du impos­sible par les sanc­tions gou­ver­ne­men­tales qui frap­paient tous les membres du par­ti. Il en était peu qui n’étaient point déte­nus comme mili­tants. Je n’exagère pas en disant que pen­dant ce temps de dic­ta­ture bru­tale il y eut plus de 40.000 déten­tions dont la cause est dans cette dévia­tion réfor­miste de la C.N.T.

* * * *

Pen­dant sa dic­ta­ture dans la capi­tale de la Cata­logne, le géné­ral Mar­ti­nez Anco­lo favo­ri­sa la créa­tion de syn­di­cats oppo­sés à ceux de la C.N.T. Il munit de pleins pou­voirs de pauvres diables dési­reux de faire quelque chose et qui, par la ter­reur d’abord, par menace en suite, firent adhé­rer à leur orga­ni­sa­tion tous les pusil­la­nimes de la Cité.

Sur la base de ces syn­di­cats le géné­ral Mar­ti­nez pré­ten­dait éta­blir une orga­ni­sa­tion syn­di­cale unique et obli­ga­toire. Le gou­ver­ne­ment a mis en pra­tique cette pro­po­si­tion du géné­ral et veut obli­ger les ouvriers à adhé­rer aux orga­ni­sa­tions de ses propres bour­reaux. C’est la grande lutte du jour. Mais per­sonne ne s’y laisse prendre. Et le gou­ver­ne­ment reçoit de tous les coins d’Espagne, de véhé­mentes pro­tes­ta­tions contre ce pro­jet de syn­di­ca­li­sa­tion obli­ga­toire contre­car­rant la C.N.T.

Le par­ti socia­liste et sa filiale conti­nuent à végé­ter. Il essaye pour­tant de tirer tout le par­ti pos­sible de la situa­tion. Les pauvres diables que le gou­ver­ne­ment veut rendre maîtres du mou­ve­ment syn­di­cal et aux­quels il assure la pro­tec­tion mili­taire et capi­ta­liste, sont les chré­tiens dévoués à Don Car­los. Ces indi­vi­dus s’offrent à faire le tra­vail que Wal­deck Rous­seau vou­lait qu’on fît dans les syn­di­cats. Ceci est vrai­ment enfan­tin. Mais le gou­ver­ne­ment espa­gnol n’est-il pas enfan­tin lui-même à force de vétusté ?

Je puis vous affir­mer qu’il n’a aucune chance de réussir.

Der­niè­re­ment enfin, embus­qués der­rière le mot de syn­di­ca­lisme, des indi­vi­dus sus­pects s’emparèrent du Comi­té Natio­nal confé­dé­ral et y firent leur œuvre : Ils s’en allèrent au Congrès de l’Internationale de Mos­cou, la Confé­dé­ra­tion Natio­nale devint pour peu de temps bol­che­viste ! Ce fut la mêlée idéo­lo­gique et le confu­sion­nisme adroi­te­ment exploi­tés par les amis de Mos­cou deve­nus petits dic­ta­teurs. Mais cela ne put durer long­temps, le comi­té bol­che­viste dut rendre le man­dat qu’il s’était don­né lui-même, la Confé­dé­ra­tion rede­vint ce qu’elle était réel­le­ment : une orga­ni­sa­tion anar­chiste syn­di­ca­liste, le comi­té actuel ayant rame­né là Confé­dé­ra­tion à des prin­cipes libertaires.

Les adhé­rents syn­di­ca­listes ont enten­du avec joie les der­nières décla­ra­tions du Comi­té : Une révi­sion de tac­tique sera faite et les prin­cipes liber­taires seront sou­te­nus dans la Fédé­ra­tion. Le syn­di­ca­lisme a donc pris conscience de ses torts et l’on peut affir­mer aujourd’hui que c’est une neuve orga­ni­sa­tion anar­chiste syn­di­ca­liste qui pren­dra les déci­sions futures. Toute la masse, inca­pable de com­pré­hen­sion, a déser­té les rangs du syn­di­ca­lisme quand la répres­sion s’est faite dure­ment sen­tir. Le syn­di­ca­lisme en fut régé­né­ré, il est en train de deve­nir une mani­fes­ta­tion active de l’anarchie.

Le mou­ve­ment anar­chiste indé­pen­dam­ment du mou­ve­ment syn­di­cal, pro­gresse tou­jours. Il est ques­tion d’un congrès natio­nal lorsque les groupes régio­naux seront réor­ga­ni­sés. J’ai dit plus haut qu’aucun congrès n’a pu avoir lieu l’an der­nier. La date de celui-ci n’est pas encore fixée et je vous en par­le­rai dans les pro­chains numéros.

La cri­mi­nelle répres­sion s’achève. Tout le monde en convient et les anar­chistes attendent qu’elle soit finie pour déci­der le congrès qui doit remettre sur pied leur chère confé­dé­ra­tion. Des indi­vi­dus de toutes les poli­tiques demandent un retour à la nor­ma­li­té consti­tu­tion­nelle. Ceci per­met de croire à la libé­ra­tion de tous les déte­nus — nom­breux encore — par ordre du gou­ver­ne­ment et le non-lieu pour tant de pro­cès stu­pides inten­tés contre les mili­tants sans aucune preuve et sans aucune accusation.

Plu­sieurs intel­lec­tuels ont consti­tué (ô para­doxe!) « la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen » et demandent, eux aus­si, le retour à la nor­ma­li­té consti­tu­tion­nelle. Mais il y a peu de jours le minis­tère Mau­ra a démis­sion­né et a été rem­pla­cé par un minis­tère hété­ro­gène, ce qui indique clai­re­ment que les affaires du Maroc ne vont pas comme elles devraient aller pour les troupes mili­taires de défense et que les capi­ta­listes de la Cata­logne et de toute l’Espagne veulent que l’on condamne les mili­tants les plus actifs puisqu’ils ont char­gé du minis­tère de la jus­tice, un bourgeois.

Tout cela montre bien qu’on ne peut l’emporter sur la nor­ma­li­té consti­tu­tion­nelle, même en sachant vivre sans elle, durant plus de trois années. Et chez les anar­chistes comme chez les syn­di­ca­listes on attend main­te­nant la fin de la répres­sion. Mais mal­gré cette répres­sion même, si ter­rible que per­sonne n’en a connu d’aussi féroce, à l’exception de celle du Trans­vaal et de la Vir­gi­nie Occi­den­tale, on constate, et cela est beau, que l’atmosphère est impré­gnée de liber­ta­risme et cela aus­si bien dans les sphères syn­di­cales que dans les régions tou­chées par la pro­pa­gande anar­chiste indépendante.

Antoine Pena.


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